« Il y a des intellectuels partout et il y a des intellectuels de tout. C’est-à-dire : Il y a une immense tourbe d’hommes qui sentent par sentiments tout faits, dans la même proportion qu’il y a une immense tourbe d’hommes qui pensent par idées toutes faites, et dans la même proportion il y a une immense tourbe d’hommes qui veulent par volontés toutes faites, dans la même proportion qu’il y a une immense tourbe de « chrétiens » qui répètent machinalement les paroles de la prière.
Et l’on pourrait aller longtemps et passer dans tous les compartiments et l’on pourrait dire : Dans la même proportion qu’il y a une immense tourbe de peintres qui dessinent par des lignes toutes faites. Il y a aussi peu de peintres qui regardent que de philosophes qui pensent.
Cette dénonciation d’un intellectualisme universel c’est-à-dire d’une paresse universelle consistant à toujours se servir du tout fait aura été l’une des grandes conquêtes et l’instauratio magna de la philosophie bergsonienne. Il est vrai que l’immense majorité des hommes pense par idées toutes faites. Par idées apprises. Mais il est vrai aussi, de même et partout, il est vrai que l’immense majorité des hommes voit par visions toutes faites. Par visions apprises. Il y a une paresse universelle et pour ainsi dire infatigable. C’est le travail qui se fatigue, mais la paresse, mais la fatigue ne se fatigue pas. La dénonciation de cette paresse, de cette fatigue, de cet intellectualisme constant est au seuil de l’invention bergsonienne.
On me dit : Qu’est-ce que c’est que cette invention qui ne consiste qu’à dénoncer une vieille habitude. Qu’est-ce que c’est que cette nouveauté qui consiste à dénoncer et quand même elle consisterait à révéler une tare héréditaire. Qu’est-ce que c’est que ce positif qui consiste à ne point tomber dans le négatif. Qu’est-ce que c’est que ce plus qui consiste simplement à ne point tomber dans le moins. Qu’est-ce que c’est que cette acquisition, qu’est-ce que c’est que cette conquête qui consiste à ne pas perdre ses plus anciennes provinces.
Et moi je demande : en connaissez-vous beaucoup d’autres. Empêcher l’homme de descendre certaines pentes, n’est-ce point un travail de géant. Empêcher l’homme de descendre certaines pentes sentimentales, certaines pentes morales, certaines pentes de conduite, n’est-ce point le travail et la plus grande partie du secret de tant d’arts et des plus grandes morales. Empêcher l’homme, déshabituer, désentraver l’homme de descendre certaines pentes mentales, si seulement on y réussissait, certaines pentes de pensée, soyons convaincus qu’il y aurait là, qu’il y avait là matière, objet à une très grande logique, à une très grande morale, à une très grande métaphysique. La liberté, dont on dit qu’elle est le premier des biens, ne s’obtient généralement que par une opération de désentrave. Pourquoi la réalité, qui est peut-être un bien plus profond, ne s’obtiendrait-elle pas aussi par une opération de désentrave. Et pourquoi une opération de désentrave ne serait-elle pas une opération d’une extrême importance. La Révolution française a été une opération, un événement historique énorme parce qu’elle a fait semblant de désentraver le monde d’un semblant de servitude politique. Et enfin tout l’immense appareil de l’incarnation et de la rédemption n’a-t-il pas été dressé pour désentraver l’homme, pour l’empêcher de rester tombé dans l’esclavage et j’ai presque envie de dire dans l’habitude du péché originel. Car le péché était surtout devenu une immense habitude. Et l’esclavage est l’habitude pour ainsi dire la plus habituée. »
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