C et art qui me semble crucial
Il y avait une chose qui, pour moi, était un mystère. Oui, il y avait dix ans que je voyais les chorégraphies de Laurent Chétouane et que je le considérais, lui, comme le génie de notre temps, laissant loin derrière tous les autres — un peu comme l'on considère Proust comme le génie des écrivains — et j'avais donc naturellement envoyé des dizaines de personnes voir ses spectacles et aucune n'en était vraiment revenue bouleversée. Certaines même très en colère. Je précise que je ne suis pas non plus tout seul à aimer les spectacles de Laurent ! Ce soir de première de la pièce Khaos, à Berlin, dans la belle nuit biologique, salle divisée, mais une moitié au moins très enthousiaste. Applaudissements nourris. Karim Bel Kacem est venu après avoir vu mon annonce FaceBook, mais — rien — et Felix qui avait été si en colère, hors de lui, la première fois où je l'avais envoyé dithyrambique — il était sorti pendant la pièce — avait voulu revenir : « J'ai changé. Je pense même que je pourrais travailler avec Laurent... » En fait, il n'a pas changé du tout, tant mieux pour lui, et il s'est vraiment ennuyé (au moins, il n'est pas sorti). Hors, moi, eh bien, moi, eh bien, mais à peine je mets un pied dans la salle où va se dérouler le spectacle que je suis touché, atteint, métamorphosé, illimité, apaisé, l'espace étant incroyablement travaillé vrai et vraiment travaillé, accueillant, accueillant pour de vrai, il y a un être ensemble possible dans l'espace, ça tout le monde l'a ressenti ce soir, peut-être inconsciemment, mais quand même, et j'ai cru que la salle était acquise comme je l'étais. Ensuite, ceux qui partent furieux en tapant des pieds sont pour moi les électeurs de Trump. Pour moi, au contraire, c'est facile, émerveillant, un paradis. Poisson dans l'eau, enfant que j'étais. Enfin ! enfin un artiste du monde réel. C'est-à-dire, je pense que les autres (chorégraphes) sont dans des métaphores parfois d'une immense beauté, mais que, lui, Laurent, il est dans le réel. Le réel, c'est quoi, par exemple ? C'est l'espace et la perception, la polyphonie de l'instant. Et, moi, qu'est-ce que je fais aussi ? Laurent avec qui je parlais ensuite dans le café bruyant enrubanné de la longue nuit en spirale me disait que c'est ce qui peut effrayer, que ce soit dans le réel. Il me disait une phrase qu'une femme lui avait dite la veille, elle est très belle, oui : « Laurent, tu fais en sorte que ton art n'appartienne à personne, pas même à toi. »
Labels: berlin
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