Encore un dithyrambe ! (Après celui de Jean-Pierre Thibaudat, par exemple.) Ce qui me trouble le plus, c’est que ces textes, loin d’apparaître comme des supports publicitaires sont
pensés, et qu’en cela ils participent de la chose
elle-même. C’est très émouvant et très, très troublant. Comme une communauté… Avec des phrases sublimes comme : « Yves-Noël Genod s’adonne à une archéologie de futurs abandonnés. ».
J'avais peur que ce spectacle dont je disais aux acteurs que j'en étais le fan, le premier fan, ne se comprennent pas, mais je suis ébloui du contraire, à quel point, au contraire, ce travail appartient encore plus qu'à moi à celui qui l'a aimé... Bien sûr, beaucoup de gens, des amis, des proches sont passés à côté (c'est inévitable et peut-être – peut-être même – bon signe), mais ceux qui ne sont pas passés à côté en parlent avec une exactitude sidérante... C'était donc un travail
nécessaire.
Chic By Accident : Yves-Noël Genod à la Ménagerie de verre dans l’ouverture du festival Etrange Cargo A partir du 12 mars 2012 jusqu'au 17 mars 2012
Lieu: Ménagerie de verre
Le festival Etrange Cargo continue avec
Mon amour, création de Thomas Ferrand
La dernière création d’Yves-Noël Genod se donne à vivre comme une immersion inouïe dans le subconscient du théâtre contemporain. Une expérience fulgurante.Artiste hors normes dont l’une des plus récentes pièces consistait en une irréelle lecture d’
Une saison en enfer, d’Arthur Rimbaud, le metteur en scène accueille son public un livre à la main. Ce soir-ci il s’agit d’une compilation de Pierre Guyotat. Il va partager avec les spectateurs ce que le soir d’avant il avait lu à ses comédiens en guise de directions avant l’entrée en scène. Il scelle ainsi le pacte d’une communauté – il y va d’une responsabilité commune des acteurs et de leur public quant au sort de la pièce à venir.
Construisez de vos illusions un berceau de verdure dans les déserts. Cette phrase résonne encore dans l’obscurité qui gagne le plateau, dense, profonde, qui dure. La grande salle de la Ménagerie de verre est l’un des rares lieux parisiens où l’on peut encore faire un noir total. En 2005 Yves-Noël Genod y donnait une création dont la quasi totalité se déroulait dans le noir :
Le Dispariteur. Intitulé également du blog qu’il alimente au quotidien, cet attribut embrasse dans son indétermination même une démarche foisonnante, polymorphe, placée peut-être sous le signe d’une salutaire déraison (héritée de l’ancien « disparate » –
incartade, action capricieuse et déraisonnable). Yves-Noël Genod tient des fils qui lui échappent perpétuellement, inlassablement. C’est son jeu et la vocation qu’il a faite sienne, dispariteur – rendre possibles des rencontres privilégiés sur scène, disparates présences qui
tranchent, moments sublimes, rares comme des poèmes ou des œuvres plastiques.
Nous pourrions nous étendre sur des dizaines de pages à essayer de décrire l’apparition fantasque de Valérie Dréville, cette démarche lente et mal assurée que partagent tous les comédiens qui entrent un à un sur le plateau comme en train de charrier un trop plein de ressenti –
Marchez comme si votre cœur était accroché aux murs ! se plait à dire Yves-Noël Genod en reprenant Martha Graham. Ou encore ce moment d’une beauté primaire, initiatique où l’on prend entre ses paumes de mains et l’on caresse des braises dont la seule lueur donne du contour et fait vibrer à l’espace.
Il serait peut être plus intéressant de faire se refléter cette pièce dans les eaux noires d’une œuvre de Joachim Koester,
The Magic Mirror of John Dee*. Prenant appui sur le paradigme qui traverse les créations du plasticien danois, nous pourrions lire l’espace noir de la Ménagerie de verre en tant qu’énigmatique palimpseste : des sédiments, des occurrences, des bribes des mémoires oubliées lui donnent sa texture exquise de paysage mental. Tout d’abord le regard est absorbé par une obscure et dense absence et pourtant cette surface vide, déserte, muette, écrasée par des poutres massives en acier, semble émaner de présences endormies, de possibilités latentes. Yves-Noël Genod y love une persistance narrative insensée. Ses comédiens incarnent ces présences diffuses. Dans un premier temps, ils nous apparaissent en clair-obscur, tels des ombres, éthérées, légères, furtives et pourtant lourdes de sens et de vécu à force de répétitions, redites, tracés. La nécessité de leur présence ou de leurs moindres gestes reste secrète, intime, ne s’impose pas avec évidence, s’apparente d’avantage à la poésie, puise sa force dans des obsessions, hantises et délires. Les acteurs sillonnent le plateau comme autant de strates successives de mémoire. Le travail de la lumière rend palpable cette épaisseur d’espace psychique. Yves-Noël Genod s’adonne à une archéologie de futurs abandonnés. Il libère des possibilités de voyage dans le temps. Accessoires et détails deviennent des indices de ces histoires sans début ni fin. Les allers et venues des interprètes font avant tout signe vers un état de perméabilité improbable et éphémère : les murs entre les mondes deviennent poreux à ce point, les narrations se frôlent avec une infinie tendresse, parfois déraillent et s’entrechoquent avec éclat. Des nœuds de significations s’entretissent dans la boite noire de la Ménagerie de verre, zone crépusculaire entre la fiction de soi et le document brut qui laisse éclore, à partir des limbes du corps et de la conscience, cette précieuse mémoire opaque de la chair. Le metteur en scène semble mener un travail sur l’enfouissement des traces, l’invisibilité, les survivances. Des refrains ou mots oubliés refont surface de manière surprenante. Ainsi les tubes nostalgiques, vintage, crachotés par un téléphone portable, ainsi les mots en langue russe qui montent aux lèvres de Valérie Dréville, ou encore les bribes de chansons paillardes de Marlène Saldana.
Des visions prennent leurs contours dans un bol de cristal ou dans un miroir noir. Tel
The Magic Mirror of John Dee, œuvre dans laquelle le plasticien Joachim Koester s’intéresse à des manières de regarder qui ne dépendent pas simplement des yeux. D’un même pas, Yves-Noël Genod entraîne ses spectateurs, tout comme ses comédiens, dans un état à mi-chemin entre l’éveil et le rêve. Des failles se creusent dans la perception et pourtant les sens sont exacerbés. Au plus profond de ce miroir noir qu’est devenue la salle basse de la Ménagerie de verre, nous entendons les talons aiguilles frapper la dalle de béton, les doigts frôler les murs blanchis. L’odeur des allumettes brûlées nous imprègne.
Chic By Accident est une création qui se respire autant qu’elle se regarde. Les yeux sont excédés par la flamme incandescente d’un appareil de soudure et son crépitement agit comme un bruit visuel qui brûle et brouille le regard.
Si la douce obstination de la présence de Jeanne Balibar, tout près du public, vêtue, dans l’obscurité, de simples fleurs qui encerclent sa tête, s’apparente à la persistance rétinienne, l’intensité de son apparition munie d’une lance, petit gardien d’un espace secret, prend la texture hallucinée des visions hypnagogiques. Il faudrait faire référence à Jean-Paul Sartre et à son essai d’une phénoménologie de la grande fonction irréalisante de la conscience,
L’imaginaire, 1940, où il décrit, parmi les modes d’apparition du phénomène d’être, l’image hypnagogique, sa netteté et sa vivacité, prodiguant un sentiment de réalité qui surpasse celui de la perception. Elle « ne se donne pas comme étant quelque part (…) une apparition isolée, « en l’air », pourrait-on dire ». C’est précisément cette qualité que travaille Yves-Noël Genod, ce mystérieux alliage entre la chair et sa déréalisation.
Le temps sort de ses gonds. Cela pourrait durer 2 heures comme la nuit entière. D’ailleurs, tel un écho lointain, puis de plus en plus intense, se font entendre des chants d’oiseaux à l’heure secrète où approche le lever du jour. Tout à coup, les acteurs, Messieurs et Mesdemoiselles (ainsi les nomme, avec un charme désuet, le metteur en scène), nous apparaissent tels des drôles d’oiseaux de nuit, à la croisée d’une ribambelle de rêves suspendus. Ils entreront une dernière fois sur le plateau pour cueillir les riens qui y sont éparpillés. L’espace deviendra bientôt neutre et impassible. Le battement blanc d’un comédien aux ailes trop lourdes, qui peine à prendre son envol, emportera les derniers lambeaux de cette création hallucinée.
* Joachim Koester, 2006, Photographie, tirage gélatino-argentique viré au sélénium Collection Metropolitan Museum of Art, New York
http://www.nicolaiwallner.com/exhibitions/sillyadults2007/magicmirror.html
Par Smaranda Olcese
Labels: ménagerie