La baignoire chauffante
Ophelia, par Millais, le tableau, c'était une fille, un modèle préraphaélique, qui posait allongée "dans une baignoire chauffée par des lampes" - je lis ça chez Payot, la grande librairie où je passe la matinée, à Genève, en face de l'hôtel (l'hôtel Lido), il y a des fauteuils... (J'achète La Tour, d'Hélène Bessette.) Et ça me rappelle une anecdote : Michaël Lonsdale racontait qu'à une époque, en Angleterre, dans les hôtels bas de gamme, il fallait de la monnaie, des shillings, pour, si vous aviez froid, constamment mettre des pièces dans les appareils de chauffage. Comme on répète avec Claude Régy (Trois voyageurs regardent un lever de soleil, de Wallace Stevens), d'ailleurs en plein soleil, au mois de juin, dans la lumière du jour, à Vitry, j'en profite pour une saillie, toujours ça de gagné : "C'est pas vrai ? Eh bien alors... Alors autant se payer une pute !" et, tandis que Régy s'énerve, Lonsdale, riant doucement, sa manière : "Une pute chauffante..."
Ça a été réussi, Genève, finalement. Les Suisses sont gentils, j'ai été couvert d'éloges, très chaleureux... J'ai mieux joué la deuxième fois (parce que j'avais vu mes défauts sur la vidéo) et j'aurais mieux joué encore la troisième, etc. Ce que je jouais, c'était une page trouvée au hasard (comme cela devient mon habitude pour les performances...), celle-ci de Katherine Mansfield qui, atteinte de la tuberculose, a passé les dernières années de sa vie à errer dans une Suisse fantômale, entre deux mondes, très belle page qui donne son titre à la performance : Hôtel de montagne. Je répète deux fois la phrase : "Rien n'est arrivé et, pourtant, il semble qu'il y ait beaucoup à dire." Les gens rient, surtout sur les gradins (au loin), groupe emmené par Yan Duyvendak, parce qu'il ne se passe pas grand chose. Il y a de la fumée blanche à intervalles réguliers de deux minutes, un jet de vingt secondes, la lumière est très belle, des svobodas, et "dans ces montagnes", Thomas, sorte de yéti moderne, très cake, fait du ski nu (sans le remarquer comme à son habitude). Il y a une petite fille qui "danse" autour des adultes en décomposition sous le soleil "comme un moucheron". Je dis aussi, dans la phrase : "Il n'y avait pas de bal, pas de golf, rien d'autre à faire que regarder la vue", l'homophonie que je découvre de "vie" et de "vue" : "Rien d'autre à faire que regarder la vie." La dernière phrase est : "Quand à la vue, si on la regardait trop longtemps, elle vous donnait envie de pleurer tant les montagnes semblaient hostiles..." J'ajoute : "Voilà, c'est une page de style", pour faire sonner la performance. Pendant toute la performance, l'épisode d'Heidi que j'avais vu avec Cléélie, intitulé "Mauvaises nouvelles", le jour où j'avais appris que Libérez Polanski ne se ferait pas, passe en silence. Au début, seulement, un soupçon de son (ce n'est pas le sujet). Et, deuxièmement, ce que je jouais, c'était une chanson de Barbara, Vivant poème. Que je sois arrivé à ce qu'on me dise que je chantais bien me reste encore un mystère (mais, il est vrai, Barbara sans voix, sans justesse, de la fin, n'est pas un mystère pour moi qui l'aie suivie, comme tant d'autres, toute mon adolescence de dernier concert en dernier concert...)
Et puis chaque fois que je vais à Genève (et retour), il y a ce passage du train juste à l'endroit où j'ai, moi, passé trois, quatre des premières années de ma vie, ça va très vite (ça ne peut se voir, semble-t-il, qu'à cette vitesse), le train longe la petite école, la petite place en triangle entre la rivière et la gare et c'est fini. C'est terriblement étrange de voir, à travers la vitre du TGV, son passé. Et alors d'imaginer même, de son passé, son futur. Car la voie ferrée est la même, il n'y a pas d'autre passage dans cette vallée très étroite, que celle où je regardais, de l'étage, s'arrêter ou partir les trains, "le t'ain youge", sans doute porté par ma mère ou par mon père à la fenêtre - et, là, j'arrête pour ce soir parce que je pourrais raconter précisément l'architecture de ce paysage enfantin encore longtemps, peut-être pas mille et une nuits, mais mille et une secondes.
Ça a été réussi, Genève, finalement. Les Suisses sont gentils, j'ai été couvert d'éloges, très chaleureux... J'ai mieux joué la deuxième fois (parce que j'avais vu mes défauts sur la vidéo) et j'aurais mieux joué encore la troisième, etc. Ce que je jouais, c'était une page trouvée au hasard (comme cela devient mon habitude pour les performances...), celle-ci de Katherine Mansfield qui, atteinte de la tuberculose, a passé les dernières années de sa vie à errer dans une Suisse fantômale, entre deux mondes, très belle page qui donne son titre à la performance : Hôtel de montagne. Je répète deux fois la phrase : "Rien n'est arrivé et, pourtant, il semble qu'il y ait beaucoup à dire." Les gens rient, surtout sur les gradins (au loin), groupe emmené par Yan Duyvendak, parce qu'il ne se passe pas grand chose. Il y a de la fumée blanche à intervalles réguliers de deux minutes, un jet de vingt secondes, la lumière est très belle, des svobodas, et "dans ces montagnes", Thomas, sorte de yéti moderne, très cake, fait du ski nu (sans le remarquer comme à son habitude). Il y a une petite fille qui "danse" autour des adultes en décomposition sous le soleil "comme un moucheron". Je dis aussi, dans la phrase : "Il n'y avait pas de bal, pas de golf, rien d'autre à faire que regarder la vue", l'homophonie que je découvre de "vie" et de "vue" : "Rien d'autre à faire que regarder la vie." La dernière phrase est : "Quand à la vue, si on la regardait trop longtemps, elle vous donnait envie de pleurer tant les montagnes semblaient hostiles..." J'ajoute : "Voilà, c'est une page de style", pour faire sonner la performance. Pendant toute la performance, l'épisode d'Heidi que j'avais vu avec Cléélie, intitulé "Mauvaises nouvelles", le jour où j'avais appris que Libérez Polanski ne se ferait pas, passe en silence. Au début, seulement, un soupçon de son (ce n'est pas le sujet). Et, deuxièmement, ce que je jouais, c'était une chanson de Barbara, Vivant poème. Que je sois arrivé à ce qu'on me dise que je chantais bien me reste encore un mystère (mais, il est vrai, Barbara sans voix, sans justesse, de la fin, n'est pas un mystère pour moi qui l'aie suivie, comme tant d'autres, toute mon adolescence de dernier concert en dernier concert...)
Et puis chaque fois que je vais à Genève (et retour), il y a ce passage du train juste à l'endroit où j'ai, moi, passé trois, quatre des premières années de ma vie, ça va très vite (ça ne peut se voir, semble-t-il, qu'à cette vitesse), le train longe la petite école, la petite place en triangle entre la rivière et la gare et c'est fini. C'est terriblement étrange de voir, à travers la vitre du TGV, son passé. Et alors d'imaginer même, de son passé, son futur. Car la voie ferrée est la même, il n'y a pas d'autre passage dans cette vallée très étroite, que celle où je regardais, de l'étage, s'arrêter ou partir les trains, "le t'ain youge", sans doute porté par ma mère ou par mon père à la fenêtre - et, là, j'arrête pour ce soir parce que je pourrais raconter précisément l'architecture de ce paysage enfantin encore longtemps, peut-être pas mille et une nuits, mais mille et une secondes.
Labels: libérez polanski
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