Heimat / adoration berlinoise
C'est un garçon aux cheveux châtains / bruns, il porte des lunettes, ça lui donne un air très sage, un peu étudiant en philo à la Sorbonne, café de Flore peut-être mais tard, à la fermeture, surtout pas à l'heure des apéros mondains. Le regard est doux, profond, on dirait qu'il accepte. C'est Berlin où je suis pour quelques jours. Il vit dans un appartement exceptionnellement vide, quelques objets posés par terre, rien de plus, il veut pouvoir déménager d'un coup, partir, partons, désertons si nous voulons. Son nom : Laurent Chétouane. C'est un expert en amour.
Je pense à Duras qui possédait elle aussi quelques équations, comme elle disait, concernant l’amour. Et je regarde Laurent qui lui aussi sait et vit quelque chose qui a à voir avec l’adoration. Il la vit dans sa vie et il l’étudie. Il l’étudie par le théâtre et, dans sa vie, il l’expérimente. La passion amoureuse. Phèdre. Antigone. Ces machines désirantes, bolides lents, mâchoires primaires de l'amour. Laurent, c’est quelqu’un qui dit : « Mon Heimat, c’est là où je suis amoureux. » Vous savez, ce mot, très important en Allemagne, presque intraduisible, le pays, le sol, le cœur… Et, en effet, Laurent, Français qui est allé s’installer en Allemagne par amour, par amour apprend la langue de celui qu’il aime. En ce moment, il aime un Norvégien. Quand il le caresse, il dit, il lui dit qu’il caresse aussi la nature en Norvège, le paysage. Il dit qu’il ne peut pas envisager d’aimer quelqu’un sans connaître sa langue, surtout la grammaire, les mots encore sont interchangeables, mais la grammaire pour comprendre comment l’autre est structuré, comment l’autre voit le monde, par la grammaire, la structure, presque au sens où Jacques Lacan disait que l’inconscient est structuré comme un langage. La langue, le paysage, l’autre. Il dit aussi (aux acteurs par exemple) que l’inconscient n’est pas dedans, n’est pas dans la personne, mais au-dehors, dans l’autre, entre les gens, dans l’espace du dehors. Outside.
Je voudrais que Laurent me parle de l'amour mais il se met à parler de Régy. Il me dit qu’il n’a vu qu’un spectacle de Claude Régy, Holocauste, que c’est peut-être le fait de ce spectacle, mais que, pour lui, Claude Régy montre encore l’extraordinaire de l’humain, qu'il y a une célébration de l’humain chez Claude Régy, au sens religieux, il veut savoir si Claude Régy croit en Dieu, il me demande de confirmer que Claude Régy croit en Dieu ou en quelque chose comme Dieu. Je dis que Claude Régy est athée, mais qu’en effet, il n’y a pas plus croyant que lui, je suis d’accord. Présence massive de l’au-delà. Présence massive de l’au-delà de la mort. Oui. Célébration de l’humain, oui. Il n’y a qu’à voir le dernier spectacle, Brume de Dieu.
Laurent Chétouane, il y a certes une verticalité chez lui, mais, ce qui l’intéresse, c’est l’horizontalité, me dit-il en faisant un geste d’embrassement rhizomatique, ce qui est là, partout et, quand un acteur veut trop montrer sa beauté et sa puissance, il dit : regarde dehors, qu’est-ce que tu vois ? c’est la misère… Je suis fasciné comme si je travaillais. Je veux dire, je suis activé, en l’écoutant, comme si j’étais sur un plateau et que je travaillais. C’est très difficile, pour moi, de comprendre comment Laurent Chétouane galope dans les territoires de l’amour alors que, moi, je ne suis pas sûr d’avoir jamais aimé dans ma vie, je réalise cela, déprimé que je suis.
Laurent est quelqu’un qui ne capitalise pas. C’est une personne qui fait confiance à sa disponibilité. Il ne garde rien de ses notes de mise en scène, par exemple. Il jette. Une fois la chose faite, il jette. Je lui demande si ça n’intéresserait pas les universitaires qui travaillent déjà sur son œuvre, il dit : non. Chose plus curieuse encore quand on parle de l’amour, son lit, au milieu d’une immense pièce allemande, un volume blanc et parquet doré, son lit n’a qu’une place. Il me dit : oui, mais on peut dormir à deux. C’est comme ça. Il ne pourrait pas vivre le quotidien avec son amour. Il s’arrange dans la vie pour vivre des situations où l’amour n’est pas consommé, où le désir reste culminant, tragique. C’est cette exploration, la déterritorialisation. Il a eu une histoire pendant deux ans avec un fameux acteur allemand hétérosexuel qui n’a jamais pu aller plus loin que de lui tenir la main allongé sur le lit d’une suite d'hôtel de luxe. Il est amoureux, en ce moment, d'un garçon qui vit en couple et qui a l’interdiction par son partenaire de le voir ou de l’appeler. C’est Roméo et Juliette, c’est Phèdre… C’est Marguerite Duras exacerbée, c’est Olivier Steiner… Il s’agit de se perdre. Mais, contrairement aux héroïnes tragiques, Laurent est capable, à un moment, du réflexe de survie. Il frôle la folie comme un chat se frotte à une jambe, mais il n’y plonge pas. A seize ans, il est tombé, à l’oral du bac, sur La Passion dans Phèdre. C’était un coup de bol. Il était imbibé, exalté par cette pièce qu’il vivait dans toute son âme. Il se souvient, il dit qu’il n’oubliera jamais cette phrase, que l’examinateur lui a dit : « Vous pouvez mettre le champagne au frais. » A un moment, Laurent fait un lapsus, une inversion, qu’il remarque, ah, c’est pas mal, ça : « la racine de Phèdre », les rhizomes, encore. Nous parlons. Il me dit qu’il ne voit jamais la vérité sur Don Juan, que Don Juan est simplement un acteur et que ce sont les autres qui ont tort – au théâtre – de lui dire de ne pas jouer. Il me dit : Ce serait un rôle pour toi, Don Juan, celui qui joue tout le temps. Je décline la responsabilité, Don Juan n'existe pas, Don Juan n'est qu'un fantasme féminin.
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