Sunday, July 21, 2024

« Une des conditions du bonheur étant de n’en avoir pas conscience, de ne pas en prendre conscience. Mais tout le monde peut l’observer : en prenant conscience du bonheur et des conditions du bonheur, on est assuré de le chasser, de le mettre en fuite. Il s’en ira par la fenêtre, n’est-ce pas, par la cheminée, enfin, il disparaîtra. Alors, une des conditions pour être heureux, c’est de ne pas le savoir. […] Et c’est comme ça que les jeunes gens, les enfants sont heureux, ils se disent pas : « Comme je suis heureux ! comme je suis heureux… » S’ils se disent « Comme je suis heureux ! », ils sont anormaux, il faut faire attention, ils vont être malheureux, ils sont déjà malheureux. Un homme qui répète tout le temps : « Comme je suis heureux », n’est-ce pas, son visage s’assombrit, déjà il a le front barré de rides et de soucis avant même qu’on l’ait interrogé. Parce que normalement un homme heureux se pose aucune question, il est heureux comme une plante bien portante qui se pose pas des questions sur ses propres pétales et qui pense pas au mauvais temps qu’il fera demain. Elle ne pense pas qu’elle sera détruite par la grêle demain matin, n’est-ce pas. Une fleur est une fleur, elle s’épanouit dans ses couleurs, n’est-ce pas, sans penser à l’avenir. Par conséquent de savoir pourquoi elle est heureuse et jusques à quand, c’est une question faite pour les hommes malheureux, les hommes soucieux. »

Labels:

Wednesday, July 10, 2024


 Photo de Christophe Raynaud de Lage

Wednesday, July 03, 2024

M ettre son désir en pratique


Je ne veux plus être une artiste, d’ailleurs je ne l’ai jamais été. J’ai « fabriqué » des spectacles, c’était de l’artisanat, pas de l’art, c’était faire passer le furet, passé par ici, il repassera par là. Je m’asseyais dans les gradins et je disais aux interprètes (ceux qui étaient là, ceux qui étaient libres) : « C’est magnifique ». J’ai donné mes adieux à la scène il y a 2 ans, à l’automne 2022, le spectacle s’appelait Titanic, hélas. Voilà ! Enfin débarrassée de tous ces falbalas, enfin la vraie vie, l'eau froide, enfin le miroitement de ce monde dévasté. Enfin les maisons de retraite ! (l’endroit où j’ai été la plus heureuse durant ses 2 ans dans la relation avec ma mère, mais pas seulement, aussi avec les autres vieilles). C’est ce dont j’aimerais m'occuper maintenant, la vieillesse, ou les animaux, ou l’histoire de l’art, ou l’astronomie... enfin, il y a tant et tant à faire et l’on est heureux partout. Pas de sot métier. Aujourd’hui j’ai entendu une jolie phrase : « aussi vrai que je suis née pour mourir ». C’était dans un spectacle où j’étais placée comme aux premières loges — presque sur scène… 







Avant-hier soir juste avant que j’entre en scène, sur le pas de la porte, le metteur en scène a susurré un : « J’adore ce que tu fais » presque rêvé, quasi inaudible — l’assistant arrivait, je lui ai dit : « Tu tombes bien, le patron est en train de me dire une cochonnerie ! » Je me suis même demandé s’il ne s’était pas bourré la gueule pour me la dire ou bien si ma partenaire ne lui avait pas souffler d’être plus gentil avec moi, de me flatter, qu’il obtiendrait de moi de meilleurs résultats. Je dois faire ici mon mea culpa. J’ai menti, démenti ma présence dans ce projet jusqu’à mes plus proches amis, je n’y croyais pas, je m’attendais à être virée d’une heure à l’autre, ma concentration, mon obstination était de tenir encore la journée, encore une journée et une autre sans autre perspective que d’essayer de ne pas du tout y voir clair car ça semblait avancer dans la terre, pas du tout dans l’air ou dans l’eau (un coté taupe) et j’aurais eu honte d’annoncer une promesse de toute évidence intenable. Et puis un spectacle est apparu, je ne sais par quel mystère, en tout cas une « première » a eu lieu, le metteur en scène a été content, les premières critiques ont été bonnes (sauf celle du « Dauphiné ») et donc le metteur en scène (à la deuxième) m’a dit la phrase 




*




J’ai fermé les portes, j’ai réduit l’appartement à une chambre, je me suis sentie bien. La nuit épaisse, imaginaire m’enveloppait. J’étais sortie quand même, j’avais traversé la fournaise de la ville, il était déjà 6h du soir, mais la chaleur paraissait pleine et entière, j’avais traversé la ville fêtarde anonyme, jusqu’à son faubourg où la voiture était. Ma cantinière m’avait mis des saucisses de taureau et de la ratatouille. J’étais partie au Pont. C’était, là, toujours, que je me baignais malgré la cherté du parking. Un lieu du monde. Et puis l’eau, elle était comme un miracle, elle était comme un miracle, l’eau. Je m’épuisais, je ne savais quoi faire. Je pensais : bien profiter de sa traversée du désert, ne pas se la faire voler et vouloir, désirer son éternité : que tu n’entendes toi-même plus parler de toi (seule position tenable). En chemin, déjà dans la banlieue, j’avais trouvé exposée dans la vitrine d’une marchande de journaux le numéro de « 1 » sur l’anniversaire de la mort de Franz Kafka, le 3 juin 1924. La marchande, aimable, ouverte, chantonnait Mélissa, la chanson de Julien Clerc. « Radio Nostalgie », m'avait-elle précisé. Je n’avais pas de livre, j’avais acheté. Kafka avait écrit dans sa première nouvelle : « La vie est une perpétuelle distraction qui ne vous laisse même pas prendre conscience de ce dont elle distrait ». En rentrant, dans la nuit, j'avais trouvé une station-service automatisée où j'avais lavé la voiture recouverte depuis les dernières pluies de sable ocre du Sahara




*




Je suis comme malade et peut-être le suis-je — et, peut-être suis-je vivante. Encore une fois, comme je l’aime, les rideaux sont tirés, la lumière ne rentre pas dans la maison — de ma tante où l’on m’a couchée, les autres s’amusent et, moi, l’on me maintient à l’écart — et, finalement — car c’est un souvenir d’enfance —, je suis heureuse comme ça, je m’émerveille de cette tristesse, de cette langueur, de cette possibilité ne pas en être, de gâcher la journée,  de sentir la vie que j’imagine très bien, la journée se dérouler pleine de joie, pleine de jeux — mais aussi pleine de cette névrose à laquelle, étant malade, par ce pas de côté, j’échappe un peu


Ne rien lire, parfois, conduit à lire profondément. Dans cette cellule de privation, j’ai encore le papier et le crayon, j’écris — et ce serait ça, alors ? — parce que je n’ai pas de livre devant moi. J’écris un livre que j’aimerais lire. C’est peut-être ça. C’est, en tout cas, ce que j’avais l’impression de faire quand j’en faisais : fabriquer les spectacles que j’avais envie de voir. C’est certainement ce que fait Gwenaël Morin




*




En fait, ce que j’inventais, c’était mon bonheur, c’était seulement ça. Il fallait bien que quelqu’un s’y mette — et c’était moi. Le bonheur, c’est surtout un rapport de force avec le temps. Il faut le temps que les choses te parviennent. Il faut une pénombre. Assez pour dormir facilement, assez sombre pour que ce va-et-vient facile puisse ainsi se reproduire plusieurs fois par jour-nuit, veille, éveil, veille, éveil… ce léger battement cardiaque de la vie. Les moustiques étaient devenus mes amis, je me battais avec eux à mains nues : c’était plus franc, plus palpitant que les poisons diffusés. Un soir, Jean-Michel Ribes m’avait longuement attendue à la sortie, tout le monde était parti : « Je te trouve inspirante, tu me donnes envie d’écrire »




*




Il faut s’opposer à tout dans la vie. La vie est si brève. Si brève. Et elle nous empêche de voir et pourtant c’est notre seule ouverture. Liriez-vous des livres ? Liriez-vous des livres si on vous y obligeait ? Toutes les histoires se taisent, mais apparaissent aussi : nous sommes dans un asile, un hôpital, une prison, certains travaillent encore en plein air


Un jour je repartirai à vélo…

Les moustiques viennent mourir dans mes mains qui claquent, d'un commun accord, semble-t-il, d'un commun amour

Je n'ai plus personne à qui écrire. C'est idiot de le dire. Mon père lisait ce blog. C'était bien sûr à lui que je m'adressais (au moins à partir du moment où j'ai su qu'il le lisait). Les critiques de théâtre, ils les collectionnaient, mes parents, je ne les ai plus. Je n'en ai plus besoin, des critiques...


Ces dernières années, j'ai eu une femme qui s'était mise elle-aussi à les collectionner. Ça m'avait semblé bizarre. C'était le moment où je m'éloignais de la scène, où les critiques disparaissaient suivant mon mouvement d'effacement... 




*




J’en ai eu marre, j’ai craqué. Je suis passé dans la librairie, celle dans la rue où je passe plusieurs fois par jour, mais que j’ignorais jusque là et je suis entrée. Marre de la politique, marre de ne les lire que les journaux, ce n’est pas que je n’y aie pas lu d’ailleurs de remarquables analyses, mais, moi, experte en politique ? Nenni, c’est un rôle où je ne brillerai jamais — et j’en remercie le bon Dieu ! Il est temps de se détacher de l’épouvantable abrutissement politique. Alors je suis entrée dans la librairie, j’ai feuilleté beaucoup. Tout est extraordinaire dans une (bonne) librairie. C’est la caverne d’Ali Baba. Et je suis ressortie en me restreignant beaucoup (je suis si faible en lecture), mais avec quand même Anna Karénine, Rûmî, Cette lumière est mon désir et, Ronsard, Les Amours. Et qu’on me fiche la paix ! J’ai aussi repris — pour la nostalgie — le livre de Raymund Hoghe, Pina Bausch, Histoires de théâtre dansé que j’avais lu bien sûr dans ma jeunesse, mais comme tous les livres que j’aimerais relire, je ne retrouve pas, ne retrouverai pas, n’ayant aucun lieu pour garder les livres, même les plus extraordinaires — comme, par exemple, le journal sublime d’Helen Hessel...




*




En tant que trans, je suis la victime parfaite. Idéale. J’ai tout subi sauf l'inceste. Je ne voulais pas en parler. Parce que j’ai toujours souffert de me reconnaître comme victime. Toute ma vie, je me suis fait insultée, moquée, humiliée, violée, agressée, menacée de mort, toujours et encore, et encore tout récemment. Il se peut, c’est même sûr, que j’aie moi-même commis le mal. Quand on est mal à l’aise, mal dans sa peau (comme le sont mes agresseurs, je ne peux pas l’imaginer autrement), on fait n’importe quoi. Je suis allée à la messe jusqu’à mes vingt ans, donc l’idée de « péché » est sacrément inscrite dans ma chair. Je connais. Je m’accuse tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes. De quoi ? De tout. Et de choses précises. Quand on est mal dans sa peau, on est forcément fautive. Quand on est insultée, moquée, humiliée, violée, agressée, menacée de mort, toujours et encore, et encore tout récemment, on est forcément minable, fautive. Mais il y a l’amour — sa force s’oppose à tout. Avant d’être une femme trans —  avant que la loi et mon chemin personnel ne me le permettent —, j’étais prisonnière d’un personnage de travesti. Un travesti, en tout cas dans ces années d’exhibition, c’est quelqu’un qui provoquait, parfois d’une manière agressive. Mais il ne faut pas se tromper, le travesti risque sa vie qui est un pis-aller




*




De ma bauge, de ma tanière, je m’étais échappée en pleine nuit, en vérité le matin, mais j’étais si décalée, j’avais mis le réveil, c’était un spectacle à 10h, un solo de danse, un ami m’avait dit : « Tu vas aimer ». Aimer, en étais-je capable encore, oui, comme un rêve était passé le spectacle, sa durée, sa durée comme un rêve, vivant comme un rêve, riche comme un rêve, ainsi le spectacle était de la durée




*




Je suis dans une ville du Sud, je ne dors pas, je ne me couche pas, c’est une nouvelle vie, l’insomnie, je prends des trucs achetés en pharmacie, mais ça ne marche pas. Je suis seule, je n’ai connue personne dans ma vie, personne ne me connaît. J’écoute des podcasts avec Vladimir Jankélévitch, Clément Rosset, sur Baltazar Gracián aussi. De temps en temps, j’ouvre un poème de Pierre de Ronsard : « Au plus profond de ma poitrine morte ». C’est une ville de palais qui m’enserrent, palais + nuit, qui me choie, qui me serre, qui me mange, je suis mangée par la nuit de cette ville du Sud, cette ville de ruines, je suis comme en exil. On me dit : Tu devrais sortir, boire, peut-être… (je comprends très bien comment le théâtre mène à ça — mais je ne me le permets pas — et le théâtre et ça). Au lieu de l’amusement, de la joie, de « ça », je me traîne jusqu’à mon trou, il est déjà si tard — et je ne dors pas… J’enfouie ma jeunesse dans des draps tièdes


Enfin, je vous dis ça… comme pour écrire, comme pour parler… Je voudrais le faire d’une tour d’ivoire, d’une enceinte fortifiée, d’un songe, j’y suis presque, presque entièrement morte et obscure et oubliée (et ça me plaît) 

La pauvreté des rapports humains me ravit


« Faut-il que veuf, seul entre mille ennuis, 

Mon lit désert je couve tant de nuits ? »




*




Je me suis faite à la solitude, c’est très curieux. Je vis mieux — certes avec beaucoup de souffrance — en voyant moins les gens. Je traverse la ville, la foule moyenâgeuse, toujours le même chemin, jamais un pas de côté, en repérant seulement les bêtes, les chiens, les merles, les serpents... parfois un bébé encore intact, mais le monde des représentations m’indiffère. Je traverse la ville dans un sens et dans l’autre ensuite, je ne rencontre personne, je ne suis pas joyeuse, je suis seule et cette solitude si réelle m’est une joie. Edgar Allan Poe a écrit dans L’Homme des foules (traduit pas Charles Baudelaire) : « Respirer seulement, c’était une jouissance et je tirais un plaisir positif même de plusieurs sources très plausibles de peine. » Je voudrais que ma vie vive à l’infini pour lire comme dire ce que je ne connais pas et relire ce que je connais — la seule communauté — ou la musique...




*




La ville allait disparaître, elle n’était plus que du carton-pâte, une attraction foraine, on l’aimait dans sa fragilité de fleur, on voyait qu’elle ne tenait qu’en s’adossant à elle-même (comme des livres ou comme une forêt sacrée). Dans la rue qui était toujours la même l’atmosphère avait changé, tout le monde semblait avoir fait sa valise, profiter de la dernière sortie avant la guerre ou tout au moins l’emportement. On m’avait démarchée encore pour un spectacle, mais en me parlant très près de la bouche, comme un secret, un sous-le-manteau. C’était presque faux, presque rêvé, presque inutile. Et j’avais regardé le chien qui buvait à la fontaine


C’est avant de jouer. J’entends plusieurs fois prononcer mon nom. Je suis sur le lit de camp, dehors, dans le « carré V.I.P. ». Tout communique, dedans-dehors, c’est l’été. Je n'entends pas de quoi on parle, mais j’entends : « Marie-Noëlle », « Marie-Noëlle », « Marie-Noëlle ». Qu’il est beau mon prénom quand il est prononcé par d’autres ! moi presque absente. C’est le prénom de la bienveillance, de la bien-vaillance. Il y a les cigales, la chaleur tropicale adorée, le temps qui passe lent


Plus tard, je suis dans la nuit. C’est la première nuit, la première douceur de vivre (après l’effroyable tunnel). Je ne pars pas, je reste dans la chaleur géniale de la nuit, je regarde les techniciens ranger tout peu à peu, démonter, les forains, le mat télescopique est encore dressé, je voudrais partir ensuite avec eux dans le camion. Lune magnifique 







Saturday, June 08, 2024

E mpêcher que le monde se défasse


Les révolutionnaires (de droite comme de gauche) voient la saloperie du monde. Mais ils l’inventent, la saloperie. Et, dès qu’ils peuvent, ils la mettent en pratique. Jacques Rancière à propos de Eric Hazan : « Ce monde, pensait-il, est si décrépit que le moindre coup reçu, ici ou là, ne peut que provoquer son effondrement ». Hier, nous étions sur les pentes herbues sous le Sacré-Cœur, sous le serein, à regarder la ville belle comme la mer, transparente et fragile comme la mer, comme la lumière elle-même qui peu à peu s'assombrissait... Il y a 2 ans, je crois, j'ai eu besoin d'aller voir une sexologue qu’un naturopathe qui m'avait été recommandé m’avait recommandée, une femme charmante a priori. A un moment, je lui ai dit que j’avais la peur que le monde s’effondre. Elle m’a répondu : « Mais bien sûr qu’il va s’effondrer ! Il faut qu’il s’effondre, le monde, pour que les chevaliers blancs viennent nous sauver ». C’est qui les chevaliers blancs ? « Trump, Poutine et Xi Jinping. » Ils vont nous sauver de quoi ? « De l’empire du mal. » C’est quoi, l’empire du mal ? « Eh bien, Rockefeller, Rothschild, les Illuminati. Joe Biden est un pédophile sataniste et, à Hollywood, on utilise du sang d’enfant pour rajeunir. » Quand j’ai cessé de lui poser des questions, elle est redevenue raisonnable, mais le fait est qu’elle était restée parfaitement calme. J’ai eu la sensation de comprendre ce qu’il s’était passé en Allemagne quand on était tous derrière Hitler. Ça devait être comme ça, je me suis dit. Encore un instant, monsieur le bourreau… Le monde n’est peut-être pas tout a fait effondré, alors je vote pour empêcher qu'il « se défasse », disait Albert Camus


Labels:

Sunday, May 05, 2024

Hier soir, j’ai continué ce que j’ai fait toute ma vie, de ma jeunesse à ma vieillesse : me poster devant le théâtre de la Ville avec la pancarte adéquate : « CHERCHE 1 PLACE », eh bien, encore une fois, ça a marché ! j’en ai obtenu une, gratuite qui plus est. C’est une vieille dame affreuse qui m’a désirée. Elle et ses copines font partie d’une sorte de « club senior » à qui la mairie de Paris offre deux spectacles par mois ; Pina Bausch, c’était en « bonus ». Elles m’ont fait penser un peu aux concierges de Paris à qui l’on demandait (dixit Claude Régy) de remplir le théâtre où étaient tournées les célèbres émissions d’« Au théâtre ce soir » ; eh bien, ces concierges des temps modernes ont détesté, elles sont parties à l’entracte, elles étaient furieuses, elles ont trouvé tout moche, les costumes moches, les mouvements moches, les filles moches, les musiques moches… bref, elles sont restées « à l’extérieur », comme on dit, du projet d’échange qu’offre tout spectacle surtout de Pina Bausch. Mais elles n’ont pas réussi à m’amalgamer à elles, c’est déjà ça, encore échappé à la mort, je suis restée solitaire, on n’a pas eu de prise sur moi. Moi, y en avoir tout aimé de SWEET MAMBO, depuis l’apparition de Naomi Brito. Surtout cet indéfinissable qui se passe quand on est « à l’intérieur » (comme on dit) et dont on ne peut justement pas parlé (ça tient du miracle, surtout dans une grande salle comme ça où l’on est seule, mais côte-à-côte de tant d'autres). Nazareth Panadero a répété : « La vie, c’est comme rouler en vélo : ou tu roules, ou tu tombes. » Je comprenais très bien, j’étais tombée, j’avais failli mourir et j’espérais pourtant remonter à vélo. (Oui, je sais, il faut le casque.) La scène était vide, du vent dans les voilages, et les décors étaient donnés par les musiques un peu comme pour des films. Dans ce spectacle fantôme chaque interprète le répétait : « S’il vous plaît, n’oubliez pas… » Qu’est-ce que c’était ? De la beauté et de la mort qui vont ensemble ; de la douceur (un rêve plutôt qu’un cauchemar) et de l’effacement, mais aussi la cruauté de séparer si fortement les deux genres (peut-être ce qui m’a fascinée toute ma vie, moi qui — c’est ma pauvre histoire — ai toujours souffert de ne pas être aussi correctement définie) — surtout on ne sait pas bien comment c’est fait, comment surgit une telle griserie — il semble qu’il y ait peu d’ingrédients mais que leur mélange reste secret...


C'est drôle, j'ai rêvé cette nuit, ça me revient, que je voyais Isabelle Huppert jouer dans un festival je ne sais où à l'étranger (sans doute à Barcelone, ma jeunesse), et que nous étions les seuls clients, Bobo et moi (ou Legrand et moi ? ou peut-être un mélange des deux tant je les aime tous les deux). Je disais ensuite à mon partenaire : « Tu vois, je n'aimais pas Isabelle Huppert, mais de la voir travailler si près de nous et, par un hasard bénéfique, rien que pour nous, dans la pénombre... » La sensation incomparable d'avoir le spectacle rien que pour soi, je l'avais récemment vécue avec Pierre-François Garel dans La Septième



Labels:

Sunday, April 28, 2024

P asséisme


Si j’écrivais un livre, ce serait un livre de répétitions ; un livre où je chercherais à répéter ce que j’aurais lu dans les autres livres, ce que j'aurais déchiffré, épelé...

— et l’incipit serait celui-là, celui que je viens d’écrire —


car tout au fond est déjà dans les livres et la lecture le prouve — le livre, objet parfait — et tout demande à être répété car les livres ne sont pas lus — comme la vie non plus, en tout cas ma propre vie n’est pas vécue, mais ce qui est lu des livres, ce qui est vécu, est presque toujours la même chose (car peu de choses restent incompréhensibles dans les livres, avec un peu d'effort, même les fragments de Parménide finissent par dire qu'ils sont !), la majestueuse jeunesse du toujours-la-même-chose comme si l’on avait à remanier une pièce pour qu'elle tienne l’affiche en traversant les époques — et il faut — c’est un acte — la recommencer, la répéter, comme on lance une lente prière à la mer 


(Si j’osais…)


Celui qui y arriverait le mieux à notre époque — c’est idiot de le mentionner — c’est Peter Handke. Il répète et répète les choses qui ont toujours été les mêmes et, curieusement — parce qu’on peut quand même s’en étonner, soi dans son époque —, sont encore les mêmes que les choses passées et futures


Par qui les livres pourraient-ils être lus ? J’avais souvent l’impression qu’ils étaient écrits pour quelqu’un qui se trouverait en dehors de la vie, qui regarderait d’un peu haut un témoignage sympathique qui ne lui serait pas complètement étranger, mais les coutumes, les habitudes, la culture, vous voyez… Oui, c’était écrit pour être au-dessus… Dieu… Mais, si vous lisiez, vous deveniez ce Dieu dérisoire de l’histoire, l’histoire humaine...


Handke dit qu’il faut écrire comme s'il s'agissait des premiers mots, des premières phrases, « commencer comme si rien n'avait été fait auparavant, comme si l'écriture n'avait pas existé »

Labels:

L e Légionnaire Martin


J’aimais ce printemps où il faisait assez froid pour que je me pelotonne avec pulls et bonnet et aussi — j’ai oublié le mot — ce que, depuis longtemps, je mets à mes frileux poignets, vieilles chaussettes récupérées pendant des années jusqu’à ce qu’on m’en tricote, comment cela s'appelle-t-il ? — où je reste sous les couettes (deux, superposées) tout un dimanche et même les jours de la semaine puisque je suis chômeuse et presque pas honteuse de l’être 


Il pleut souvent sur le zinc de ma chambrette. Joie d’avoir, pour une fois, un temps de saison ! Je me souviens même des anciens proverbes, ils marchent encore : « En avril, ne te découvre pas d’un fil… » 


J’allais à pied. Quand je sortais, je ne prenais pas de parapluie — j’en avais très rarement eu, en de très rares occasions si incongrues qu’elles en étaient restées mémorables ; je ne prenais même pas la cape de pluie qui m’avait été offerte pour le vélo par la même personne qui m’avait — ah ! voilà que je retrouve le mot... —, qui m’avait fait tricoter ces « manchons » de couleur —,  je voulais — et, cela, je le voulais souvent — « passer à travers les gouttes » (parfois j’avais dû, trempée jusqu’aux os, m’arrêter sous un auvent puis rejoindre un métro) ; en m'habillant — tous les jours pareil depuis que je portais ce corset —, j'hésitais seulement sur les chaussures, oui, je ne voulais pas avoir les pieds mouillés (alors, ça devenait la misère) ; j’imaginais que je pouvais « passer à travers les gouttes », j’aimais bien cette expression, je la prononçais plus souvent que : « tu n’es pas en sucre » ou : « un glaçon n’a jamais fait fondre un radiateur ». Bref, j’étais seule avec mes doubles un peu partout dans la ville avec une préférence pour le déplacement qui ressemblait à celui de la veille, sans variation, ou un peu, mais en passant toujours à l’intérieur de la porte Saint-Martin, sous l'arche principale. Si j’oubliais, si je la contournais, comme font les voitures, les vélos et la grande majorité des piétons, si j’oubliais d'y déranger les pigeons qui me montraient pourtant bien que ce pays, l'intérieur de l'arche principale, d’usage, étaient à eux — mais à qui, moi, je montrais qui était le maître. Ah, mais oui, quand je passe, je passe ! Vous avez intérêt à dégager le terrain ! Derrière moi, vous reviendrez... 


Si j’oubliais, si je l’avais contournée sans m’en rendre compte et si j'étais déjà trop loin pour rebrousser chemin, alors j'y voyais l'avertissement


Pas forcé le mauvais présage, mais l'avertissement 


Fais attention


Sois présente  

Labels:

Friday, April 26, 2024

C omment devenir « atteignable »


L’activité de lire est la plus curieuse que je connaisse, au fond. Elle a à voir avec la distraction. La plupart du temps, dans la vie (en tout cas, la vie d’une chômeuse sans enfants, sans parents), on est distrait. Mais, là, c’est comme si on mettait cette distraction animale dans un chemin, sur des rails, sous un joug : accepte, apaise-toi, lis ce que l’autre t’a écrit — et, pendant un moment, pendant le temps de ta lecture, le livre sera Dieu pour toi, tu feras tout ce qu’on te dira, tu iras, tu deviendras Dieu à ton tour. Je veux dire : à son image — tu obéiras à Dieu et Dieu t’obéira, c’est comme ça que je vois les choses. J’ai commencé Rabelaïre dans la grande bibliothèque. Le risque est important que je n’aille pas jusqu’au bout. 1039 pages — et je lis lentement. Mais, ce que je veux dire, c’est que, quand je lis, je suis qqpart ; je ne suis pas perdue, qqn me guide, qqn que je ne connais pas, mais qui est là, presque vivant, presque en chair et en os — en conneries aussi car les auteurs contemporains essayent de mettre aussi leur connerie dans les livres, parce qu’ils ont un doute sur leur intelligence (sans doute sur l’intelligence en général). Parfois, à la grande bibliothèque, dans l’apaisement du soir, du long soir à travers les vitres silencieuses, je pense qu’il suffirait d’un rien pour que je sois heureuse. Une décision de rien. Le mot n’est pas tout à fait juste, « décider ». Une grâce, plutôt, pas une décision personnelle. Mais, non, il y a le réel. Et en faire sa joie, du réel, n’est pas donné à tout le monde. Ça peut-être un long apprentissage, parfois ça ne se trouve — comme pour ma mère — qu’à la toute fin de la vie, le réel. La grâce, je disais… Il faudrait que je lise les Écrits sur la grâce, de Blaise Pascal. La faute d’Eve et d'Adam, ok. La lecture produit comme un début de journée, mais, déjà, « LA BIBLIOTHEQUE VA FERMER DANS 30 MN », l’annonce me surprend — en pleine forme 

Regarder sa vie comme si elle était finie

Regarder sa vie comme si elle était rêvée

Regarder sa vie comme « fin de journée »

Labels: