Tuesday, May 19, 2015

N on que j'aimasse la mort



R ouen


David Bobée et Philppe Chamaux me proposent de travailler, à Rouen, sur Pierre Corneille, sa ville de naissance ! Rien ne me ferait plus plaisir ! Un auteur d'une telle virtuosité. Je me souviens que Laurence Mayor, lors d'un des fameux stages intitulé Jouer Dieu (il y en a eu quatre) m'avait ébloui avec le personnage de Matamore sorti de L'Illusion comique. Mais il y aura tant de choses pour moi à découvrir ! Il me faudrait un dramaturge (virtuose aussi car je ne le suis pas, je suis juste metteur en scène, c'est-à-dire : presque rien). Mon dernier stage (en avril dernier, avec les Chantiers Nomades) s'est intitulé Leçon de liberté et avait été conçu en direction des chanteurs lyriques. Il mélangeait les œuvres. Ce qu'il y a de bien avec les chanteurs, c'est qu'ils viennent avec leur répertoire. Il n'est bien entendu pas question que je fasse travailler la Reine de la Nuit ou Didon ou Carmen ! Quand Laurence Mayor m'a présenté Matamore, c'était aussi un personnage qu'elle portait avec elle depuis des siècles. Quand Audrey Bonnet a voulu travailler sur Ophélie pour le spectacle certes intitulé Hamlet donné dans sa troisième version à Vanves, elle m'a dit qu'elle lisait depuis toujours tout ce qui se rapportait à Ophélie. Voilà la vérité : ce ne sont pas les metteurs en scène qui font l'essentiel des spectacles. En tout cas, je ne me considère ni comme un dramaturge (je l'ai déjà dit) ni comme un directeur d'acteurs. Ça ne sert à rien. Il y a des choses beaucoup plus importantes à tenter (pour un metteur en scène), comme : effacer le théâtre. Je considère donc que le rapport personnel d'un interprète avec un rôle, c'est ce qui fait la splendeur et l'émotion et tout l'intérêt du spectacle. Je vous encourage pendant l'année qui nous sépare à réviser vos Corneille, à vous approprier la matière. A vos études !
Yves-Noël Genod

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B allroom


Yves-Noël Genod


Parmi tous les rêveurs

Mon ami Aurélien Richard me demande un texte pour « Ballroom ». Très flatté ! Mais, comme je ne sais pas écrire, je vais parler par citations, comme je fais souvent avec les interprètes — sauf avec les interprètes de danse, je n’ai pas besoin de leur parler, je prends les meilleurs : Ana Pi, Wagner Schwartz, Lorenzo de Angelis, Adrien Dantou, Eric Martin, Julien Gallée-Ferré. Les interprètes de théâtre non plus, quand ils sont bons, je n’ai pas besoin de leur parler. Je propose un théâtre où il n’y a pas de sens, il n’y a que la liberté d’exister, un espace commun où chacun existe, c’est-à-dire une utopie, une harmonie, un paradis perdu et à venir (le temps retrouvé de Marcel Proust).

Première citation :
« On raconte comment, un jour, les esprits des ténèbres voulurent donner l'assaut au royaume de la lumière. Ils parvinrent en effet jusqu'à la frontière de ce royaume nitescent et voulurent en faire la conquête. Mais ils ne pouvaient rien contre le royaume de la lumière étant donné sa suprasensibilité. Les esprits du royaume de la lumière prirent alors une partie de leur propre royaume et la mêlèrent au royaume matériel des ténèbres. Grâce à ce mélange d'une partie du royaume de la lumière avec le royaume des ténèbres, il y eut, dit-on, en quelque sorte, dans le royaume des ténèbres, comme un levain, une sorte de substance provoquant la fermentation qui plongea le royaume des ténèbres dans une danse tourbillonnante chaotique par quoi il reçut un nouvel élément, à savoir la mort — relevant pour l'homme d'une sorte de transsubstantiation. Cela a lieu tant et si bien que le royaume des ténèbres se consume constamment lui-même et porte ainsi en lui le germe de son propre anéantissement — ou pour l'homme, d'une transmutation en lumières passant par la formidable coruscation de la mort. La pensée profonde qui réside dans ce récit est que le royaume des ténèbres doit être surmonté par le royaume de la lumière, non par le châtiment, mais par la douceur, l'amour ; non pas en s'opposant au Mal ou en le combattant, mais en se mêlant à lui ; afin de rédimer le Mal en tant que tel. » (Wikipédia, Manichéisme (religion).)

Deuxième citation :
« L’immaturité n’est pas toujours innée ou imposée par les autres. Il existe aussi une immaturité vers laquelle nous fait basculer la culture lorsqu’elle nous submerge, lorsque nous ne réussissons pas à nous hisser à sa hauteur. Nous sommes infantilisés par toute forme supérieure. L’homme, tourmenté par son masque, se fabriquera à son propre usage et en cachette une forme de sous-culture : un monde construit avec les déchets du monde supérieur de la culture, domaine de la camelote, des mythes impubères, des passions inavouées… domaine secondaire, de compensation. C’est là que naît une certaine poésie honteuse, une certaine beauté compromettante… / Ne sommes-nous pas tout proches de La pornographie ?» (Witold Gombrowicz, La Pornographie.)

Troisème citation :
« « Lire ce qui n’a jamais été écrit » : l’imagination est d’abord — anthropologiquement — ce qui nous rend capable de jeter un pont entre les ordres de réalité les plus éloignés, les plus hétérogènes. Monstra, astra : choses viscérales et choses sidérales réunies sur la même table ou la même planche. […] Walter Benjamin ignorait sans doute les montages de Warburg dans Mnémosyne, mais il en décrit exactement les ressorts fondamentaux lorsque, dans son essai sur « Le pouvoir d’imitation », il évoque cette « lecture d’avant tout langage » (das Lesen vor aller Sprache…) en précisant où elle a lieu : « dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses » (… aus den Eingeweiden, den Sternen oder Tänzen) ». (Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet.)

Aujourd’hui, je suis au Mexique (grâce à une bourse de l’Institut Français). Il y a quelque chose qui s’appelle « désordre », qui s’appelle « chaos », qui s’appelle « orage », qui s’appelle « été », qui s’appelle « harmonie », qui s’appelle « vie et mort », qui s’appelle « lecture et ordonnancement de la matière », qui s’appelle « danse ». Daniel Larrieu m’avait dit, une fois : « La danse, c’est l’épaisseur du silence » ; ce n’est pas faux. L’opacité, la neutralité. J’avais travaillé, dans mon enfance, avec des metteurs en scène pour qui le théâtre était aussi « l’épaisseur du silence », François Tanguy, Claude Régy. (Comme par hasard, deux metteurs en scène aimés des chorégraphes.) Mais pas seulement. La danse, c’est la grossière expérience de vivre. Dionysiaque. N’en parlons pas ! Oui, sans doute, la danse nous met en relation avec l’immaturité secrète de l’humanité que décrit Gombrowicz, là où il n’y a pas de formes, de façons d’être, pas de masques. Pas de définitions. Oui, un « lieu où la folie est possible » (Leslie Kaplan). Lieu d’étoiles et d’entrailles. La danse, c’est ce qui n’est jamais créé de l’extérieur ou alors par réaction à un monde déjà fait, déjà lourd, déjà sinistre de tant d’erreurs accumulées, le recours comme un cri à la « vraie » réalité, pas à celle de l’illusion, pas à celle de The Matrix, de la māyā, réalité insaisissable comme le sable qui s’écoule, comme le fleuve dans lequel vous et moi ne nous baignerons jamais deux fois, réalité qui n’est donc pas vérité, pas réalité fondamentale, mais possibilité comme le seraient tant d’autres et sans cesse mouvante comme le voile iridescent de la beauté. Les formes peuvent disparaître, c’est ce à quoi je me dévoue.

Yves-Noël Genod ne se présente lui-même que comme un « distributeur » de poésie et de lumière ; il n’invente aucun spectacle qui n’existe déjà. Il fait passer le furet « passé par ici, il repassera par là », comme dit la chanson. Il révèle. En effet, pense-t-il, la révolution, c’est la redistribution des richesses accaparées. Son art a été qualifié de « théâtre chorégraphié ». Ce comédien prétend s’effacer derrière son œuvre qu’il désirerait n’être que trace dérisoire, infime, inutile, mais dans l’optique pascalienne qui dit que : « Nul ne meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose ». Son dernier spectacle est un duo intitulé Massacre du printemps, créé le 26 avril dernier à la Raffinerie, à Bruxelles, au festival Danseur.