V u hier après-midi
« Vu hier après-midi Orlando Ferito de Vincent Dieutre à l'Ecran Saint-Denis (festival Utopia). Film magnifique de beauté et d'urgence : quand cessera notre assentiment complice à la catastrophe politique annoncée par Pasolini avant son assassinat ? La catastrophe est en cours, nous sommes dans la catastrophe : plus d'êtres humains mais des « engins lancés les uns contre les autres », disait Pasolini, l'éradication de la mémoire et de l'Histoire, la fin décrétée de l'espérance politique. Et la disparition des lucioles, ces êtres éphémères qui n’émettent de lumière que dans l’obscurité complète.
Pourtant, le pire serait de
nous « installer dans la perte ». Le désespoir est une autre manière de
consentir à notre propre dépossession : dépossédés de notre histoire
personnelle et collective, toutes deux chassées par les phares aveuglants et
les miradors de l’ « actualité » menteuse, montage étourdissant d’images
grotesques, nous le sommes aussi, conséquence de la révolution industrielle
commencée il y a deux siècles en Angleterre, et qui est encore en cours, de
notre rapport immédiat au monde concret (fleurs et odeurs, profondeur charnelle
des visages par-delà les images).
Vincent Dieutre, cinéaste
grand lecteur lit devant nous, et c’est un premier geste salvateur : il lit La
Survivance des lucioles de Georges
Didi-Huberman (Minuit), ou La Révolte
de Pierandrea Amato (Lignes). Et deuxième geste salvateur, il s’émerveille (et
sa caméra restitue pour nous cet émerveillement et nous émerveille à notre
tour) : il s’émerveille d’un spectacle de marionnettes, les Pupi, jusqu’à
inventer pour elles un nouveau texte, un Orlando ferito, Roland blessé,
variation inédite de l’Arioste, écrite avec Camille de Toledo.
Orlando blessé, errant depuis
des siècles, gémissant sur le sort de son Roi, Carlo Magna, prisonnier du
Château des Mensonges, est sur le point d’abandonner la bataille. Le Sarrazin
qu’Angélique lui avait préféré revient mort par centaines sur une barque à
Lampedusa. Est-ce que l’Histoire est finie ? Non, elle recommence, autrement,
et Orlando s’invente un fils Luciolino, et une fille, Luciolina : c’est à
Lampedusa qu’ils vont maintenant, les étudiants du Professore Amato de Messine,
pour continuer l’histoire et témoigner que la bataille reprend, autrement, avec
d’autres armes.
Notre bataille à nous,
Rolands blessés : contre l’inquiétude qui s’est « installée au cœur des choses
», donner à entendre une autre musique, tenter l’impossible pour partager le
désir et la tendresse, se faire des yeux capables de voir dans l’obscurité la
lueur des lucioles survivantes loin des lumières aveuglantes de la ville,
perdre son temps dans un jardin sauvage et vénéneux à attendre l’aimé qui ne
reviendra peut-être pas, et s’il vient, même seulement une fois, de sa venue,
crier victoire, raconter l’histoire et conserver la mémoire. Quelle force ont
ces deux visages masculins qui se penchent avec amour l’un sur l’autre, ces
gestes de tendresse et de désir au milieu de la conversation sur l’état du
monde, si loin de la surenchère morbide des marchés du sexe.
L’île de Lampedusa, ouverte à
tous les vents au milieu de la Méditerranée, elle meurt si elle n’accueille pas
l’étranger vivant, dit cette femme L’histoire de l’Europe meurt de tous ces
morts échoués à ses confins, de toutes ces âmes emprisonnées, livrées à
l’esclavage de la contrainte salariée, le crédit, le logement, le souci faisant
de chaque jour une peine, autant dire tous.
« Il est temps qu’il soit
temps », disait Celan cité par Dieutre : il est temps de reprendre la bataille
jamais perdue, jamais gagnée, il est temps d’inlassablement témoigner de la
misère des temps et des moyens d’y remédier, de chanter l’oisiveté et la joie,
la conversation gratuite et le souci d’accueillir.
Il est temps de faire briller
chacun ses propres lueurs et de les offrir à d’autres : Vincent Dieutre nous
offre l’énergie de repartir avec lui, avec ceux-là qui sont au-delà du
désespoir pasolinien (« personne ne se sauvera seul »), l’énergie de repartir
en quête des lucioles. Il est temps d’arrêter le temps, en racontant nos
histoires, de le surprendre, de le prendre pour faire revivre la « force
révolutionnaire du passé ». »
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