P ierre Droulers
Parler de Pierre — il me semble que j’en ai déjà parlé… mais je ne retrouve pas mes notes. Tant mieux, je sais ce que je voudrais dire, mais on voudrait toujours n’avoir pas à le dire. Ce serait mieux de ne pas se parler comme on se parle, ne trouvez-vous pas ? Pierre m’a, concrètement, ouvert un espace en Belgique — c’est un pays concret, la Belgique… pas tant que ça. Il me semble que ce que propose Pierre, c’est d’ouvrir des espaces qui justement ne ressemblent pas à la manière qu’on a de parler — et, même, que ce ne serait pas la peine de parler de la vie, la vraie chose est tellement plus vaste. C’est cet accompagnement, cette couleur que je ressens dans son action. Comme de parler à un peintre… Nous avons travaillé ensemble, mais nous ne savons pas à quoi. Nous le savons (peut-être), mais ce n’est pas la peine d’en parler. « La spontanéité est le secret de la vie », dit Federico Fellini. L’amitié, le terme d’ « amitié » s’en approche. Pierre a vu beaucoup de mes spectacles, même les plus rares. Je crois, guidé par des filles, au départ, Anissia, Sofie. Je n’ai vu qu’un seul de ses spectacles, à ce jour, très longtemps après, mais c’est pareil (De l’air et du vent, dans sa reprise). A la Raffinerie, invité par Pierre, j’ai donné Blektre, de Nathalie Quintane et Charles Torris, une pièce qu’Hubert Colas m’avait demandé de « mettre en espace » et que, par une astuce, l’enregistrement des voix des multiples personnages et de la didascalie par seulement deux comédiens, j’ai réussi à faire accéder au rang de « grand spectacle » : les performers présents sur scène jouant en un playback approximatif ou je-m’en-foutiste une sorte d’happening très libre. La version proposée à Bruxelles a finalement été plus « pro », plus aboutie qu’elle ne l’était quand Pierre l’a vue à Paris, au théâtre de la Colline, plus « extension du vide », plus trouée et désertique et qu’il a préférée. L’année suivante, il y a eu la grande expérience de 1er Avril (nommé ainsi parce que c’était la date de la représentation) (et sous-titré Jour des fous). Là, avec un véritable et très agréable accueil à la Raffinerie, plus d’argent, un mois en tout, je crois, nous avons pu proposer deux actes que je trouve toujours d’une splendeur exquise. Les souvenirs, les photos et les films en témoignent. Dans l’air flottaient des particules. Il manquait un acte, à mon sens, dans l’élan, j’ai hésité, avec quinze jours ou peut-être seulement une semaine de plus, nous le faisions. Pierre m’encourageait, les bureaux freinaient gentiment pour ne pas que la soirée — de festival — ne s’allonge de trop, il y avait encore un concert après nous. J’ai pensé que le public pouvait ne voir, après tout, qu’une œuvre inachevée (deux actes complètement prêts et l’espace et la matière qui en appelaient un troisième, la résolution). Bien sûr, ce troisième acte n’a jamais été fait et je continue à l’avoir en tête : une sorte de pique-nique cosmique réunissant dans on ne sait quelle lande intergalactique les protagonistes du premier et du deuxième acte (les deux parties présentées étaient très différentes, très éloignées). Mais, deux ans après, un nouveau 1er Avril a eu lieu à Paris, aux Bouffes du Nord (obligatoirement à cette même date et cette fois pour dix représentations), basé sur le même principe que ce premier spectacle, très ouvert, de petites troupes de music-hall, de cinéma perdues dans un espace-temps flottant et malléable. Il y aurait beaucoup à décrire de ce premier spectacle de Bruxelles. La place, ici, est trop étroite, mais, ce sublime spectacle, Pierre s’y est beaucoup impliqué, il m’a accompagné comme un frère, il venait aux filages et me faisait des remarques toujours justes et utiles, demandait que Lorenzo de Angelis, par exemple, double ou triple le temps de ses danses. Le fils de Pierre, Bram, était la star de la deuxième partie de ce spectacle, je ne sais plus quel âge il avait, neuf ans… Je le mentionne ici pour évoquer encore le caractère exceptionnel de ce spectacle. Il était impayable, irrésistible, incroyablement pro aussi (au point de dédaigner les répétitions pour ne se donner qu’en public), jouant avec Marlène Saldana et Jean-Biche. Jeanne Balibar était revenue du Brésil avec une tenue de samba et des chansons qu’elle avait traduite de Caetano Veloso. C’est bien sûr à la Raffinerie, pour ce spectacle, que j’ai rencontré l’ingénieur du son Benoît Pelé qui m’accompagne depuis lors. Comme à mon habitude, nous avons proposé des avant-premières gratuites qui ont permis de jouer plus et de finir de fabriquer le spectacle avec le public. Il s’est créé un réel engouement à Bruxelles. Beaucoup ont vu ce spectacle et ne l’ont pas oublié. L’année suivante, Pierre a perdu la possibilité de programmer ce festival, Compil' d’Avril, dans lequel il m’invitait. Il a alors créé — avec moins de moyens — un festival de formes courtes intitulé Danseur. Et c’est là que nous avons présenté, l’année dernière, le Sacre du printemps renommé, comme il l’avait été à sa création par ses détracteurs, Massacre du printemps : une sorte de poétique du combat de boxe avec deux interprètes, Adrien Dantou et Gaël Sall, dans un ring d’une lumière constamment changeante, vivante comme la nature, aux vitesses naturelles (c’est-à-dire très rapides, bougeant de manière aléatoire) inventé par Philippe Gladieux. Maintenant que les possibilités d’ouverture vers ces espaces qui sont ceux de Pierre autant que les miens — que je ne cherche pas à définir plus que ça —, cette confiance, se referment, que les nuages s’amoncellent, il me semble pourtant que nous n’en avons pas du tout fini, Pierre et moi, de travailler ensemble, que nous travaillons encore ensemble, en un sens. L’amitié, je disais, et, finalement, tous les autres mots font long feu,
Yves-Noël Genod, 11 mai 2016
Labels: correspondance
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