Friday, February 01, 2008

Yasmina Reza 2

Yasmina Reza 2










La cuvette orange renvoie une très belle couleur dans la lumière sur le visage qui vomit. Une furia. Un homme qui ne donne pas l’impression d’être un solitaire n’a pas de consistance.

Je trouve qu’il y a vraiment une différence entre les riches et les pauvres. Je s’rais soulagée de pouvoir m’enfuir dans un p’tit verre au moindre chagrin.

C’est une arrondisseuse d’angles, point. Contes de fée, Lancelot, Moyen-Âge. Les femmes solutionnantes.

Deux filles comme des brindilles sur une scène, Théâtre Antoine, l’époque moderne. Elle est omnivore comme nous. C’était vraiment sympa, hein !










Les nuances sont des nuages inutiles.










Yves-Noël Genod, 1er février 2008.

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Yasmina Reza

Yasmina Reza










Le chemin de neige dans la ville. Bonsoir, de l’eau, s’il vous plaît. Moi, j’dis toujours : on est un tas d’terre glaise et, de ça, il faut faire quelque chose.

Notre fils est un sauvage. Cruauté et splendeur. Chaos, équilibre. Vomir sur scène. Moi, je dis : on n’peut pas dominer c’qui nous domine.

C’est affreux, c’qui a dû arriver à cette bête… Véronique, est-ce qu’on s’intéresse à autre chose qu’à soi-même ?

Les enfants absorbent notre vie et la désagrègent. Ta tendresse me touche. À l’origine, je vous l’rappelle, le droit, c’est la force.










Yves-Noël Genod, 1er février 2008.

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L’épaisseur du silence, un texte d'Hélèna Villovitch (inspiré du stage d'Arbecey)

L’épaisseur du silence










Elles descendent à la gare de Champilly-sur-Gardon avec leurs valises à roulettes. Les autres voyageurs donnent l’impression d’être plus jeunes, plus beaux, de jouir d’une meilleure nature de cheveux et de se mouvoir avec plus d’aisance qu’elles. Ils portent des chaussures de sport dont elles ne connaissent pas le modèle, des lunettes de soleil arborant le sigle d’une marque de luxe, des pull-overs qui semblent déchirés exprès aux bons endroits. Chacun d’entre eux revendique au moins un détail physique bizarre, une inscription incongrue et/ou illisible sur un vêtement, un accessoire volontairement décalé, un bijou au clinquant assumé. Ils communiquent entre eux sur un mode affecté. Certains parlent en mixant des expressions anglo-saxonnes avec le sabir parisien ; pour d’autres, on ne sait pas trop ce qui rend leur phrasé étrange, intéressant, précieux. Une jeune femme s’adresse à Mel et Flo avec l’accent italien.
Vous êtes du stage ?
Oui, disent Mel et Flo en même temps.
Un duo, applaudit la jeune femme. Bravo.
On traverse la minuscule gare, dont le kiosque à journaux et le stand de sandwiches ont déclaré forfait de nombreuses années avant le passage à l’euro, pour se retrouver en pleine campagne, au bord d’une route. Il est probable qu’aucune voiture ne s’y est aventurée depuis des années. Il commence à pleuvoir. Les jeunes gens le prennent à la rigolade et protègent élégamment leurs coupes de cheveux sous leur sac ou leur blouson, qu’ils tiennent à bout de bras au-dessus de leur tête comme s’il s’agissait d’une nouvelle mode. Mel et Flo, sans avoir besoin de se le dire, se souviennent de l’imper à capuchon que chacune d’elles a soigneusement plié au fond de sa valise à roulette. Le problème est que l’extraction dudit imper ne peut se faire sans ouvrir la valise ni, par conséquent, mouiller l’ensemble des effets qu’elle contient.
Un camion s’arrête. On y pénètre par l’arrière et on s’assoit par terre sur une moquette grise, maculée de taches de diverses formes, dimensions, couleurs, textures, odeurs. Aucune ouverture dans le véhicule ne permet de voir le monde extérieur. Lorsque le moteur s’ébranle, d’impressionnantes vibrations commencent à secouer la cargaison humaine. On sait que le camion démarre lorsqu’on est projeté contre l’arrière du camion. De violents cahots indiquent qu’on roule sur des chemins caillouteux. Mais où va-t-on exactement et dans combien de temps arrivera-t-on ? On l’ignore. Afin, sans doute, de se donner une contenance et de ne pas laisser son moral s’effondrer, le petit groupe décide spontanément d’improviser une scène collective inspirée de l’actualité.
On serait des immigrés clandestins, dit l’un, dans un camion qui roule depuis des jours et des nuits. On n’aurait rien mangé ni rien bu, sauf peut-être notre propre urine. On aurait transformé tout l’air respirable en gaz carbonique. La porte du camion serait verrouillée de l’extérieur.
Sans hésiter, trois types se jettent à plat-ventre et miment les symptômes d’une pénible asphyxie. Une femme, instantanément échevelée, arrache les boutons de sa chemise et, seins nus, implore le ciel de laisser au moins la vie sauve à ses trois enfants. Une autre entreprend de racler le sol du camion de ses ongles longs en émettant une plainte ininterrompue. Chacun participe consciencieusement à cette composition, intermédiaire visuel entre deux tableaux dont Flo, par exception, se souvient des titres. Il s’agit du Radeau de la Méduse et de la partie inférieure du Jardin des Délices, l’Enfer.
Mel est choquée, non pas que le stage commence sur une note sociale, mais que les stagiaires ne respectent pas la souffrance véritable des exilés africains ou est-européens qui espèrent, à tort, assurer la survie de leurs familles en comptant sur la solidarité d’occidentaux privilégiés et égoïstes. C’est honteux, pense-t-elle, quand on pense aux conditions de détention dans les centres où transitent les immigrés clandestins avant leur expulsion, de faire ainsi des grimaces ridicules en se roulant par terre.
De son côté, Flo, qui partage la désapprobation de son amie, estime cependant peu judicieux de se démarquer du groupe au sein duquel elles s’apprêtent à vivre et travailler pendant dix jours. Aussi imagine-t-elle une ingénieuse manière de participer à l’exercice, sans toutefois se mouiller politiquement. Adossée à la paroi du camion, la tête calée par sa valise à roulettes, elle se contente de fermer les yeux en entrouvrant légèrement la bouche, ce qui donne l’illusion parfaite qu’elle dort, ou même qu’elle est morte.
Trente minutes après le départ, le camion s’arrête et la porte s’ouvre. Mel et Flo sont obligeamment abritées sous l’immense parapluie du chauffeur, qui se révèle être aussi le directeur du stage. Une belle maison aux poutres apparentes et ses dépendances tiennent lieu de centre d’accueil. Les pensionnaires se répartissent dans des dortoirs accueillant chacun quatre ou six lits. Comme personne ne souhaite partager l’intimité de Cécilia et André, un couple sexuellement démonstratif qui, déjà dans le camion, menaçaient de donner un tour orgiaque à la scène d’agonie collective, Mel et Flo se retrouvent à partager une chambre avec deux hommes, Luc et Frank.
Pendant le dîner, chacun se présente et parle de ses motivations.
Je suis comédienne, dit Lavinia, et je fais un travail sur l’ennui, la folie, l’imbécillité, la schizophrénie, l’ignominie, la douleur, la mort. Je m’efforce depuis des années de ressentir tout cela dans ma chair afin de le transmettre au public. Je vous apporte cette expérience intérieure en cadeau.
Torse nu, vêtu d’un sombrero et d’un jean si étroit qu’il lui est impossible d’en boutonner la braguette sur les poils pubiens qui s’en échappent, Marc-Noël, qui anime le stage, acquiesce nonchalamment en triturant des os de poulet, tandis que les suivants exposent à leur tour les raisons de leur venue.
Je suis danseur, dit Rémy. Mon corps et mon âme se débattent au beau milieu d’un labyrinthe de passions. J’espère que ce stage de performance théâtrale me permettra d’entrevoir la lumière qui mène vers la sortie.
Je suis psychanalyste, dit Francesca. La scène. Les pulsions. Le désir. Le sexe. Le traumatisme. Le spectacle. Comment relier tous ces mots entre eux ? Une cohérence. C’est ce que je recherche.
Je suis au chômage, dit Pierre. J’avais la possibilité de faire ce stage gratuitement. Je suis venu pour me marrer, mais je m’aperçois que tout ce que vous dites m’interpelle au plus profond de moi-même. Tout ça est vachement intéressant. Pour rebondir sur ce que vient de dire Francesca, je dirais que je cherche à m’imprégner.
Je suis étudiante en philosophie, dit Paula. Je ne sais pas trop pourquoi je suis là, mais j’espère que je l’aurai compris à la fin du stage.
Très bien, dit Marc-Noël. Là, au moins, on part de zéro.
Quand c’est au tour de Mel de parler de ses motivations, elle ne sait pas très bien par où commencer.
Je ne connais rien au théâtre, dit-elle.
Formidable, dit Marc-Noël. Je sens que ça va être un très bon groupe.
Moi non plus, dit Flo. Mais depuis toute petite, j’adore les déguisements.
Pendant ce stage, dit Marc-Noël, même si le travestissement peut constituer une porte d’entrée, il est important que chacun découvre son corps et le fasse découvrir aux autres.
Va falloir se foutre à poil, précise Cécilia.
Pour les repas, dit le directeur sans aucun à-propos, chacun participe à leur préparation, et il y aura des tours de vaisselle. C’est l’occasion d’apprendre à vivre en communauté. Ici, chacun est à égalité avec les autres.
Sauf moi, dit Marc-Noël. J’ai le privilège de dormir dans une très belle chambre avec un immense lit. Le soir, avant de m’y rendre, je passerai dans les dortoirs pour choisir le stagiaire avec qui je passerai la nuit. Garçon, fille, je n’ai pas de préjugé.
Tout le monde rit beaucoup, mais Flo, pas tout à fait certaine qu’il s’agisse d’une plaisanterie, jette un coup d’œil furtif vers Marc-Noël. Le soir, quand tout le monde est couché, elle n’arrive pas à s’endormir. D’ailleurs, l’un des deux hommes avec qui elles partagent la chambre ronfle très fort.

Le matin suivant, on attaque avec un exercice qui interroge la notion d’intimité. Les participants forment des couples et passent ensemble deux heures, pendant lesquelles ils sont tour à tour témoin de l’activité privée ou de la non-activité de leur partenaire. A mi-parcours, ils intervertissent leurs rôles, et quand c’est terminé, ils s’assoient tous ensemble dans l’herbe pour parler du ressenti de cette expérience.
J’étais dans ma chambre, dit Mel, et j’ai fait exactement ce que j’aurais fait si j’étais toute seule. C’était très intéressant.
Pour moi qui te regardais, dit Flo, c’était passionnant aussi. Même si je t’ai déjà vu mille fois enfiler des chaussettes, feuilleter un magazine et regarder ta montre toutes les trois minutes…
Vous vivez ensemble ? demande Paula.
Oui, dit Mel.
Vous êtes lesbiennes ? demande Ingrid.
Non, dit Flo.
Et ensuite, continue Flo, c’était à moi d’être observée, et ça n’a pas été aussi simple. Je n’arrêtais pas de me demander ce que je ferais si je n’étais pas observée et que je ne réfléchisse pas à ce que j’étais en train de faire. J’essayais d’être naturelle et je n’y arrivais pas. Je me sentais obligée de mettre en œuvre une activité spéciale et de manifester mes émotions de manière démonstrative. Par exemple, à un moment, je me suis aperçue que j’avais faim alors, pour que Mel comprenne bien ce que je ressentais, je me suis frotté le ventre et j’ai jeté des coups d’œil autour de moi comme si je cherchais quelque chose à manger.
J’ai cru que tu avais tes règles, dit Mel, et que tu te demandais où tu pourrais trouver des tampons. Mais comme je n’étais qu’observatrice, je ne pouvais pas te dire que j’en avais glissé une boîte dans ma trousse de toilette, au cas où.
Voici une information précieuse, dit Marc-Noël. Quelqu’un d’autre ?
Francesca a commencé à se déshabiller devant moi, dit Pierre.
Très bien, dit Marc-Noël.
Elle a essayé plusieurs robes, dit Pierre, et puis elle s’est étendue sur son lit, en slip et en soutien-gorge. A ce moment, j’avais l’impression d’être une caméra. J’éprouvais un incroyable sentiment de puissance. J’étais le réalisateur, le producteur, le directeur de la photographie de mon propre film. Je pouvais avancer, reculer, faire des gros plans sur le corps de Francesca sans qu’elle puisse protester. J’ai testé tous les angles de vue. Je me suis placé si près d’elle que je pouvais la voir respirer.
Quand ça a été mon tour d’observer Pierre, dit Francesca, il s’est mis complètement nu et a commencé à se masturber en me regardant.
Non, dit Pierre, je ne te regardais pas. Il se trouve que je regardais dans ta direction, mais c’était par hasard. Je m’efforçais d’agir comme si j’étais seul.
Pourtant, dit Francesca, quand j’ai changé de place, tu m’as suivie des yeux.
La direction de mon regard a peut-être changé, dit Pierre, mais si tu n’avais pas été là ça aurait été la même chose. Je me suis efforcé de ne rien changer à mon comportement habituel.
Et puis, dit Francesca, il s’est mis à dire des trucs comme tu vas voir ce que tu vas prendre sale chienne, écarte les jambes espèce de grosse salope.
A ce moment, deux habitantes du village passant à quelques mètres de la pelouse où les stagiaires sont assis en rond échangent avec Marc-Noël un petit signe d’amitié. L’une d’elle lui fait même un clin d’œil.
En d’autres circonstances, continue Francesca, j’aurais pu me sentir visée ou même attaquée par les insultes de Pierre. Mais là, c’était différent. J’ai interprété sa grossièreté comme une marque de confiance.
Je précise, dit Pierre, que ces mots n’étaient pas spécialement adressés à Francesca. Je dis toujours ce genre de trucs lorsque je me branle.
C’était une expérience très enrichissante, dit Francesca. En observant Pierre, j’ai appris beaucoup de choses sur l’humain et par conséquent sur moi-même.
Ça tombe bien, dit le directeur qui passe par là, c’était le but de l’exercice. Mel et Flo, vous êtes premières sur la liste pour la corvée de légumes. Ne jetez pas les épluchures, on les utilise pour faire du compost.

Passons aux choses sérieuses, dit Marc-Noël. Tout le monde à poil.
Et, donnant l’exemple, il joint le geste à la parole. Dans le studio de danse, les stagiaires s’entreregardent, il y a un moment de flottement, et puis deux ou trois mecs se déshabillent sans plus attendre. Cécilia ne se fait pas prier non plus. Elle a un corps magnifique.
J’adore le strip tease, dit-elle.
Moi aussi, dit André en l’enlaçant.
Un par un, les stagiaires se débarrassent de leurs vêtements. Ça ne pose pas de problème particulier à Mel ; du moment que tout le monde s’y met, elle veut bien aussi. Certains gardent pour la forme un slip, un string, un foulard. D’habillés, il ne reste plus que Flo et un type barbu. Alors que ce dernier essaie de se faire oublier, Flo tient au contraire à argumenter.
Je trouve, dit-elle, que le corps humain est la chose la plus ridicule de toute la surface de la terre. Les arbres ont des feuilles, les oiseaux ont des plumes, les poissons des écailles, les tortues une carapace et tous les mammifères ont des poils. Bien que l’homme ne possède naturellement rien de tout ça, son cerveau monstrueusement disproportionné lui a permis de détruire la moitié de la planète pour se fabriquer des vêtements. Il n’est pas question que je retire les miens.
Pour le moment, dit Marc-Noël, fais comme tu veux. On réglera ça tous les deux la nuit prochaine.
Tout le monde se marre, mais pas méchamment. On se doute bien que si Flo refuse de se déshabiller, c’est qu’il y a effectivement des choses à régler entre son corps et elle.
Allez-y, dit Marc-Noël, montrez-moi ce que vous savez faire.
Sans se faire prier, chacun se lance individuellement dans une improvisation parlée, chantée, jouée ou dansée. C’est intéressant, mais un peu bruyant.
Je suis Ophélie, crie Lavinia, la femme aux veines ouvertes, la femme à la tête dans la cuisinière à gaz. Je déchire les photographies des hommes que j’ai aimés et qui ont usé de moi !
Pendant ce temps, Helory mime un combat à l’épée contre un adversaire imaginaire. Bien sûr, l’épée aussi est imaginaire. Pourtant, lorsqu’il est touché en plein cœur, le comédien hurle de douleur.
De son côté, Marlène se traîne à terre en poussant des grognements sonores. Son imitation du cochon est plus que convaincante. Elle est un porc dans son enclos. Sa peau réclame l’humidité de la boue, son groin fouaille le sol à la recherche de particules de nourriture. Son cri invite ses congénères à la rescousse.
Magnifique, Marlène, dit Marc-Noël. Regardez tous. Ce qui est si beau, dans le travail de Marlène, c’est qu’elle est tellement dans le rôle qu’elle n’a plus besoin de rien faire. Même si elle reste immobile pendant dix minutes en n’émettant aucun son, ça marche quand même. Elle est un porc. C’est ce que vous devez tous trouver en vous-même. La force d’incarner un personnage sans avoir besoin de gesticuler ni de bredouiller un texte auquel vous ne comprenez rien. Le courage de l’immobilité. La foi. Le sublime. Le don. Le spectacle. L’épaisseur du silence.
Je crois que je comprends, murmure Francesca.
L’épaisseur du silence, répète Marc Noël. C’est votre sujet pour cet après-midi. Je vous laisse y réfléchir.
Il quitte la pièce et Mel, qui a l’oreille fine, l’entend déclarer au directeur qu’il s’est débarrassé des stagiaires pour un bon moment.
Chacun des stagiaires se met à rechercher en lui-même l’épaisseur du silence. Pour Mel et Flo, c’est d’autant plus difficile qu’elles meurent d’envie de discuter entre elles. Suivant l’exemple de Marlène, elles se mettent à arpenter lentement le studio, à en appréhender le volume et à se positionner à l’intérieur. Du coup, le moindre grincement, le moindre soupir prend une ampleur inédite. Chacun, s’efforçant de devenir le plus silencieux possible, ralentit ses mouvements et jusqu’à sa respiration. Le barbu, au bord de la crise d’angoisse, se tient recroquevillé dans un coin. André et Cécilia l’aident à quitter la pièce. Bien qu’absorbés par l’épaisseur du silence, tous les stagiaires avaient remarqué l’énorme érection d’André. Quelques minutes plus tard, en provenance des dortoirs, retentissent des cris indiquant que Cécilia atteint l’orgasme. Chacun se demande ce qu’est devenu le barbu.
La nuit suivante, Flo dort très peu. D’abord, il y a les ronflements de ses compagnons de chambrée ; par un effet de mimétisme souvent observé, l’homme qui la nuit précédente dormait silencieusement s’est joint aux efforts du ronfleur. Et puis, et cette seule idée suffirait à la tenir éveillée, elle compte plus ou moins sur la promesse de Marc-Noël de passer dans les chambres. Ce qu’elle ferait, s’il venait la chercher, elle n’en sait trop rien. Elle refuserait de le suivre, sans doute ; ou bien lui proposerait de sortir sous la lune pour avoir une conversation, peut-être. Son attirance pour le professeur, née de l’émotion artistique qu’elle a ressenti au vu de sa prestation chez Anne et Marc, est en passe de devenir problématique. D’autant qu’elle a bien remarqué que chacun des stagiaires, homme ou femme, était sensible à la séduction exercée par Marc-Noël. C’est l’effet gourou, se dit-elle pour se rassurer. C’est classique. Dans une communauté autarcique comme la nôtre, tout le monde a tendance à tomber amoureux du chef. Chaque jour on est pénétré par ses idées, son style, son enseignement. Et chaque jour il détient plus de pouvoir sur le groupe. Fine analyste de ses sentiments, Flo se refuse pourtant à accepter l’idée que de quelconques pulsions sexuelles puissent être en cause dans son émoi.
A un moment, il lui semble qu’on gratte à la porte de la chambre. C’est un peu avant que le jour n’apparaisse. Elle attend un peu, puis se lève et ouvre doucement la porte. Ce n’est pas Marc-Noël, mais l’un des stagiaires qui se tient dans le couloir, l’air égaré. Elle le reconnaît sans toutefois parvenir à se souvenir de son prénom. C’est le barbu qui n’a pas voulu se déshabiller.
Je me disais, dit-il, qu’on pourrait peut-être, euh, parler. Je me demandais comment tu te situais, toi, dans ce stage, si tu ne te sentais pas différente des autres.
Non, dit Flo, pas du tout.
Parce que, dit le barbu, moi j’ai l’impression que tu es différente. Que nous sommes tous deux différents, en fait.
S’approchant de Flo, il tente de poser la main sur son épaule.
Flo n’a rien contre les barbus, mais ce type la répugne. Elle rentre précipitamment dans sa chambre et claque la porte derrière elle.

Le lendemain, au petit déjeuner, Marc-Noël s’empare d’un pack de Smoothie qui traîne et lit le texte imprimé sur l’emballage :
Ingrédients. Pur jus de pomme, quarante pour cent soit dix pommes. Fraise mixée, trente-cinq pour cent, soit vingt-sept fraises. Banane mixée, vingt-et-un pour cent, soit une banane et demie. Pur jus d’orange, quatre pour cent.
Il lit sans hausser la voix ni sans regarder personne. Mais, comme le remarque Flo, il lit comme s’il était en train d’adresser un message d’amour à l’une des personnes présentes à la table. C’est sublime. Quand il a terminé, chacun observe un temps de recueillement. C’est Mel qui, la première, ose rompre le charme.
Ça a l’air super, bon ce truc là. Tu me fais goûter ?
Non, intervient le directeur, le smoothie n’est pas compris dans le prix du stage.
Tout le monde éclate de rire, mais le directeur conserve son sérieux.
Ce jus-là, dit-il, est réservé à la consommation des organisateurs. Vous les stagiaires, vous pouvez boire au petit-déjeuner autant de jus d’orange premier prix que tu vous le désirez. Mais si je commence à vous fournir des produits de luxe, je serai obligé d’augmenter le tarif du stage. Et moi, je tiens beaucoup à ce que cette formation reste accessible au plus grand nombre. C’est mon idée de la démocratie.
Pendant qu’il parlait, le directeur s’est servi un grand verre de Smoothie et Mel a attrapé un pack de jus d’orange premier prix.
Composition, lit Mel. Jus d’orange, eau, pulpe deux pour cents, sirop de glucose, sucre, jus de citron, vitamine C.
Pas mal, mais il y a des progrès à faire, dit Marc-Noël.
La vitamine C, proteste le directeur, c’est très bon pour la santé.
Je parlais de la lecture, précise Marc-Noël.

La journée s’organise en différentes séquences d’improvisation individuelles et collectives. A un moment, Flo décide de se faire violence. Puisque je suis venue jusqu’ici, se dit-elle, je peux bien jouer le jeu jusqu’au bout. Et elle envoie valdinguer tous ses vêtements à l’autre bout du studio. L’air qui touche son ventre, ses seins, ses cuisses tandis qu’elle parcourt l’espace lui procure bientôt une agréable sensation d’inédit. Elle découvre une liberté et une légèreté qui la ravissent. Un nouveau genre d’ivresse.
Le barbu, assis dans un coin, ne participe pas aux activités.
Marc-Noël, de temps en temps, émet une suggestion à l’intention de l’un ou l’autre des stagiaires.
Mel, j’aimerais que tu te mettes dans le fond, là, sans rien faire de particulier. Mais ne joue pas, surtout ne joue pas. Ne t’efforce pas de prendre une attitude. Envoie, par exemple, ton esprit se promener dans un autre endroit de la pièce. Dehors, même, si tu y arrives.
Obéissant au professeur, Mel imagine qu’elle sort par la fenêtre, traverse le village, marche dans la forêt et rejoint leur petite maison à la campagne ou presque.
Continue comme ça, lui dit Marc-Noël. Ça vient.
L’esprit de Mel entre dans la maison. Il fait un tour dans les chambres, puis descend dans la cuisine, où il s’aperçoit que le robinet de l’évier, mal fermé, laisse échapper un mince filet d’eau. L’esprit de Mel, évaluant la quantité d’eau s’écoulant en une minute, s’efforce de calculer combien de litres seront gaspillés jusqu’au moment où les deux femmes rentreront chez elles.
C’est très beau, ce que tu nous fais, Mel, dit Marc-Noël.

Un des moments forts du stage se déroule en petit groupe, dans le noir complet. Chacun touche les autres, d’abord avec les mains, puis avec toutes les parties du corps. Lorsqu’on est celui qui se laisse toucher, on ne sait pas si on est en contact avec un bras, une jambe, une fesse ou quelque autre partie du corps.
Flo, bien qu’elle ne puisse affirmer que c’est le pied de Marc-Noël qui a frôlé son intimité, prend de plus en plus goût à la nudité.
Quant au barbu, il cesse définitivement de participer aux activités.

C’est au tour de Mel et Flo de s’occuper du dîner.
Délicieux, dit Marc-Noël, qu’est-ce que c’est ?
C’est un dessert de mon invention, je l’appelle « Sorbet aux fruits des bois de la passion des flamants roses », dit Flo en rougissant.

Le dernier jour, les stagiaires présentent un spectacle aux villageois rassemblés au bord de la pelouse.
Ça prend un moment avant de se mettre en place. Les personnages apparaissent un à un. André est en pute russe à perruque bleue et Cécilia en travelo argentin à perruque blonde. Un type porte une robe zébrée et des bottes de pêche. Une wonderwoman en short de gym, soutien-gorge à paillettes et serviette de bain nouée en guise de cape, transporte une jambe de mannequin en plastique. Deux hommes en robe du soir râpent des carottes au-dessus d’une bassine. Un édifice constitué d’une fille grimpée sur les épaules d’une autre à qui elle cache les yeux s’écroule au ralenti. Mel, déguisée en gendarme, met en œuvre une très belle immobilité. Un stagiaire, non identifiable car camouflé en sapin, roule lentement sur l’herbe ; on dirait un glissement de terrain.
Flo, qui est la seule à être nue, s’avance vers le public et déclare :
Je vais vous expliquer ce que je vais faire, je vais le faire, et ensuite je vous en parlerai à nouveau.
Puis, elle croise les bras et, de l’avis de la plupart des spectateurs, ne fait rien.
Tout bouge tout le temps, explique le directeur à un journaliste local. Les sensations arrivent en foule. Il n’y a pas de rôle, que des personnages. On explore des univers riches comme la prostitution, les attaques de rue, la délinquance, la folie. Chacun utilise les sensations et les sentiments éprouvés pendant le stage.
Une silhouette apparaît à la fenêtre surplombant le théâtre de verdure. C’est le barbu, complètement nu, son sexe recouvert de paillettes argentées tout scintillant de lumière. Il hurle quelques mots incohérents et se jette dans le vide.
Un cri d’horreur jaillit de toutes les bouches. Le directeur, Marc-Noël et quelques stagiaires se précipitent vers le corps inanimé. La musique s’est arrêtée, personne ne dit un mot.
C’est donc cela, réalise Flo, bouleversée, l’épaisseur du silence !










Hélèna Villovitch

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Écrit sur le livre

Écrit sur le livre










à Hélèna Villovitch
bien cordialement,
Judith Elbaz

La fourrure amnésique. Je porte une fourrure. L’Amnésia. Et brouillard. On ne voit plus grand chose. Cette image est inutilisable. …di de faubourgs. Contre le mur du fleuriste fermé. Écrire et passer à autre chose – un livre fait d’écrire et de passer à autre chose. Assemblage. Les choses qui n’arrivent pas men…

Plaisir que les mots soient si sensuels. Et pas seulement les mots, les images. Je ne me souviens plus ce qui, en m’endormant, m’apparaissait si passionnant. Une choses banale et qui allait se reproduire (encore et encore souvent).

…tons des endroits mansardés pour des décors naturels. …oir luire… …u du l… Wish-bon… Il disait c’est bonard en voyant l’eau scintiller. Mon paysage n’est pas exactement celui de l’autre livre. C’est bourré de coquilles votre truc. Épanchement ré… …carence où… Que la nuit favorise. Un livre de cent pages et quelques. La campagne est une forme végétale du désert. De la mort. La petite foule de filles folles arrive à la ville. Ce n’est pas de la résignation, c’est de l’homosexualité. La poésille est une fillection. La femme existe mais elle ne dit pas la v… La douceur orange. Merveilleuse musique, miracle de musique à l’arrivée, la presque arrivée. Bruxelles-Sud. C’est drôle qu’il y ait un pays au Nord, un dégagement. L’homme en bleu qui danse dans la lumière slave. Des imaginations de lettres à ses parents. Un grand pays gris. Un texte désolé où les coquilles ne comptent pas. L’ecsatse. …(in)… Usine à cuivre et à zinc de et à Liège. Devant la présence toujours possible de pickpockets (Bresson). Depuis la pensée toujours possible de pickpockets. La beauté seule, des oasis, des datt… Une femme immédiate. …ccent an…, …n air an…. Que faire quand on a pas d’enfant ? Couver une pierre ? L’espace du grand gymnase dans une odeur de rose. L’odeur des parcs froids, des …bres effeuillés. Lustré. Il n’y a que du lien. Piaillement des oiseaux par la fen… Étangs noirs. Dans un essai où Montaigne écrit tout mouvement nous découvre. Parlons de la plage. Une anfractuosité rocheu… La plage ce soir… …ne douceur épaisse… Quasiment rose. Le noir tombait après l’orage. Insidieuse… L’enfant caresse la table. Lumineux, vif. Marées exotiques. Liberté …oïncid… …automati… Ici sur les pierres noires en petits é… Langue la plus lointaine. La voiture amphibie sort de l’eau, laissant son sillage, sa trace. La campagne colorée. La pensée a des ailes, tu crois la pensée. Pied de montagne. La petite cicatrice du sommeil. Un changement de règne, …faune tombe raide. Voilà le pin avec ses épines. J’ai loué un film, j’ai un peu d’argent. Tout a un nom que l’on peut taire. Le gris qu’on peut regarder comme sa maison. Truc de malade ! « Quelque chose » à me faire lire, ça veut dire texte. Dieu vous prête son flegme. …partons marcher… …partons parler. Ils partent dans des fourrés d’un coup. Espace-jardin. Je suis la narratrice. Ce qui est sordide dans l’homosexualité, ce n’est pas tellement de coucher avec un garçon, c’est tout un monde, l’homosexualité. Un livre, un livre ouvert, enthousiasme – et, à l’intérieur du livre, n’importe quoi. À l’intérieur du livre, ce qu’il y a à l’extérieur. De toute façon, c’est pareil, l’orthographe n’est plus vraiment un problème, vraiment plus ! C’est un peu terrible de ne lire dans un livre que ce que l’on veut y lire. C’est « un peu » peut-être ce que l’on veut dire quand on dit que la littérature n’est plus un espace pour distraire. Le blablabla, vous lisez quoi ? …état… Excepté le chanteur. La rue longue de pluie. Une musique de jazz. Les immenses baies vitrées donnent sur la pluie avec des gens en sucre. L’espace-jardin de la rivière. Entre le livre que tu lis et le livre que tu écris, il y a une légère différence.

Cheveux de soulagement.
La mort cercueil de verre.










Yves-Noël Genod, 1er février 2008.

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Le soleil comme rival

Le soleil comme rival










Ma mère aime le soleil. La chaleur, la chaleur… un livre répare les erreurs. Tout ce qui est physique est si fragile. La ville, l’île, la même. Février, ce mois des vacances. Lévrier. Ce que j’écris n’est pas dupe. Dans le bras droit du vent. Très, très charpenté. Et Marguerite… Le vent dorénavant. …Et Marguerite écrit dans le vide. L’Argentin.

J’aime beaucoup de la maison et de la vitre regarder la pluie. Brasil, des glaces, des miroirs profonds comme des baignoires, Baudelaire a écrit cela, non ?










Yves-Noël Genod, 1er février 2008.

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