L ’Expérience mexicaine
Je ne peux (pas mieux) expliquer mon rapport au monde que
par le poème. Tout mon théâtre est d’ordre poétique ; c’est même la raison pour
laquelle il est accueilli par la danse. C’est le poème qu’il danse, celui des
lieux, celui des peuplements, celui de la présence au monde et de son absence.
Quand on me demande sur quel thème je travaille, j’ai l’habitude de dire qu’il
n’y a, au théâtre, qu’un seul thème qui est l’amour — de même que le poète (Stéphane Bouquet) dira que la poésie
et le désir sont pour lui exactement la même chose. « La poésie est comme le
désir, l’espérance d’une circulation universelle, d’un abouchement généralisé.
Dans le désir, comme dans la poésie, on est appartenus autant, et même plus,
qu’on s’appartient. Le mot grec éros vient d’un verbe qui voulait dire « verser ». Par le
désir, on se verse dans le monde ou le monde nous verse dessus ; par la poésie
aussi. C’est pourquoi, sans doute, la fluidité rythmique a autant d’importance
pour moi : elle est l’équivalent langagier de ce geste de verser. » Cette
fluidité : faire comprendre, c’est-à-dire sentir, ce que moi-même je ne
comprends pas. Mon intérêt pour le Mexique est que je suis placé là, dans un lieu vaste, tragique, sacrificiel qui me verse
comme je le verse aussi. Je suis le « descubridor ». Je ne sais pas. Je n'aperçois qu'intuitivement. Je suis face au poème, avec le poème.
Poème Mexique. C’est entièrement revigorant. Bouleversement d’être là.
Lorsque je suis allé au Mexique pour la première fois, fin
2011, à l'invitation de François Olislaeger, j'avais en tête le cliché de
l'extermination des Indiens par les Espagnols et je m'attendais donc à
rencontrer des Espagnols. Or, ce qui m'a d'emblée frappé, c'est à quel point
les Mexicains étaient « typés » et à quel point aussi rien n'avait été effacé
et tout se lisait — au moins pour moi qui débarquais — à livre
ouvert. Visiblement l'« autre » n'avait pas disparu. Le Mexique a été pour moi la découverte de l'« autre ». Une autre
histoire, une autre vision, une autre mémoire et un autre oubli. Le métissage,
ce mélange qui exalte — comme les saveurs — les différences, n’avait pas eu
lieu. Il y avait les Européens — riches — et les Indiens — pauvres. Très vite, on me conseille ce livre : La Vision des vaincus, de Nathan Wachtel.
J’ai saisi le potentiel ou le « possible » qu’il y avait pour moi dans ce pays. J’ai saisi une zone d’intensité, un climat. J’ai compris qu’il n’y avait pas une raison précise, mais toutes les raisons du monde d’y aller précisément. Le Mexique s'est imposé comme le lieu « de tous les possibles ».
Je suis allé deux fois au Mexique, sans encore parler la langue, l'espagnol que j'apprends maintenant. François Olislaeger s’y est installé, marié. Dessinateur, entre autres, des vingt-cinq affiches du spectacle d’Avignon Le Parc intérieur (2010). J’ai côtoyé le milieu du cinéma mexicain. J’ai logé chez Eva Sangiorgi qui dirige le festival international de film — FICUNAM — à Mexico. J’y ai retrouvé le vidéaste, ingénieur du son et producteur Cristian Manzutto (Estudio de Producción) ; j’ai rencontré Carlos Reygadas et découvert ses films qui ont été le choc que j’attendais : le poème du pays même où je me trouvais. Poèmes de lumières sensuelles que j’ai goûtés de manière purement cinématographique, puisque je n’avais pas accès aux dialogues. J’ai rencontré l'architecte-décorateur Emmanuel Picault à qui j’ai emprunté le nom de sa société pour mon spectacle à la Ménagerie de verre, à Paris (mars 2012), Chic by Accident (classé par « Les Inrocks » dans les cinq meilleurs spectacles de l’année).
Cristian Manzutto et Carlos Reygadas me montrent et m’expliquent qu’au Mexique, on peut encore filmer le flux de la vie sans contraintes. A New York ou Paris, on ne peut plus filmer dans la rue, des lois l’interdisent et pas seulement : un climat de méfiance s’est installé autour de l’image (il faut flouter les visages). Au Mexique où l’accès au réel est encore libre, il est possible de filmer le flux de la vie. La population participe sans acrimonie à la prise d’images. Dans le champ de la caméra, la communauté est intacte. L’individu non enfermé dans sa tour d’ivoire n'a pas cette névrose vis-à-vis de l’image parce que l’être vit en trois dimensions, c’est-à-dire pas en deux (imaginairement). Du côté de l'être (réel) et pas de l'avoir (imaginaire publicitaire). C’est la raison pour laquelle, sans doute, je n’ai pas cherché, jusqu’à présent, à rencontrer des gens de danse et de théâtre — je le ferai —, ce rapport avec le monde du cinéma. Je me suis senti en revanche immédiatement à l’aise avec l’idée de filmer des non professionnels, à l’instar de Carlos Reygadas qui travaille toujours avec des non acteurs. Que le théâtre soit monde réel ! Pays réel !
C’est dans ce contexte, ce milieu, ce climat et pas ailleurs. Je ne souhaite pas ici analyser la raison. Ce n’est pas comme cela que je travaille. J’entretiens, je cultive ce qui n’a pas encore de nom. Je fraie (jusqu’à maintenant) avec le hasard, avec l’idée de capter au vol l’oiseau du vif ou le poisson de l’eau. Il y a, à Mexico, comme une source de connivence, des conditions, un champ de complicité étrangère (le cinéma m’est une réalité nouvelle), un champ magnétique qui me permettraient de réactiver, sur un autre plan, ce sur quoi je travaille déjà. Lieux, couleurs, sur lesquels mon désir s’accroche, branchements nouveaux. Ce que je voudrais trouver au Mexique, c'est, ce serait des fulgurances.
Je suis allé deux fois au Mexique, sans encore parler la langue, l'espagnol que j'apprends maintenant. François Olislaeger s’y est installé, marié. Dessinateur, entre autres, des vingt-cinq affiches du spectacle d’Avignon Le Parc intérieur (2010). J’ai côtoyé le milieu du cinéma mexicain. J’ai logé chez Eva Sangiorgi qui dirige le festival international de film — FICUNAM — à Mexico. J’y ai retrouvé le vidéaste, ingénieur du son et producteur Cristian Manzutto (Estudio de Producción) ; j’ai rencontré Carlos Reygadas et découvert ses films qui ont été le choc que j’attendais : le poème du pays même où je me trouvais. Poèmes de lumières sensuelles que j’ai goûtés de manière purement cinématographique, puisque je n’avais pas accès aux dialogues. J’ai rencontré l'architecte-décorateur Emmanuel Picault à qui j’ai emprunté le nom de sa société pour mon spectacle à la Ménagerie de verre, à Paris (mars 2012), Chic by Accident (classé par « Les Inrocks » dans les cinq meilleurs spectacles de l’année).
Cristian Manzutto et Carlos Reygadas me montrent et m’expliquent qu’au Mexique, on peut encore filmer le flux de la vie sans contraintes. A New York ou Paris, on ne peut plus filmer dans la rue, des lois l’interdisent et pas seulement : un climat de méfiance s’est installé autour de l’image (il faut flouter les visages). Au Mexique où l’accès au réel est encore libre, il est possible de filmer le flux de la vie. La population participe sans acrimonie à la prise d’images. Dans le champ de la caméra, la communauté est intacte. L’individu non enfermé dans sa tour d’ivoire n'a pas cette névrose vis-à-vis de l’image parce que l’être vit en trois dimensions, c’est-à-dire pas en deux (imaginairement). Du côté de l'être (réel) et pas de l'avoir (imaginaire publicitaire). C’est la raison pour laquelle, sans doute, je n’ai pas cherché, jusqu’à présent, à rencontrer des gens de danse et de théâtre — je le ferai —, ce rapport avec le monde du cinéma. Je me suis senti en revanche immédiatement à l’aise avec l’idée de filmer des non professionnels, à l’instar de Carlos Reygadas qui travaille toujours avec des non acteurs. Que le théâtre soit monde réel ! Pays réel !
C’est dans ce contexte, ce milieu, ce climat et pas ailleurs. Je ne souhaite pas ici analyser la raison. Ce n’est pas comme cela que je travaille. J’entretiens, je cultive ce qui n’a pas encore de nom. Je fraie (jusqu’à maintenant) avec le hasard, avec l’idée de capter au vol l’oiseau du vif ou le poisson de l’eau. Il y a, à Mexico, comme une source de connivence, des conditions, un champ de complicité étrangère (le cinéma m’est une réalité nouvelle), un champ magnétique qui me permettraient de réactiver, sur un autre plan, ce sur quoi je travaille déjà. Lieux, couleurs, sur lesquels mon désir s’accroche, branchements nouveaux. Ce que je voudrais trouver au Mexique, c'est, ce serait des fulgurances.
Revenons aux Indiens : le Mexique, même si une classe
moyenne est en train de se développer, est un pays profondément inégalitaire.
Il y a les très riches européens et les très pauvres, les Indiens qui les
servent. Si on ne montre pas cette opposition de situations hétérogènes qui, en
même temps, fonctionne dans un espace très intime, domestique, si on ne montre
pas cet antagonisme maîtres-esclaves et la coexistence qui en résulte, on ne
montre rien. C’est ce réel-là —
tragique, éclairé de soleil — qui, au Mexique, m’a sauté à la gorge, chien
errant. Cet hétérogène provoque des surcharges électriques, des éclairs de
foudre. C’est l’effet surréaliste du pays même. Zébrures, violence, altérité,
hétérogénéité : c’est de cela dont le Mexique est le jardin et c’est de cela
dont mon travail est le jardin. Surréalisme du réel, amoralité du sens. Ma
rencontre, dans le pays, avec le cinéma ultra réaliste de Carlos Reygadas : épiphanie, donc.
Il serait aussi intéressant, pour comprendre peut-être un
peu l’attrait de la situation du Mexique, de la comparer avec un autre pays :
le Brésil. Au Brésil, le métissage est entier, tout le pays est métissé et
s’est défini, « légendé » ainsi. La violente colonisation espagnole du Mexique
n’a pas été du tout de la même nature que la colonisation portugaise qui s’est
faite dans un désir d’utopie. Selon le grand récit de l’anthropologue brésilien
Darcy Ribeiro, la secte portugaise qui a débarqué au Brésil avait aussi des
désirs d’amour et d’émancipation, et n’a rencontré que des chasseurs et des
cueilleurs. Ce fut, raconte-t-il, « une grande baise » (dans sa série de
films-entretiens, O Povo Brasileiro). La mythologie fondatrice du métissage au Brésil a en
quelque sorte masqué le fondement inégalitaire de la société. Au Mexique, de
part l’extrême violence de la conquête des Espagnols qui n’ont d’ailleurs fait
que perpétrer, sur le territoire, des siècles d’une même extrême violence où
des civilisations grandioses, les villes fabuleuses, apparaissaient et
disparaissaient comme des bulles dans un bain de sang, le métissage, cette
utopie, ne s’est pas fait. La violence du rapport social est
toujours intacte.
Mes projets sont liés à l'apparition-disparition de l'art dans la société. J'ai toujours voulu abolir les
frontières factices de représentation, de piédestal. J'ai ouvert les portes des
théâtres, j'ai offert du champagne au public, j'ai donné des représentations
gratuites. Je me suis amusé à descendre dans l'arène du Off d'Avignon et à
jouer dans la rue (par les parades). J'ai joué hors des théâtres, dans des
hôtels, des ruines, des décors rêvés de cinéma. Rêves (et réalités) de plain-pieds.
Ce serait peut-être ce que je recherche : réinventer un
récit des origines à partir de cette confrontation violente. C’est le réel, le
but. Secret, faiblesse. Pour nous, Européens de gauche imbus de désir
d’égalité, il est difficile de penser ce tragique de l’enfer et du paradis
coude à coude. Le Mexique laisse chevaucher comme à cru — cette réalité nu et pure.
Cette confrontation de l’hétérogène, je l’ai approchée
(peut-être déjà sous l’influence de ces deux minis séjours mexicains), dans des
spectacles que je nomme « de partage », qui sont cinq grandes pièces de
groupe créées à Bruxelles et Paris : 1er Avril (la Raffinerie, avril 2011) ; —
je peux / — oui
(théâtre de la Cité internationale,
décembre 2011) ; Chic by Accident (Ménagerie de verre, mars 2012) ; Je m’occupe
de vous personnellement (théâtre du Rond-Point, juin 2012) et, tout récemment, 1er Avril, recréation pour les Bouffes du Nord, en avril.
Tragique, oui, au sens où l’entend Clément Rosset (La
Philosophie tragique
; Le Principe de Cruauté...) On dit souvent que le Brésil, c’est la vie et que le Mexique, c’est la
mort. ll y a une
mélancolie brésilienne, certes, mais il y a un tragique mexicain. Ça grince. C’est une
recherche : retrouver les traces de mes intuitions françaises, les prolonger en
miroir et renouveler mes horizons et le tour de force de mes joies. Le travail a été incroyablement dense pendant onze ans
(cinquante spectacles et un nombre non calculé de performances) et il devrait, au
retour dans les théâtres, se reprogrammer sur ces thèmes du rapport à
l’hétérogène — et la « danse de vie » en sera réactivée. Lucidité, joie, alliance ?
J’alimente un blog depuis quelques années où je tente de montrer d’une manière mouvante et empirique, un jour le jour qui s'accumule, ce que serait, en fait, la matière même de la perception. Manière d’être en vie. Je perçois le monde, le spectacle, l’amour, l’amitié, l'ennui : pas de hiérarchie. Le sujet est la perception. « Ce n’est pas que ce « moi » m’intéresse particulièrement, mais c’est le meilleur instrument que j’ai trouvé pour sentir, enregistrer, les vibrations du monde. »
Je vous demande de subventionner ce voyage de recherche et
d’approfondissement, pour que l’œuvre résultante, charnière, filmique,
photographique, de rencontre, matière de mes spectacles, soit la pierre d’angle
qui replace, je l’espère, le monde à sa place de monde. Je voudrais me mettre, oui, au service du monde. La poésie surréaliste a été
manière de faire apparaître ce surréel cru, bain de sang et de soleil.
Séparation, extase. Effacement où tout affleure. « Il n’y a probablement de pensée solide — comme
d’ailleurs d’œuvre solide, quel qu’en soit le genre, s’agit-il de comédie ou
d’opéra-bouffe — que dans le registre de l’impitoyable et du désespoir
(désespoir par quoi je n’entends pas une disposition d’esprit portée à la
mélancolie, tant s’en faut, mais une disposition réfractaire absolument à tout
ce qui ressemble à de l’espoir ou de l’attente). Tout ce qui vise à atténuer la
cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a pour conséquence
immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises comme la plus
estimables des causes — témoin, par exemple, le cinéma de Charlie Chaplin. »
(Clément Rosset.)
L’idée est de travailler sur place et de décider avec une caméra de la « danse » de vie qui n’a pas nom.
Yves-Noël
Genod — mai 2014
Labels: mexique
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