Tuesday, December 13, 2016

B rûlons les interdits


Dans le train, je vous écrivais cette lettre :
Pour résumer la situation et ses contradictions : dans cette école où l’on m’invite si gentiment à vous donner un workshop, on vous propose peut-être de FAIRE, c’est ce que j’imagine, mais, moi, je vais vous demander d'ETRE. (Il y a un texte de Charles Péguy très beau, sur la différence qu'il y a entre le sculpteur du marbre et le sculpteur du fer — avec le jeu de mot —, il faudrait le retrouver.) Je m'en fiche un peu de ce que vous faites (je n'y comprendrai probablement pas grand chose) ; vous pouvez donc faire tout ce que vous voulez à condition d'être. C’est ce travail — ou cette absence de travail — que je vous propose. Et que ça vous rende libres ! C’est cette liberté équivalente dans le faire et le non faire que je vous demande. Vous me direz : l'être n'est-il pas là en permanence (par définition) ? Oui, je réponds, il est là en permanence, mais on s'en détourne toujours. Enfin, en tout cas, il y a (pour le moins) une grande activité humaine à s'en détourner. Se détourner du réel. Lisez Clément Rosset, Le Réel et son double. Le matin, en mars, il y aura un enseignement théorique qui sera le même que celui que je vous ai donné aujourd'hui (dans une salle que nous choisirons de meilleure acoustique). L'après-midi : travaux pratiques. Tout ce que vous voulez, mais il faudra être capable de le partager (dans l’espace réel). Œuvres imaginaires ou semi-imaginaires ou réalisées, avec la pensée, avec la sensation, avec tous les moyens de communication, mais dans l’espace, dans le réel, d’aucuns disent avec le corps, mais, ça, je ne sais pas trop ce que ça signifie (bien entendu avec le corps ! a-t-on déjà croisé un homme sans son corps ?) Je suggère quelque chose : je trouve que vous devriez profiter de mon savoir, celui de diriger, d’aider les interprètes. Ne me présentez pas d’œuvres plastiques dont je ne saurais trop que dire, au mieux : oh, que c'est beau !, mais jouez le jeu de jouer, de n’arriver avec rien dans les poches (qu’une matière imaginaire, travaillée en amont, qui ne se voit pas). Jouer une pièce, un poème, un film, une œuvre du répertoire de la danse (un ballet classique ou contemporain) ou un opéra. Ou n’importe quoi qui vous concerne de près ou de loin. Mais n’ayez pas peur de l’ambition, de vous intéresser à une seule grande chose, c’est plus facile. Les petites choses (article de journaux…) sont aussi intéressantes que les grandes, mais les grandes choses donnent (en plus) la méthode. Dans Hamlet, il y a la méthode pour le jouer, Hamlet dit lui-même comment le jouer. Un mot sur les performances : j’ai beaucoup moins de connaissances dans ce domaine que vos professeurs, en fait je n’y connais pas grand chose. L’immense majorité des performances m’ennuient. Autre chose encore : si vous fabriquez (en atelier de sculpture, par exemple, avec Hervé) des objets en vue de ce workshop, il faut que vous les pensiez comme des costumes, à votre taille (ou à celles d’autres personnes du groupe). Costumes, prothèses, ça peut même aller jusqu’au décor, mais, pareil, décors, environnements qui devraient n’être que des prolongements de vous-même, des habillements, même jusqu’à la disparition comme on le voit dans ce poème de Wallace Stevens sur la présence ci-dessous appelé justement Theory (je vous conseille tout Wallace Stevens ; je vous conseille d’ailleurs, tous les poètes, j’ai été surpris que vous n’en lisiez pas). Mais, attention, faire aller la présence jusqu’à la disparition est très difficile, j’ai appelé mon association Le Dispariteur, je sais ce que c’est : dans le plus beau théâtre dans lequel j’ai joué, le théâtre des Bouffes du Nord à Paris, j’ai répété aux nombreux interprètes (ils étaient dix-huit) : « L’idéal serait des costumes avec personne dedans », mais c’était parce que ce théâtre, ce lieu, était extrêmement beau et lumineux, que la « présence » — infiniment déposée par Peter Brook — y était délicate et massive et que ce n’était alors peut-être plus une question de personnes mais de ce lieu. Mais je parle et vous ne comprenez pas ce que je vous dis… Voici ce poème : 

« I am what is around me 

Women understand this.
One is not duchess
A hundred yards from a carriage.

These, then are portraits:
 A black vestibule;
A high bed sheltered by curtains.

These are merely instances. »

L’essentiel, je le redis, sera le déshabillement du faire au profit de l’être, de la présence, de la personne. Que vous deveniez (pendant ces cinq jours) interprètes de l’incarnation. Ainsi nous n’apprendrons rien. Vous avez tout pour traiter d’un sujet aussi général…

Les thèmes que nous avons évoqués et qui peuvent vous aider — ou non — à fabriquer votre propre enseignement : le rêve, l'imaginaire, l'immatériel, les frontières, la traversée des seuils, l'espace, tout l'espace, le silence, tourner le sens, tous les sens, le secret, partager un secret sans le révéler, la poésie (Borges dit que la poésie existe dans l'univers au même titre qu’une montagne, un fleuve, une femme, qu'on en ressent la présence comme on ressent la proximité d'une femme, d'un fleuve ou d'une montagne…), l'hôpital (le lieu où nous serons, la maison), le masque, l’animal (la chanson dit : « Vous êtes des animaux »), la transmigration des espèces, l'imaginaire, trouver le moyens de rendre compte d'une œuvre comme si elle était réelle alors qu'elle est irréalisable ou, pour une raison ou pour une autre, irréalisée, le mensonge... Ajoutez le miroir, le sexe (Alexis proposait au restaurant le livre de William Reich, La Fonction de l'orgasme), la mort, la folie (Alexis disait qu'Herman Hesse montre qu'être au monde, c'est peut-être devenir fou), l'oubli, enfin ajoutez et complexifiez la pensée de manière à avancer d'instinct et dans la boue comme, par exemple, une taupe aveugle. Gardez en mémoire cette phrase de Proust que je vous ai lue qui dit que rien ne se fait de vraiment grand qu'en étant chien (ou taupe…), que la science (au sens du savoir et de l'intelligence) est nulle en art. Ce sont ses mots (d’une autre lettre que je ne vous ai pas lue) : « nulle en art ». Il s'agira de faire de l’art, en effet, et pour une fois, en n'ayant rien dans les poches, en ayant tout oublié, en comprenant qu'il y a deux mondes, le monde des sensations et le monde des nominations et que rester vivant (c'est le titre d'un de mes spectacles), c'est se tenir coûte que coûte, comme le dit Proust, dans ce premier monde, celui des sensations (et des sentiments), de la joie vraie, de la tendresse vraie et de la vraie souffrance, de rester chien — ou plante ou pierre ou air ou cheval ou machine ou vague —, mais de ne pas chercher à faire l'homme. 

Le théâtre, pour moi, ce n’est pas une échappée de l'ici vers l'ailleurs, mais au contraire à une convergence quasi magique de tout ailleurs vers l’ici comme à la manière des poésie de Gérard de Nerval (Les Chimères) ou comme à la manière de ce bout de phrase de Stéphane Mallarmé : « je le fais absolument scénique, non possible au théâtre, mais exigeant le théâtre ». Exigeant le théâtre, je l’entends :  exigeant la réalisation, le présent.

Jouer, c’est jouer la fantaisie d’être un autre et c’est assumer ces re-présentations en rapport avec cette multiplicité toujours mouvante du réel (les « moi » qui se catapultent).

Extraits de Wikipédia sur Le Réel et son double

« La structure paradoxale du double (être à la fois lui-même et l'autre) prend sa source dans l'illusion, c'est-à-dire dans la scission d'un événement unique en deux évènements. Cette scission est rendue possible par la propension, chez l'être humain, de la mise à l'écart du réel lorsque celui-ci se montre déplaisant. L'être humain manifeste une tolérance toute relative à l'égard du réel, tolérance conditionnelle et provisoire qui peut être suspendue n'importe quand. Mais « s'il insiste et tient absolument à être perçu, il (le réel) pourra toujours aller se faire voir ailleurs ». L'illusion constitue pour cet auteur une « perception inutile », car, si cette dernière peut s'avérer juste, elle ne s'accompagne pas alors d'un comportement adapté à elle : il y a dédoublement de l’événement. »

« Pour Clément Rosset la structure oraculaire de tout évènement entraine une duplication du réel. Et la métaphysique, de Platon à nos jours, y compris chez Hegel et Lacan, est une entreprise de mise à l'écart du réel par duplication de l'évènement, « faisant de ce dernier une image d'un autre évènement dont elle ne figure qu'une imitation plus ou moins réussie ». Le Réel est doublé par le réel, il est l'envers du monde réel, son ombre, son double, et la métaphysique est une métaphysique de l'autre, notamment parce que la recherche du sens est fournie par l'autre. Avec la mise à l'écart du Réel, au plus doux cette inattention à la vie, au plus fort cette dénégation du présent, l'être humain se prive de l'immédiateté, c'est-à-dire de l'évènement premier, pour atteindre directement le monde du re-présentable. La représentation ne serait chez l'homme que la seule façon d'aborder l'insupportable éclat du présent, trop inquiétante, voire invisible et non perçue. »

Bien à vous, vous pouvez me joindre pour toute question et me tenir au courant de vos propositions,

Yves-Noël  

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