L'Extrait
Je suis encore chez mes parents. D’habitude, je reste moins longtemps, mais je traîne un peu car il fait si froid dans mon logement à Paris, sous les toits, et, ici, c’est chauffé et il y a de l’espace. Mes parents n’ont été qu’instituteurs, ils ont eu trois enfants et ma mère s’est même arrêtée sept ans pour élever les enfants et pourtant, à cette époque-là – les années soixante-dix –, des gens comme eux pouvait encore se construire une grande baraque dont je profite à présent. Je suis resté à la maison aujourd’hui, je n’ai pas accompagné les enfants à la neige, le réveil était vraiment trop tôt (mon frère avait pris la tête des opérations). Alors, après déjeuner, je regarde la télé. Il y a un film français (c’est à la télé seulement qu’ils sont supportables et, même : admirables). C’est un film avec Philippe Noiret, etc. Des gens qui meurent et qui continuent après la mort d’être les témoins de la vilenie de la société humaine (française). Profondément pessimiste, mais douillet, gentil (drôle aussi). Les acteurs se détachent bien sur le fond des décors parisiens. Paris inaltérable. Pour les acteurs, le tout est de paraître plus inaltérable encore. Maintenant, je regarde moins (ou mieux) parce que je suis monté chercher mon ordinateur à cause d’une phrase qui m’a fait rire. Il n’arrive que des horreurs et les morts en sont les témoins. Là, Philippe Noiret a dit (très bien) : « Où est-elle cette colonne de lumière qu’on nous promet après la mort ? » J’arrive pas à retrouver le nom de l’autre protagoniste, sinon je vous l’dirais. Ça me fait plaisir d’écrire sur ce blog, ici. Les morts finissent par réussir à communiquer avec les vivants par le truchement de la télé (nous y voilà !) Il fallait bien que le film trouve ses solutions, on s’approche de la fin. Merde, la télé vient d’exploser avant que Philippe Noiret n’ait pu révéler à son fils le nom de son assassin. Merde, merde, merde ! Et Paris est toujours aussi beau. Je vais regarder un peu (j’vous laisse). Comme j’aimerais comme ça tourner dans Paris… Ce film finit dans un état d’invraisemblance absolu. C’est dommage. Les acteurs ne semblent pas le remarquer, ils disent l’idiotie avec le même aplomb que l’intelligence. Philippe Noiret dit encore : « La sérénité n’a pas de prix », mais je crois que la morale du film n’est pas là. La morale, c’est l’acteur politique qui renaît toujours de ses cendres, l’acteur dominant du cinéma français. La politique comme conte de Noël, c’est encore malheureusement la morale de ce film. Gaumont.
Je suis sorti finalement, j’ai pris la voiture qui restait et je suis allé voir le crépuscule – très beau – qui tombait sur la forêt. Caspar David Friedrich. J’ai tourné comme ça dans la rêverie du bord, bord de la ville, bord de l’année, bord du jour, bord du passé et bord de la vie (le présent), j’ai erré en proximité. J’ai dû penser des choses comme (si je reprends mon carnet griffonné) : « C’était toujours son histoire (passé fixe). Qu’est-ce qui ferait que ce ne soit plus son histoire ? (Stase.) Par des interstices. Son père mort, ça change rien. » Et encore : « Le passé est une forme fixe (une stase). » C’est tout. Lorsque je suis rentré, les enfants étaient avachis sur le canapé, Anaé avait encore les yeux ouverts, mais Solal ronflait comme un soudard, tête-bêche, sous des couvertures. Ils avaient passé la journée à faire du ski de fond, les piles étaient usées (avaient besoin de se recharger). La maison était calme. Le mot « lotissement » que j’ose ici écrire me fait me souvenir que j’ai lu Peter Handke (grâce à Claude Régy). Et je tombe, sur Internet, sur un extrait que je ne connaissais pas, mais qui exprime exactement ce que je voulais dire : Poème à la durée. Et c’était ce qu’il y avait de plus beau au monde, ces journées éclairées.
Non, la durée était un sentiment
le plus fugitif de tous,
plus rapide souvent qu’un instant
imprévisible, ingouvernable, insaisissable, immensurable.
Et pourtant, grâce à elle,
j’aurais pu, quel qu’ait été l’adversaire, lui rire à la figure, le désarmer.
J’aurais transformé
l’opinion que j’étais un méchant
en certitude :
« il est bon ! »
J’aurais été, s’il y avait un dieu,
son enfant, le temps de sentir la durée.
[…]
« Cela met des jours, dure des années » :
Goethe, mon héros
et maître de la parole objective,
une fois de plus tu as mis dans le mille :
la durée est en rapport avec les années
avec les décennies, avec le temps de notre vie ;
la durée est sentiment de vie.
[…]
Une fois de plus je l’ai appris :
l’extase est toujours de trop,
la durée elle est ce qu’il faut.
[…]
Or, la durée, c’est l’aventure de l’année qui passe,
l’aventure du fait quotidien
mais elle n’est pas une aventure de l’oisiveté
ni l’aventure d’un temps libre (si actif soit-il).
[…]
Le poème de la durée est un poème d’amour.
Il parle d’un amour au premier regard
suivi d’innombrables premiers regards.
Et cet amour
n’a sa durée dans aucun acte,
bien plutôt dans l’avant et l’après
où par cet autre sens du temps que donne l’amour,
l’avant est l’après
et l’après l’avant.
Nous nous étions déjà unis,
avant de nous être unis
et continuâmes à nous unir,
après nous être unis
et ainsi nous sommes restés étendus des années durant
reins contre reins, souffle à souffle,
côte à côte, tes cheveux bruns prirent la couleur rouge
et devinrent blonds.
Les cicatrices se multiplièrent
et devinrent introuvables.
Ta voix
devint ferme, murmura, trembla,
se mit à chantonner,
fut le seul bruit dans la nuit vaste comme le monde,
se tut, à mon côté.
Tes cheveux lisses crêpèrent,
tes yeux clairs s’obscurcirent,
tes grandes dents devinrent petites,
la peau tendue de tes lèvres
se couvrit de la douceur d’un fin réseau,
et sur ton menton toujours lisse
je sentis une fossette qui n’y avait jamais été
et nos corps, au lieu de faire mal à l’autre,
se fondirent en jouant en un seul,
pendant qu’au mur de la chambre,
dans la lumière des phares de la route,
bougeaient les ombres des buissons des jardins d’Europe,
les ombres des arbres d’Amérique,
les ombres des oiseaux nocturnes de partout.
Pourtant la durée,
elle, n’est pas liée à l’amour des sexes.
[…]
Le sursaut de la durée
entoure en lui-même déjà un poème,
il donne une mesure muette
qui ajoute et libère
et fait battre dans mes veines le pouls d’une épopée
où le bien finira par vaincre.
Avec la main de la durée qui se pose
la blessure se ferme
et je la sens seulement
quand elle se ferme.
Le choix de la durée, c’est ce
qui m’a manqué.
Celui qui n’apprit jamais la durée
n’a pas vécu.
La durée ne déplace pas,
elle me replace.
Tous droits réservés © Editions Gallimard
Je suis sorti finalement, j’ai pris la voiture qui restait et je suis allé voir le crépuscule – très beau – qui tombait sur la forêt. Caspar David Friedrich. J’ai tourné comme ça dans la rêverie du bord, bord de la ville, bord de l’année, bord du jour, bord du passé et bord de la vie (le présent), j’ai erré en proximité. J’ai dû penser des choses comme (si je reprends mon carnet griffonné) : « C’était toujours son histoire (passé fixe). Qu’est-ce qui ferait que ce ne soit plus son histoire ? (Stase.) Par des interstices. Son père mort, ça change rien. » Et encore : « Le passé est une forme fixe (une stase). » C’est tout. Lorsque je suis rentré, les enfants étaient avachis sur le canapé, Anaé avait encore les yeux ouverts, mais Solal ronflait comme un soudard, tête-bêche, sous des couvertures. Ils avaient passé la journée à faire du ski de fond, les piles étaient usées (avaient besoin de se recharger). La maison était calme. Le mot « lotissement » que j’ose ici écrire me fait me souvenir que j’ai lu Peter Handke (grâce à Claude Régy). Et je tombe, sur Internet, sur un extrait que je ne connaissais pas, mais qui exprime exactement ce que je voulais dire : Poème à la durée. Et c’était ce qu’il y avait de plus beau au monde, ces journées éclairées.
Non, la durée était un sentiment
le plus fugitif de tous,
plus rapide souvent qu’un instant
imprévisible, ingouvernable, insaisissable, immensurable.
Et pourtant, grâce à elle,
j’aurais pu, quel qu’ait été l’adversaire, lui rire à la figure, le désarmer.
J’aurais transformé
l’opinion que j’étais un méchant
en certitude :
« il est bon ! »
J’aurais été, s’il y avait un dieu,
son enfant, le temps de sentir la durée.
[…]
« Cela met des jours, dure des années » :
Goethe, mon héros
et maître de la parole objective,
une fois de plus tu as mis dans le mille :
la durée est en rapport avec les années
avec les décennies, avec le temps de notre vie ;
la durée est sentiment de vie.
[…]
Une fois de plus je l’ai appris :
l’extase est toujours de trop,
la durée elle est ce qu’il faut.
[…]
Or, la durée, c’est l’aventure de l’année qui passe,
l’aventure du fait quotidien
mais elle n’est pas une aventure de l’oisiveté
ni l’aventure d’un temps libre (si actif soit-il).
[…]
Le poème de la durée est un poème d’amour.
Il parle d’un amour au premier regard
suivi d’innombrables premiers regards.
Et cet amour
n’a sa durée dans aucun acte,
bien plutôt dans l’avant et l’après
où par cet autre sens du temps que donne l’amour,
l’avant est l’après
et l’après l’avant.
Nous nous étions déjà unis,
avant de nous être unis
et continuâmes à nous unir,
après nous être unis
et ainsi nous sommes restés étendus des années durant
reins contre reins, souffle à souffle,
côte à côte, tes cheveux bruns prirent la couleur rouge
et devinrent blonds.
Les cicatrices se multiplièrent
et devinrent introuvables.
Ta voix
devint ferme, murmura, trembla,
se mit à chantonner,
fut le seul bruit dans la nuit vaste comme le monde,
se tut, à mon côté.
Tes cheveux lisses crêpèrent,
tes yeux clairs s’obscurcirent,
tes grandes dents devinrent petites,
la peau tendue de tes lèvres
se couvrit de la douceur d’un fin réseau,
et sur ton menton toujours lisse
je sentis une fossette qui n’y avait jamais été
et nos corps, au lieu de faire mal à l’autre,
se fondirent en jouant en un seul,
pendant qu’au mur de la chambre,
dans la lumière des phares de la route,
bougeaient les ombres des buissons des jardins d’Europe,
les ombres des arbres d’Amérique,
les ombres des oiseaux nocturnes de partout.
Pourtant la durée,
elle, n’est pas liée à l’amour des sexes.
[…]
Le sursaut de la durée
entoure en lui-même déjà un poème,
il donne une mesure muette
qui ajoute et libère
et fait battre dans mes veines le pouls d’une épopée
où le bien finira par vaincre.
Avec la main de la durée qui se pose
la blessure se ferme
et je la sens seulement
quand elle se ferme.
Le choix de la durée, c’est ce
qui m’a manqué.
Celui qui n’apprit jamais la durée
n’a pas vécu.
La durée ne déplace pas,
elle me replace.
Tous droits réservés © Editions Gallimard
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