Jean-Pierre Thibaudat
Les OTNI (objets théâtraux non identifiés) de l'« Etrange cargo »
Par Jean-Pierre Thibaudat | Journaliste | 19/03/2010 | 13H29
Chaque année, à l'approche du printemps, ce lieu peu ordinaire qu'est la Ménagerie de verre à Paris se transforme en étrange cargo.
« Loin des sentiers convenus »
Le capitaine du cargo et de l'établissement est une femme, Marie-Thérèse Allier, qui a fait de cette ancienne imprimerie devenue toute blanche, un lieu de rencontres, de croisements et de découvertes. « Etrange cargo » est l'une des manifestations qu'elle organise depuis plus de dix ans.
Trois semaines vouées à « une approche transdisciplinaire de la création théâtrale », accueillant des OTNI (objets théâtraux non identifiés) , des « objets au format inhabituel loin des sentiers convenus ».
Plus d'un artiste aujourd'hui un peu connu ou en passe de l'être a fait ici ses premiers pas, ou du moins est passé et souvent repassé par là. On a pu les retrouver ailleurs, dans des lieux frères, au Théâtre Paris Villette par exemple, comme le dernier spectacle d'Allio-Weber (la première version d'« Un Inconvénient mineur sur l'échelle des valeurs » figurait dans les soutes de l'Etrange cargo 2009). Ou Joachim Latarjet, Bénédicte le Lamer et Pascal Kirsch que l'on a pu croiser à l'Echangeur de Bagnolet.
Trois lieux parisiens précieux, riches en propositions mais bien pauvres en subventions (aveuglée par les dispendieux et prétentieux 104 et autre Gaîté Lyrique, la mairie de Paris manque de discernement en la matière).
Trois femmes seules
L'Etrange cargo 2010 s'est ouvert avec un habitué, Yves-Noël Genod, qui fait penser à ces cinéastes underground dont on ne voit les œuvres que dans les festivals. Il proposait un OTNI titré : « Rien n'est beau. Rien n'est gai. Rien n'est propre. Rien n'est riche. Rien n'est clair. Rien n'est agréable. Rien ne sent bon. Rien n'est joli ». Le titre contient à peu près tous les mots du spectacle.
Le chorégraphe Boris Charmaz avait passé commande à Genod de cet « objet »pour le musée de la Danse à Rennes. L'OTNI se devait de tomber dans l'escarcelle du capitaine Allier. « C'est un spectacle sur le butoh » affirme le metteur en scène. Cette invention japonaise est souvent qualifiée de « danse des ténèbres » Nous y voilà.
Le spectacle met en présence trois actrices-danseuses : Marlène Saldana très en formes, Kate Moran échappée de la griffe de Pascal Rambert - toutes deux ont déjà travaillé avec Genod - et Jeanne Balibar (également chanteuse) dans une robe noire et blanche magnifique, cheveux courts, tout en échos de Barbara.
Le boulot des dindons
Chacune joue une partition intérieure, se croisant de loin en loin, avant, conjointement, de faire face au public, éclairées par des réflecteurs installés à vue. C'est tout ? Presque tout. Quelques flonflons de chansons populaires parfois. Trois femmes qui, une à, une, passent, se déshabillent un peu, marchent, amorcent un geste, un regard, s'ébrouent.
L'une s'appuie à un pilier, une autre danse de dos, la troisième par terre se secoue le prunier. Elles entrent lentement, elle sortent lentement. Bientôt se glissent au fond du plateau les vedettes vues sur l'affiche du spectacle : des dindons. Ils s'attardent, font leur boulot de dindon : ils glougloutent.
Dans la salle, le metteur en scène, qui ne passe pas inaperçu (juste au corps intersidéral bleu horizon et ventre bandé d'un ruban jaune citron) regarde tout ça et dit « C'est bien, c'est très bien ». On apporte un cadeau à chacune : rose fanée pour Kate, plume colorée pour Marlène, éventail pour Jeanne. A la fin, Genod ne salue pas, il applaudit. Nous aussi.
Etude socio-anthropologique du striptease
Une semaine plus tard, au même endroit, devant un public encore plus nombreux, on assistait à « Je baise les yeux » (un seul s) de Gaëlle Bourges, un OTNI amorcé lors de la nuit blanche 2007 dans une cabine téléphonique. Un« objet » en forme de colloque quasi universitaire. A ceci près que le sujet du jour est une tentative d'étude socio-anthropologique voire théorique du striptease, et que les trois intervenantes assises à la tribune sont trois jeunes stripteaseuses en tenue de travail (c'est-à-dire torse nu).
Deux brunes, intellos avec stylo en main (Gaëlle Bourges affublée d'une barbe, c'est elle qui signe la mise en scène, et la grande Alice Roland vue chez Découflé ), et une la blonde (Marianne Chargois) roulant des yeux d'étonnement quand l'homme à lunettes pince sans rire balance un mot compliqué. L'homme, c'est le modérateur (Gaspard Delanoé), celui qui pose les questions. Toutes sérieuses.
Théorie et pratique de la mise à nu
Le modérateur, qui adore les mots anglais, commence par leur demander comment on peut définir le théâtre érotique, en quoi il est différent du peep show, etc. Les trois travailleuses du corps évoquent leur dur labeur (elles ne sont pas aux 35 heures), détaillent la méthodologie du savoir s'effeuiller, exposent les grandes lignes d'une sociologie de leur public essentiellement mâle, dissertent doctement sur le regard qu'elles portent sur les hommes qui viennent les reluquer.
Elles ne sont pas toujours d'accord entre elles. Suivront d'autres questions, des SMS « envoyés par des spectateurs ». Philippe Caubère, Bernard Stiegler ou Denis Lavant passent dans la conversation. On rit beaucoup, comme dirait Pariscope. Chacune finit tout de même par faire un numéro où, tour à tour, elles se… rhabillent.
Deux spectacles avec trois femmes et un homme qui n'ont rien à voir entre eux mais partagent un même sens du décalage, ce garde-fou de tout OTNI.
Les soirées se succèdent sans se ressembler, chaque spectacle de l'Etrange cargo est donné deux ou trois fois. Il en sera ainsi jusqu'au 3 avril avec pour finir une carte blanche donnée au groupe Rictus que dirige David Bobee.
► « Etrange cargo » - A la Ménagerie de verre - Du mar au sam 20h30 - 10-13 € - 01 43 38 33 44 - Jusqu'au 3 avril.
Par Jean-Pierre Thibaudat | Journaliste | 19/03/2010 | 13H29
Chaque année, à l'approche du printemps, ce lieu peu ordinaire qu'est la Ménagerie de verre à Paris se transforme en étrange cargo.
« Loin des sentiers convenus »
Le capitaine du cargo et de l'établissement est une femme, Marie-Thérèse Allier, qui a fait de cette ancienne imprimerie devenue toute blanche, un lieu de rencontres, de croisements et de découvertes. « Etrange cargo » est l'une des manifestations qu'elle organise depuis plus de dix ans.
Trois semaines vouées à « une approche transdisciplinaire de la création théâtrale », accueillant des OTNI (objets théâtraux non identifiés) , des « objets au format inhabituel loin des sentiers convenus ».
Plus d'un artiste aujourd'hui un peu connu ou en passe de l'être a fait ici ses premiers pas, ou du moins est passé et souvent repassé par là. On a pu les retrouver ailleurs, dans des lieux frères, au Théâtre Paris Villette par exemple, comme le dernier spectacle d'Allio-Weber (la première version d'« Un Inconvénient mineur sur l'échelle des valeurs » figurait dans les soutes de l'Etrange cargo 2009). Ou Joachim Latarjet, Bénédicte le Lamer et Pascal Kirsch que l'on a pu croiser à l'Echangeur de Bagnolet.
Trois lieux parisiens précieux, riches en propositions mais bien pauvres en subventions (aveuglée par les dispendieux et prétentieux 104 et autre Gaîté Lyrique, la mairie de Paris manque de discernement en la matière).
Trois femmes seules
L'Etrange cargo 2010 s'est ouvert avec un habitué, Yves-Noël Genod, qui fait penser à ces cinéastes underground dont on ne voit les œuvres que dans les festivals. Il proposait un OTNI titré : « Rien n'est beau. Rien n'est gai. Rien n'est propre. Rien n'est riche. Rien n'est clair. Rien n'est agréable. Rien ne sent bon. Rien n'est joli ». Le titre contient à peu près tous les mots du spectacle.
Le chorégraphe Boris Charmaz avait passé commande à Genod de cet « objet »pour le musée de la Danse à Rennes. L'OTNI se devait de tomber dans l'escarcelle du capitaine Allier. « C'est un spectacle sur le butoh » affirme le metteur en scène. Cette invention japonaise est souvent qualifiée de « danse des ténèbres » Nous y voilà.
Le spectacle met en présence trois actrices-danseuses : Marlène Saldana très en formes, Kate Moran échappée de la griffe de Pascal Rambert - toutes deux ont déjà travaillé avec Genod - et Jeanne Balibar (également chanteuse) dans une robe noire et blanche magnifique, cheveux courts, tout en échos de Barbara.
Le boulot des dindons
Chacune joue une partition intérieure, se croisant de loin en loin, avant, conjointement, de faire face au public, éclairées par des réflecteurs installés à vue. C'est tout ? Presque tout. Quelques flonflons de chansons populaires parfois. Trois femmes qui, une à, une, passent, se déshabillent un peu, marchent, amorcent un geste, un regard, s'ébrouent.
L'une s'appuie à un pilier, une autre danse de dos, la troisième par terre se secoue le prunier. Elles entrent lentement, elle sortent lentement. Bientôt se glissent au fond du plateau les vedettes vues sur l'affiche du spectacle : des dindons. Ils s'attardent, font leur boulot de dindon : ils glougloutent.
Dans la salle, le metteur en scène, qui ne passe pas inaperçu (juste au corps intersidéral bleu horizon et ventre bandé d'un ruban jaune citron) regarde tout ça et dit « C'est bien, c'est très bien ». On apporte un cadeau à chacune : rose fanée pour Kate, plume colorée pour Marlène, éventail pour Jeanne. A la fin, Genod ne salue pas, il applaudit. Nous aussi.
Etude socio-anthropologique du striptease
Une semaine plus tard, au même endroit, devant un public encore plus nombreux, on assistait à « Je baise les yeux » (un seul s) de Gaëlle Bourges, un OTNI amorcé lors de la nuit blanche 2007 dans une cabine téléphonique. Un« objet » en forme de colloque quasi universitaire. A ceci près que le sujet du jour est une tentative d'étude socio-anthropologique voire théorique du striptease, et que les trois intervenantes assises à la tribune sont trois jeunes stripteaseuses en tenue de travail (c'est-à-dire torse nu).
Deux brunes, intellos avec stylo en main (Gaëlle Bourges affublée d'une barbe, c'est elle qui signe la mise en scène, et la grande Alice Roland vue chez Découflé ), et une la blonde (Marianne Chargois) roulant des yeux d'étonnement quand l'homme à lunettes pince sans rire balance un mot compliqué. L'homme, c'est le modérateur (Gaspard Delanoé), celui qui pose les questions. Toutes sérieuses.
Théorie et pratique de la mise à nu
Le modérateur, qui adore les mots anglais, commence par leur demander comment on peut définir le théâtre érotique, en quoi il est différent du peep show, etc. Les trois travailleuses du corps évoquent leur dur labeur (elles ne sont pas aux 35 heures), détaillent la méthodologie du savoir s'effeuiller, exposent les grandes lignes d'une sociologie de leur public essentiellement mâle, dissertent doctement sur le regard qu'elles portent sur les hommes qui viennent les reluquer.
Elles ne sont pas toujours d'accord entre elles. Suivront d'autres questions, des SMS « envoyés par des spectateurs ». Philippe Caubère, Bernard Stiegler ou Denis Lavant passent dans la conversation. On rit beaucoup, comme dirait Pariscope. Chacune finit tout de même par faire un numéro où, tour à tour, elles se… rhabillent.
Deux spectacles avec trois femmes et un homme qui n'ont rien à voir entre eux mais partagent un même sens du décalage, ce garde-fou de tout OTNI.
Les soirées se succèdent sans se ressembler, chaque spectacle de l'Etrange cargo est donné deux ou trois fois. Il en sera ainsi jusqu'au 3 avril avec pour finir une carte blanche donnée au groupe Rictus que dirige David Bobee.
► « Etrange cargo » - A la Ménagerie de verre - Du mar au sam 20h30 - 10-13 € - 01 43 38 33 44 - Jusqu'au 3 avril.
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