En rachâchant
J’avais 2 phrases : Ce matin, Noé Soulier était mon espoir. Ou : Ce matin, Noé Soulier m’a fait ouvrir les yeux. Ce qui était vrai. Je ne savais plus laquelle était la bonne. Je ne savais déjà plus. La bonne. Ce matin, la bonne m’avait fait ouvrir les yeux. Il est temps maintenant d’avouer un système. Peut-être pour en changer. Je voyais des spectacles et j’écrivais les compliments pendant que je les voyais. (Je ne faisais que recopier ensuite.) Je disais que le spectacle était un chef d’œuvre dans le premier tiers du spectacle. Ce qui amenait ensuite quelques réajustements. Ce qui donnait des textes étranges. Mais intuitifs. En général, les spectacles continuaient d’être des chefs d’œuvre — ou, emporté par mon élan, je continuais de le dire, mais, parfois, je perdais pied, trop, pour finir par continuer d’écrire. Par exemple, Fin de Partie, de Samuel Beckett, que j’avais fini par détester : dans le premier tiers, j’étais à donf. Je voyais bien que Serge Merlin était le Reader Digest de tous les défauts des acteurs, de tout ce qu’un acteur ne doit pas faire sur scène, jouer chaque réplique, etc., mais ça m’amusait. Ça rendait très étrange, comme je l’ai dit, les répliques « Comment vas-tu-yau de poêle ? » de Beckett, de cette pièce nouvelle, pour moi, et stupide — de Samuel Beckett. C’était stupide, parce que, quand je riais aux répliques (jouées façon Guignols par Serge Merlin) comme : « Si elle se tenait coïte, nous serions baisés », une femme qui était devant moi (à l’Odéon, à l’orchestre) se retournait avec un visage sinistre. Tout cela pour dire... vous dire... — je fatigue, j’avais d’autres choses à dire sur Serge Merlin : il joue avec sa femme qui lui souffle le texte dans une oreillette, m’a-t-on dit hier soir (ce qui explique qu’il joue réplique par réplique : il découvre et oublie la pièce au fur et à mesure, ce qui — tout ça ! — est très beckettien, mais je n’aime pas Beckett, sauf quand c’est Madeleine Renaud, trop noir, trop bêtement noir, trop gris foncé, sans lumière, sauf quand c’est Madeleine Renaud ou sauf Premier amour, mais pas Fin de Partie) — mais, maintenant, je savais quelle était la phrase du matin, la vraie phrase qui m’avait fait ouvrir les yeux. Ce matin, Noé Soulier m’a fait ouvrir les yeux. Je l’avais compris immédiatement en relisant ce texte qui déjà se mordait la queue.
Mais, ce matin, c’était Noé Soulier qui m’avait fait ouvrir les yeux. Je ne me serais peut-être pas levé sinon. Malgré le soleil à travers les persiennes. Nous nous étions couchés tard, comme il faut le faire un samedi. Moi, j’étais rentré à 4h. Il était 4h dans le taxi. Après avoir vu Noé Soulier à Vanves, nous étions passés au bar du théâtre, il y avait tout le monde sur la petite île de Vanves, comme tous les soirs à Artdanthé, j’imagine. (Sauf que c’était samedi.) (Peut-être.) Puis nous avions immigré, en perdant peu à peu des gens sur la ligne 13, vers le théâtre de la Colline où Le Cabaret discrépant fêtait sa dernière : Noé Soulier s’était arrêté à Père-Lachaise. Ça avait été peut-être mieux comme ça. Il y avait, en effet, une corrélation — disons : « le retour de l’homosexualité » — entre Noé Soulier et Manuel Vallade, mes 2 merveilles — dans le genre garçon — du moment... Ç’aurait été trop de les faire se rencontrer, je pense, trop pour un samedi soir, trop pour Paris, ça allait bien comme ça, l’un puis l’autre.
Et, ce matin, Noé Soulier m’avait fait ouvrir les yeux.
« Ce que je dégage de réel — oui, en ce moment où je ne dégage rien — m’échappe. Quand je suis acteur — ou metteur en scène — ça ne m’échappe pas. Ou plutôt : je suis conscient du flux qui s’échappe — que je ne connais pas, — mais cette conscience-inconscience me rend heureux. Mais, maintenant que je ne dégage rien, aucun flux théâtraux, aucun flux artistiques, ce que je dégage de réel m’échappe. La très grande finesse de ce que je perçois et la brutalité des mots que j’emploie. « Parfums, couleurs, systèmes, lois ! » Noé Soulier est une machine humaine des plus abouties, des plus admirables — androïde, peut-être. A regarder ou à écrire (car on est soi-même l’androïde sur le plateau). Je me demande si ce n’est pas le spectacle invisible qu’appelait François Hifler, l’autre jour, de ses vœux, invisible de sujet, cette chorégraphie d’idées. L’un des spectacles les plus subtils que j’ai vus de ma vie, en tout cas. Me fait penser aussi à la performance de Trisha Donnelly que j’avais vue à la galerie Air de Paris en 2002 (merci Wikipédia) — Nadia Lauro m’avait dit, le samedi du vernissage : « Reste par là, elle fait des impromptu performances en fermant la porte à un moment avec ceux qui sont dans la galerie et pas les autres, sans prévenir » — et à laquelle je me réfère comme à la plus belle — ou même la seule — performance que j’ai aimée... Une incroyable qualité d’être, une incroyable qualité de présent. Un silence pour cette danse des idées. Un silence de réconciliation. Phrase culte : « Pour parler à tous, pour parler à tous les hommes, il se contredit sans se contredire. » Mais quelle phrase culte ? Lui est un miracle. Il est la réussite humaine comme le tigre est aussi une image de la réussite. Blade Runner. La séduction de la philosophie. Voyage à travers les mondes animaux. je n’ai vu qu’une pièce de Noé Soulier, mais je conseille de ne rien louper. Prochaine étape : Gennevilliers, le 25. »
« On est ici, on est ici. Ici, on n’est pas partout. — Si ! »
Clyde Chabot
Oui, une simplicité apparente de l'être là, exposé et vivant, au plus près de la sensation, du corp, de l'être ensemble avec les spectateurs mis en jeu, invitant à l'apparition d'images d'arbustes et d'insectes ici sur le plateau. Jamais vu un danseur si présent et juste, dans la parole et le corp, entièrement et délicatement, respectueusement, accueillant chacun, s'accueillant lui-même dans sa recherche, partagée avec chacun qui veut bien le suivre, interrogeant à chaque instant aussi la danse, sa danse, les règles de composition recomposition de la danse des idées, de la pensée, des gestes réalisés pour la première fois. De la nuit enneigée suédoise que je traverse en bus, je me souviens de tout cela.
Labels: paris
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