Sunday, September 01, 2024

T homas demeura à lire dans sa chambre


« Thomas demeura à lire dans sa chambre. Il était assis, les mains jointes au-dessus de son front, les pouces appuyés contre la racine de ses cheveux, si absorbé qu'il ne faisait pas un mouvement lorsqu'on ouvrait la porte. Ceux qui entraient, voyant son livre toujours ouvert aux mêmes pages, pensaient qu'il feignait de lire. Il lisait. Il lisait avec une attention et une minutie insurpassables. Il était, auprès de chaque signe, dans la situation où se trouve le mâle quand la mante religieuse va le dévorer. L'un et l'autre se regardaient. Les mots, issus d'un livre qui prenait une puissance mortelle, exerçaient sur le regard qui les touchait un attrait doux et paisible. Chacun d'eux, comme un œil à demi fermé, laissait entrer le regard trop vif qu'en d'autres circonstances il n'eût pas souffert [...] Il se voyait avec plaisir dans cet œil qui le voyait. Son plaisir même devint très grand. Il devint si grand, si impitoyable qu'il le subit avec une sorte d'effroi et que, s'étant dressé, moment insupportable, sans recevoir de son interlocuteur un signe complice, il aperçut toute l'étrangeté qu'il y avait à être observé par un mot comme par un être vivant, et non seulement un mot, mais tous les mots qui se trouvaient dans ce mot, par tous ceux qui l'accompagnaient et qui à leur tour contenaient eux-mêmes d'autres mots, comme une suite d'anges s'ouvrant à l'infini jusqu'à l'œil absolu. D'un texte aussi bien défendu, loin de s'écarter, il mit toute sa force à vouloir se saisir, refusant obstinément de retirer son regard, croyant être encore un lecteur profond, quand déjà les mots s'emparaient de lui et commençaient de le lire. »

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L es Dégats, les vieillissements de l’été dans les miroirs parisiens


Je suis rentrée hier, j’étais partie le 9 juin. La pollution à l’arrivée du double TGV rempli de vacanciers, des vrais, des gens jeunes et heureux, à tu et à toi avec la société ; la société, ils ne l’interrogent pas, ils sont heureux — et jeunes ! Je crois que je ne vais pas parvenir à respirer. Mais je sais aussi que c’est une question d’habitude, ça mettra 2, 3 jours. Je me dis que c’est la gare, que ça va aller mieux quand j’en sortirai. Et, en effet, dehors, c’est un peu mieux. Il a plu, il y a une vilaine lumière luisante, quelques figures parisiennes errantes (parmi lesquelles je m’inscris illico). Je laisse passer les bus parce qu’on m’y annonce un tarif de 5 €. C’est l’augmentation dû au JO, je n’étais pas au courant. Mais qui monte encore dans un bus à ce prix-là ? Du coup, je fini par prendre un taxi, 30 €. Oui, mais c’est un taxi. 25 € finalement ça me coûte si on enlève les 5 €. Et puis c’est un pauvre qui conduit, un émigré, j’ai l’impression de faire une bonne action. Il parle faiblement le français, cherche la grammaire, le vocabulaire, parle bas, mais il parvient, si je me penche vers lui (j’ai la fenêtre ouverte), à m’entretenir à peu près de choses dont les chauffeurs de taxis entretiennent leurs clients. En gros, les temps sont durs, les taxis ont fait moins d’argent pendant les JO que l'été 2023, etc. J’avais lu ça déjà, je ne peux qu’acquiescer, compatir… 


J’arrive dans ma double chambrette, suant, grimpant de nouveau les 6 étages, j’ouvre toutes les fenêtres très vite pour survivre à l’antimite dont j’avais gonflé l’apparte. Je trouve une boîte de sardines, un paquet de chips, ce qui me réjouit. Je retrouve surtout l’incroyable remplissage qui m’étonne. Mon sac est gros, est lourd, mais il y en a 100 fois plus chez moi. Chez moi ! Quelle impression. Toute naturelle. Je réussis à regarder un film que j’aime, un d’Audiard que je ne connaissais pas avec Annie Girardot sublime : Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas, mais… elle cause ! J’adore. Je me demande pourquoi je n’aime que les acteurs anciens ; je ne connais pas les nouveaux, en fait. Je connais Marina Foïs, quand même. Je dors les fenêtres grandes ouvertes, c’est de nouveau l’été. Le matin, j’enlève mes boules Quiès et je dors encore. J’entends des oiseaux parmi la rumeur calme d’un dimanche à Paris : septembre, les gens heureux, relativement heureux


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Saturday, August 31, 2024

L es Brisants de Portsall


Je me réveille, j’ai la fin d’un texte que je croyais avoir écrit. Le temps d'aller pisser, de boire un peu, de passer une chemise et une veste (et des manchons pour les poignets), d’allumer l'ordi avec ce fichu mot de passe, je l’ai bien sûr oublié, le texte, car il n’existe pas, il a disparu, il me reste la toute fin mais reliée à rien : « mais elle en remplace une autre qui en remplace une autre » (de cela seul je suis sûr, le reste, les circonstances, se perd…) 


RV est en dépression depuis 30 ans. Je demande à l’une de ses sœurs ce qu’il a. « Il n’a rien, en fait. Emmanuelle (le médecin de la famille) lui a fait tous les examens, elle ne lui a rien trouvé. Il est resté longtemps à l’hôpital, 2 mois au moins ». L’année dernière, il s’est fait attaquer par des « loubards », il a été « laissé pour mort » devant chez lui. Aucun mobile, rien n’a été volé. « La violence pure. » C’est à la suite de ça qu’Emmanuelle l’a fait hospitalisé à Brest, dans son service. Il voulait mourir, il se laissait mourir, il disait : « Je suis prêt ». Il ne mangeait plus. Il tombait, il ne se relevait plus. Quand je vais lui rendre visite, la journée est splendide, c’est peu de le dire. Il ne paraît pas surpris (mais j’apprends un peu plus tard qu’Elysabeth l’a prévenu). Il parle avec quelqu’un. C’est l’un de ses voisins qui lui a taillé la haie et qui lui propose d’aller prendre un café. Mais j’ai la priorité. Il ne me fait pas entrer, mais passe un assez long moment devant moi à enfiler ses sandales en plastique, comme le temps de mettre les choses en ordre, et puis, toujours sans trop de mots, il m’entraîne quelque part. On passe dans des sentiers parmi des maisons parfois neuves, on passe devant un cimetière. On arrive au port. Je propose alors qu’on prenne un verre à une terrasse, mais ce n’est pas le moment, il m’entraîne plus loin, il veut me montrer la splendeur de la baie. On passe devant la coopérative maritime, l’immense crêperie jaune moutarde qui « n’ouvre qu’un mois dans l’année », s’amuse-t-il. Il a commencé à parler, beaucoup, agréablement. On arrive devant l’immense ancre exposée de l’Amoco Cadiz devant laquelle les gens se photographient. C’est là qu’a eu lieu la marée noire la plus épouvantable du siècle, en 1978, je lui rappelle la blague de Coluche qui jouait le ministre du tourisme : « J’affirme que les plages bretonnes seront entièrement nettoyées pour l’été. D’ailleurs, j’irai moi-même passer mes vacances à Ploumazout et Trégasoil ». On rit de nouveau. C’est curieux comme une blague peut traverser les décennies. Au retour, on s’arrête à une terrasse et on sirote un Orangina pour moi et, pour lui, une Plancoët pétillante avec une rondelle de citron. Je suis pressée de rentrer. Je voudrais encore, dans cette journée, en avoir une autre, plusieurs autres. Il voudrait me retenir. Il est content, amusé de ma visite parce que, dit-il, « personne ne vient jamais me voir ». Il n’a plus de voiture. Je lui demande comment il fait pour les courses. Il me répond qu’une voisine l’emmène une fois par semaine au supermarché. Il vit dans une petite maison (mais une maison !) HLM, un logement social. C’est pour ça qu’il se retrouve à Portsall, il a été placé là parce qu’il y avait de la place. Sa famille a essayé de le rapprocher, mais sans résultat car il n’est pas prioritaire puisque il a déjà un endroit. L’endroit qu’il me montre est le plus beau du monde, les îles, les îlots, la transparence, les algues magnifiques qui se déploient comme des chevelures, les sables très blancs, le bleu, les oiseaux… Mais il m’assure que l’hiver, c’est autre chose, il n’y a personne. L’hiver, il veut mourir. L’hiver toute la Bretagne veut mourir. Ce n’est pas qu’il fasse froid, c’est qu’il ne fait « rien ». Le paradis est effacé. Un poème d’Emily Dickinson pourrait seul rendre l’horreur de ses « winter afternoons » ; j'en ai toujours avec moi


C’est toujours caricatural, ce qu’on écrit sur les autres ou sur soi-même. La réalité est toujours plus douce qu’on ne le raconte. C’est pour ça que ce n’est pas extraordinaire d’écrire. C’est-à-dire, ce qu’il serait seul possible, c’est la poésie. Mais c’est rare, la poésie. Si j’en crois France Culture qui me parvient parfois dans la voiture, la poésie n’est pas au rendez-vous de ce qui se publie à la rentrée.


Sentir comme Peter Handke, se sentir en train de sentir le monde, le vrai monde, pas celui des parlottes France Culture, non, le monde tellurique et végétal et animal, celui qui vit en même temps que soi. Et les passés, les strates, en même temps que le présent et l'éventuel futur. C’est cela, peut-être, écrire. Tout le reste… « Tout est vrai dans mon roman ! » Tu parles. Pauvre type. J’écoute ces émissions de France Cul et je me dis : ces hommes ont tellement tellement besoin d’être reconnus socialement, tout est sur du vide, désespérés, en fait. La conversation avec RV aussi est sur du vide, désespérée, mais, comme je disais, la réalité est toujours meilleure que ce qu’on en raconte. 

Tuesday, August 27, 2024

Titre (emprunté à Paul Eluard, vers qu'il a biffé, qu'il n'a pas gardé) pour un recueil de textes : 

Des rives de la vie en vrac

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Moi qui ai toujours l’attirance (et donc la peur) de me clochardiser, je constate que, dans ma famille, sans parler des morts (où sont-ils ?), les en-passe-de-mourir (maison de retraite), il y a aussi ceux des lents suicides. Plusieurs. C’est extraordinaire. On me raconte ceux qui n’ont vraiment pas de chance, une espèce de pente et, comment dit-on ? de cercle vicieux. Amour et admiration de ces gens qui ne peuvent pas s’en sortir, qui sont fabriqués pour souffrir, pour la passivité, qui n’attendent rien de la vie, qui probablement veulent mourir, mais ne sont pas capables de vouloir quoi que ce soit alors même pas ça… Grandeur incroyable de ces gens si isolés qu’ils sont, sans le savoir, dans un rapport direct avec Dieu. Dieu, l’inconnu. Ce qui ne peut pas se connaître, Dieu qu’on ne connaît que par la négative 


« J’ai pas les lèvres bleues » hurle la petite fille à travers la grève


C’est une belle journée, la plus belle que j’ai passée ici, une journée de plein été, la mer transparente ; il y avait même des méduses, mais des méduses inoffensives, disaient les enfants qui ne quittaient pas l'eau gentille


Sur la grève, je lisais des chiffres 


« L’immensité de l’univers, avec ses milliers de milliards de galaxies, chacune contenant des milliards d’étoiles et de planètes »

« Courage devant la légion des univers qui se comptent par 10 à la puissance 50 et plus ! »


Et le récit des misères extraordinaires de mes cousins et celui du livre des dimensions et la mer d’huile du soir et l’infinie soirée d’été là où dure le jour le plus long de France car je m’étais placée par la parole un peu plus du côté de la vie que de la mort


« Vivre avec la vie est très difficile. Le plus souvent, nous nous efforçons d'étouffer la vie », écrit une femme que je ne connais pas, mais qui a le même prénom que ma mère et son patronyme semble dire « Fils de l’hiver » (Jeanette Winterson). Son livre s’appelle : Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? J’aimerais recommencer l’été maintenant pour lire les livres d’été que je veux lire 


La Bretagne est, depuis les années 50, la région de France la plus touchée par le suicide, 690 en moyenne / an, principalement des hommes (77%)


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Sunday, August 25, 2024

B outeille à la mer


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L 'Emotion (être lue ou être tue)


Tout est laid de ce que je lis dans les journaux ou alors (c’est fort possible), je ne sais pas les lire. Mes neveux font Science Po, ils sauront, eux. Mais enfin, tout est laid. Ce n’est pas mon monde. Ce n’est pas ce qui me porte. Le réseau social, l’addiction, ne me fait pas du bien non plus. Si je pense au monde, je suis désespérée. Où est le sens. Nihilisme, nihilisme, nihilisme généralisé. Tout le monde se tire (du navire) et se tire (dans les pattes). Et puis cette phrase d’Anna Karénine page 1059 : « Y en a qui ne vivent que pour leur panse et d’autres qui songent à Dieu et à leur âme ». A vrai dire, je ne songe guère à Dieu et à mon âme, mais voici que le pape vient me chercher sans que je n’ai rien demandé (ou alors d’une voix si basse, inaudible à moi-même). Il publie, ce mois d’août, comme une dissertation sur la lecture qui est bouleversante. 20/20. Un article du « Monde » en rendait compte, mais on trouve facilement cette lettre sur le site du Vatican. Legrand m’a dit qu’il avait pleuré en pensant à sa grand-mère qui aimait le pape et la littérature et qui aurait été émue à la lire. « Que les journaux crient tous la même chose, c’est vrai, dit le prince ; on dirait des grenouilles avant l’orage ! Ce sont sans doute leurs cris qui empêchent d’entendre la moindre voix. » Ça, c’est à la page 1076 d’Anna Karénine, le roman dont j’ai rejoint cet été le club de ceux qui l’ont lu à jamais. Parfois les journaux, je les lis mieux s’ils parlent de la complexité des choses du monde réel, cette effrayante surcomplexité qui m’effraye, mais qui m’effraye encore plus quand elle est réduite à une idéologie. Le pape en parle à propos de la littérature : « On comprend ainsi que le lecteur n’est pas le destinataire d’un message édifiant, mais qu’il est une personne activement sollicitée à s’aventurer sur un terrain instable où les frontières entre le salut et la perdition ne sont pas a priori définies et séparées. L’acte de lecture s’apparente donc à un acte de « discernement » par lequel le lecteur est impliqué personnellement en tant que « sujet » de la lecture et en même temps « objet » de ce qu’il lit. En lisant un roman ou une œuvre poétique, le lecteur vit l’expérience d’« être lu » par les mots qu’il lit. Le lecteur est ainsi semblable à un joueur sur le terrain : il joue le jeu, mais en même temps le jeu se fait à travers lui, en ce sens qu’il est totalement impliqué dans ce qu’il fait. » ETRE LUE

Saturday, August 24, 2024

L es Imaginaires de l’avenir


Ma tante Hélène ne se souvient plus de rien (de pas grand chose), elle s’en plaint à moi. Ma tante Marie-Thérèse, en revanche, raconte beaucoup d’une mémoire qui va partir avec elle. A propos de la plainte d’Hélène, elle me dit (intonation bretonne) : « Moi non plus, je ne me souviens pas, mais c’est en parlant que ça revient ! ». C’est très juste, c’est en parlant que tout se fait. Moi aussi, en parlant avec elle, en l’écoutant, je me mets à me souvenir de choses dont je n’avais jusque là pas du tout conscience. Mais Hélène n’a pas de chance. Elle n’est plus chez elle et sa maison de retraite n’est pas à la hauteur, elle est de plus en plus isolée, elle est aveugle, on ne s’occupe pas d’elle, on l’oublie. Elle n’entend plus bien non plus, on ne l’appareille pas. On se contente de mettre la radio fort et de la laisser dormir sur son fauteuil. C’est comme cela que je la trouve. Rien de plus facile que d’oublier quelqu’un. Il n’y a presque personne dans cette maison de retraite. En tout cas, dans les après-midis où je viens, il ne se passe rien. Quand je croise des employées, elles me sourient d’un sourire un peu fautif comme si j’allais les gronder (ce que, bien sûr, je ne fais pas), comme si elles étaient habituées aux plaintes des visiteurs. Elles ne foutent rien, en fait. J’en vois une qui, assise à table, plie des serviettes. Elles pourraient faire une partie de cartes. C’est aussi faux que dans un film. De la figuration. Au diner, Emmanuelle raconte, en la regardant affectueusement, que sa mère (Marie-Thérèse) a, dans cette journée d’août 2024, coupé la haie, fait un délicieux far breton (qui nous rassemble), ramasser les pommes tombées pour en faire une compote… Marie-Thérèse : « Eh bien… je revis, alors ? » Je lui répète ce qu’Emmanuelle m’a dit qu’elle avait dit : « J’ai jamais obéi à personne, c’est pas maintenant que je vais commencer… » Elle ne se souvient pas d’avoir dit ça, elle dément gentiment : « J’ai fait ce qu’on me demandait… » Etre une femme au XXème siècle, c’est pareil, au fond, obéir/désobéir. C’est vrai que toute la vie de cette femme, de mon point de vue d’enfant qui dure jusqu’à maintenant puisque je n’ai jamais encore été adulte (quand grandirai-je ?) m’a été comme une leçon de liberté ; ma mère déployant — sauf les deux dernières années que j’ai tellement aimées (trop courtes) — la leçon inverse. De celle qui ne savait rien faire de la vie, une leçon d’enfermement


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Friday, August 23, 2024

Je me demande si la relecture n’est pas la lecture, si même la lecture n’est pas déjà la relecture. Il y a, bien sûr, que le temps nous est épouvantablement compté et qu’on se dit : mieux vaut découvrir ce qu’on ne connaît pas encore (qui est infini) plutôt que relire comme on l'aimerait. Or il n’y a qu’une chose à faire, c’est relire à l’infini — pendant cette durée de la vie qui est si courte — les textes sacrésRelire, c’est aussi relire la perfection. Il faut lire avec ce souci de perfection. Même les films. J’ai revu (encore !) hier au soir Le Samouraï. Film parfait. (Tant pis pour les autres.) Et même si je me désole de ne pas la lire chaque jour (chaque jour quelques pages, comme le fait, je crois, Laure Adler), tout ce que je lis — ce que je lis de parfait — est rattaché à la Bible, mérite d’être rassemblé comme le savoir humain unique dans un seul et même livre qu’on appellera alors la Bible comme on dirait la Sagesse. La Sagesse de la Douleur de notre rapport au monde qu'il faut réécrire chaque jour (et déjà dit pourtant). Un exemple de perfection ? Arthur Rimbaud, fin d’Une Saison en enfer, relue au réveil ce jour d’hui 23 août : « Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent, toujours, sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le coeur l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre ! » Même si le livre disparaît, même s’il est brûlé, même si l’humanité est détruite (elle le sera), ces lignes auront été lues — pour toujours, oui, je le pense. A ma tante aveugle, j’avais proposé, l’autre jour, de lui faire la lecture. Nous étions sur la terrasse qui donne sur la rivière de Morlaix qui se remplit et se vide avec la marée. Je n’avais rien prévu, qqch de court que j’aurais trouvé sur mon tél. Une fable de La Fontaine ? Un conte de Grimm ? Un conte breton ? Une page de l’Evangile ? Sans réponse, j’optais pour une page de l’Evangile en rapport avec l'un des textes de Rimbaud que j’avais relus le matin qui sont parmi mes préférés, Rimbaud réécrivant, paraphrasant des scènes de la vie de Jésus tirées des Evangiles — il n'existe que 3 de ces textes comme si Rimbaud avait eu un projet plus vaste et qu’il s’était arrêté là. On appelle ces 3 textes, les Proses évangéliques. Elles sont sublimes. Et aussi parce que ma tante était très religieuse, je dis était parce que le texte que je lui ai lu, l’épisode de la Samaritaine qui m’a mis, moi, plusieurs fois des sanglots dans la gorge et qui l'a émue aussi, elle m'a assuré en faire la connaissance. « Si, tu le connais très bien — tu l’as oublié, mais tu le connais. » Qu'est-ce que c'est la religion quand on en oublie les textes ? Peut-être s'approche-t-on alors du « Pur Néant en Dieu » cher à Maître Eckhart...


Tuesday, August 20, 2024

E mile lit elle


Je me revois arrivant dans cet appartement à Saint-Germain, pas très loin de la gare, ça au moins c’était pratique, en arrivant du Mans, la réunion s’était éternisée, au Radeau on discutait des après-midis entières dans les arbres, j’avais eu peur de louper le train ou simplement qu’on me demande pourquoi j’étais si pressée, enfin j’étais parvenue à m’éclipser à temps pour rejoindre le rendez-vous prévu et désiré, secret bonheur, secret cadeau, chez Marguerite Duras. Marguerite Duras en était à la fin de sa vie et pourtant en pleine forme créatrice et dans la vie aussi. Moi, je n’étais rien, je n’avais qu’une existence de larve (du moins le le croyais), mais elle, elle était tout, elle était la joie de vivre et de créer. Elle avait échappé plusieurs fois à la mort et elle en profitait. Elle profitait de la vie. Elle nous lisait les pages qu’elle avait écrites dans la journée. Une fois, ç’avait été celles qui racontaient les godasses de la femme du « Captain » dans Emily L., je ne les retrouve pas sur Internet, je crois bien pourtant qu’elles sont restées dans le livre. Elle nous avait demandé à la fin : « Ça fait pas trop Beckett ? » J'avais répondu avec enthousiasme que ça ne faisait pas du tout Beckett (que j'avais peu lu) (en fait, si). Le livre devait s’appeler un moment La Promenade à Quillebeuf, mais, là aussi, ça rappelait trop un grand écrivain auquel il ne fallait pas trop prêter à la comparaison (La Promenade au phare). Au départ, le livre s’appelait Les Coréens, comme il l'est dit dans ses premières pages, mais Marguerite Duras avait appelé Michel Vinaver pour lui demander si ça le dérangeait qu’elle utilise le même titre que l’une de ses pièces, il avait dit qu’il n’y voyait aucun inconvénient, mais il avait rappelé quelques jours plus tard pour dire que, finalement, ça l’embêtait un peu, pour lui demander si elle pouvait peut-être trouver un autre titre. Ç’avait été très long de trouver un autre titre. Ça s’était appelé un long moment Emily D. en hommage à Emily Dickinson dont Marguerite Duras utilisait un poème dans le livre. Mais Marguerite Duras pensait que ça n’allait pas : « La vie d’Emily n’a strictement rien à voir avec celle d’Emily Dickinson ». Alors, ça n’allait pas. Irène Lindon avait finalement dit que Emily L., c’était très bien, qu’elle rejoignait avec ce L. l’évanescence des autres héroïnes durassienne, enfin, je crois qu’elle pensait surtout à Lol V. Stein, bien sûr, et j’avais trouvé l’argument assez faible (c’était de toute manière moins fort que Lol V. Stein…) Au début, ce livre n’était qu’une nouvelle de quelques pages qu’elle nous avait fait lire et qui était très belle, j’aurais voulu qu’elle la publie comme ça. Je lui avait dit — ça lui avait plu : « On dirait un écrit posthume ». C’était ça qui était beau, dans ce texte, c’était comme si d’au-delà de la mort, Marguerite Duras écrivait encore, un court texte essentiel. Je regrette de ne pas avoir gardé cette nouvelle dans son état, je ne sais plus trop ce qu’il y avait qui n’a pas été retouché par le livre. Je sais que les pages de la fin du livre y étaient déjà, sans retouches, celles sur l’« état de l’apparition » : « Je vous ai dit aussi qu’il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu’on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l’écriture au-dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l’état de l’apparition ». La nouvelle n’avait pas de titre, c’était un problème (preuve qu’à ce moment-là elle envisageait de la publier telle quelle). J’avais dit à Marguerite Duras : « Et si, pour une fois, vous la publiiez sans titre, juste Marguerite Duras ? — Ah non, ça, on ne peut pas… » J’étais influencée par le modèle de Pina Bausch qui, parfois, sortait une pièce sans titre, qui ne le trouvait que par la suite, par ce qu’on en disait pour la distinguer des autres, Nelken, Les Œillets, par exemple, simplement parce que tout le monde l’appelait comme ça (le sol est couvert d’œillets). Plus tard, j’ai moi-même proposé des pièces sans titre (il faut normalement donner un titre très en avance pour l’impression des plaquettes de théâtre). Une pièce, par exemple, au Théâtre National de Chaillot où il n’y avait que mon nom dans le programme (pour me flatter, les gens du théâtre m’avaient dit : « On ne l’a accepté que de vous et de Forsythe ») et c’était resté, la pièce s’était donc appelée : Yves-Noël Genod (mon nom, à l'époque). Mais, ça, on ne peut le faire qu’une fois (et Jérôme Bel l’avait d’ailleurs fait avant moi…) Je me souviens aussi, à propos de ce livre, que Claude Régy avait dit à Marguerite Duras — puisque je crois qu’il voyait les étapes successives s’écrire et se corriger — oui, j’en suis sûr, il y avait un accord entre eux pour sortir le texte d’abord en théâtre, c’est-à-dire au moins sans la mention « roman » (pour que ça ne semble pas ensuite une « adaptation »), mais  Jérôme Lindon avait fait remarquer à Marguerite Duras qu’elle allait gagner plus d’argent s’il publiait le texte sous la mention « roman » et cet argument n’était pas tombé dans l’oreille d’une sourde, voyez-vous, ce qui avait provoqué une nouvelle fâcherie ou au moins un froid, une cessation d’activité. Mais, pendant un moment, c’était le dramaturge de Claude Régy, Armando Llamas, qui tapait les versions successives du texte. Et Claude Régy avait fait remarquer qu’à la fin il y avait une confusion, une coquille entre les « c’était trop de » et « c’était trop peu de » (je crois que cette figure de style qui recommence chaque phrase avec les mêmes mots à un nom), mais Marguerite Duras avait répondu du tac au tac que c’était pareil, exactement pareil, qu’il y ait « trop » ou « trop peu » — et, en effet, elle a laissé en l’état : « de même que c’était trop d’écrire avec seulement la pensée en tête qui surveille l’activité de la folie. C’est trop peu la pensée et la morale et aussi les cas les plus fréquents de l’être humain, les chiens par exemple, c’est trop peu et c’est mal reçu par le corps qui lit et qui veut connaître l’histoire depuis les origines, et à chaque lecture ignorer toujours plus avant que ce qu’il ignore déjà ». Je me souviens que j’étais déçue qu’elle ait rajouté toutes ces histoires romanesques, « grand public » je trouvais, de paquebots et de voyages. Les chiens fait référence (pour moi) aux Chiens, de Hervé Guibert, livre qu'elle avait détesté