Sunday, May 03, 2020

Beau grand blond (j'essaie de varier, maladroitement),
Es-tu toujours dans une campagne heureuse ? As-tu des nouvelles de ta mère ? Tout le monde est un peu inquiet pour les « anciens » en ce moment. Mon père est en bonne santé, mais, à 84 ans, on sait qu'il ne serait pas prioritaire. J'ai encore une grand-mère (93 ans) qui est cloîtrée dans une maison de retraite. Enfin, au moins, elle a un appartement, cuisine, etc.
Et je t'écris parce que (mais tu es peut-être au courant), un poète anglais passionné de Rimbaud a mis la main sur deux photos qu'il présente comme des photos prises pendant la Commune de Paris. Aidan Andrew Dun (c'est son nom) a une très belle prose. J'ai causé avec lui, il est très profond et très sérieux dans sa rêverie sur ce Rimbaud boudeur qui domine la statue renversée de Napoléon Place Vendôme. Donc j'ai conclu Rimbaud studies are rêveries and politics. Et écrit un texte sur le sujet que je soumets à ta rêverie ou à ta sainte exégèse.
Porte-toi bien (formule convenue mais sincère).
Pierre

Excuse-moi de te répondre si tard, mon très cher — c’est aussi que les journées passent si vite, je ne comprends pas pourquoi, ou peut-être que mon esprit s’est ralenti (sans doute). Je ne sais pas pourquoi je suis un peu déçu par l’histoire de Rimbaud, je ne le reconnais pas bien sur les photos et, je ne sais pas, qu’il ait participé à la Commune (d’une manière ou d’une autre), nous le savions, non ? Mais c’est une rêverie, je sais… Mais, de toute façon, je retourne à ton somptueux blog et j’apprends (ou je réapprends) les mots que tu aimes, « anfractuosités » , « échauffourées », ce genre-là avec beaucoup de syllabes que tu sais bien — comme un petit challenge — mettre dans le déséquilibre d’une phrase… La coiffeuse de qui je partage la couche passe son temps, la nuit, à boire et à pisser (dans un pot, elle dort dans un grenier) ; c’est une manière de vivre la nuit qui m’allait très bien, je dormais comme une souche (comme toi avec moi), mais je dors moins bien actuellement ; je suis inquiet et je viens y puiser (dans ton blog, donc) de la sagesse, comme, par exemple : « Dès qu’une image vient te troubler l’esprit, pense à te dire : « Tu n’es qu’image. » Il me faut avouer aussi que, si je ne dors plus la nuit, c’est peut-être que je regarde trop, dans la journée, Black Mirror (on m’a prêté Netflix) qui est une série qui amplifie la sensation paranoïaque du monde actuel (pendant la blancheur de la nuit, je me repasse en boucle les épisodes les plus marquants comme des cauchemars d’enfant). Je te conseille quand même un épisode moins violent et plus sexy (c’est celui qui m’a mis le pied à l’étrier, cela dit, attention) : « Striking Vipers » (l’un des derniers, dans la cinquième saison). Il y a deux hommes très beaux (dire qu’ils sont noirs est déjà unpolitically correct) et très hétéros qui se mettent pourtant à baiser via un jeu vidéo… Troublant… enfin, pas moins que les rêves… Enfin, ça devrait t’intéresser... J’ai souvent envie de m’enfoncer dans les rêves, de ne plus vivre que pour ça. Je fais des spectacles extraordinaires en rêve. Je suis très prodigue, en rêve, mais la splendeur inoubliable est toujours renouvelée. 
C’est joli, toi, tes histoires de Wenjie.
C’est très beau, ce texte, « Enfant endormi couronné de laurier », sans doute le plus beau que j’ai lu sur le sujet. «  Fuyant la mort, nous esquivons la vie. » La phrase est si belle qu’elle pourrait ne pas être de toi. (C’est Borges qui dit que ses quelques meilleures pages pourraient avoir été écrites par n’importe qui — enfin, plus exactement, ce que tu as bien compris dans ton immense générosité : « ce qui est bon n’appartient à personne ».) 
Je t’embrasse, « beau brun », 
Yvno

Tu sais me parler, toi... (et je crois que tu m'as écrit la même chose il y a quelques semaines).
Ça m'a trotté dans la tête toute la journée, cette question de savoir d'où m'est venue la formule « fuyant la mort, nous esquivons la vie ». Je me souviens que quand je l'ai écrite, je m'étais déjà demandé s'il fallait y mettre des guillemets ! Donc je me soupçonne de l'avoir piquée mais je n'en suis même pas sûr. J'ai réécouté des cours de philo sur le stoïcisme et cherché dans le Manuel d'Epictète, mais cette petite enquête n'a rien donné. Ce qui est bon n'appartient à personne, je suis d'accord. On a dû discuter il y a longtemps, tous les deux, de l'invention de l'auteur à la Renaissance. Avant ça, c'est très flou. Marie de France n'est que Marie pendant des siècles. Un jour on lui trouvé un pseudo patronyme parce que ça ne faisait plus très sérieux, et comme dans un de ses lais elle écrit qu'elle a nom Marie, « et je suis de France », emballé : on te baptisera Marie de France. Bref... C'est souvent avec la composition musicale que j'ai la sensation que tel thème, telle harmonisation, telle dérive d'un accord à l'autre pourrait tout à fait avoir déjà été écrite, mais ce n'est jamais gênant, c'est plutôt une grâce. Ce serait autre chose de bricoler avec des bouts de textes (on dit aussi un texte quand on écrit de la musique) pour compenser une panne sèche ou pour faire de l'épate. Enfin, tu sais comme moi, toi qui écris beaucoup, que tout est affaire d'agencement (Deleuze, Deleuze), de syntaxe si on veut parler technique, mais les questions, c'est toujours le rythme, le son (je me souviens que tu employais parfois le mot « euphonie » qui me déconcertait), la qualité du mot et du sens, la proximité avec les autres, les échos plus lointains. Anfractuosité, c'est drôle, parce que le mot est venu assez vite, mais je l'ai quand même pas mal soupesé, je me disais : Vraiment ? Anfractuosité ? Un nom abstrait avec autant de syllabes ? Parce qu'en général je les évite. En arriver, dans notre langue, à faire la promotion de la « distanciation », ça fait mal partout. Je suis heureux que tu me parles de ce texte en particulier, « Enfant couronné de laurier », parce que c'est celui qui m'a le plus ému (disons mis en mouvement) dans l'écriture depuis plusieurs semaines. Il a condensé beaucoup de choses dans ce que j'ai absorbé du monde, et je m'y suis senti bien vivant (le vivant poème...).
A propos de ton sommeil, j'ai glané du Bachelard : « Dans la solitude nocturne, vous voyez passer les mêmes fantômes. Comme la nuit s'agrandit quand les rêves se fiancent. » Ta voisine de confinement boit et pisse la nuit ; moi j'ai un voisin qui beugle et rit à gorge déployée de pur hétéro (au sens où il serait sans doute écoeuré d'avoir un voisin pédé) au point qu'il me fait peur. Je crois que la journée il télétravaille et cause beaucoup pour ça. Le soir et parfois jusque très tard dans la nuit, je me suis interrogé depuis des semaines, et je crois maintenant qu'il fait des jeux en réseau et que ça le stimule excessivement. Mais ça va, j'ai pris suffisamment de leçons de stoïcisme pour l'accepter, et puis ce n'est pas non plus au point de m'empêcher de me concentrer ou de dormir (« tu n'es qu’image » en effet, mais il me manque encore de l'endurance!). Là, je rumine cette phrase entendue dans un cours sur le stoïcisme que j'ai réécouté, c'est du Sartre: « L'important n'est pas ce qu'on a fait de nous, mais ce qu'on fait de ce qu'on a fait de nous. »
Sur Rimbaud, on n'en finit pas de se demander si oui ou non il a participé à la Commune. Certains passent leur vie sur le sujet, je crois. Je rêverais de lire la constitution qu'il a écrite... Ca, c'est bien réel, mais disparu ! Ou juste égaré, ou dans une collection bien secrète, va savoir. Quant à la photo, c'est une rêverie en effet, d'abord ça. Mais vraiment, sur la question de la ressemblance, faut se méfier du trop beau portrait de Carjat je crois... L'autre portrait de la même époque où il fait la gueule est beaucoup moins avantageuse. Sur cette nouvelle photo place Vendôme, il y a un problème sur le nez, mais, ombre, tache... De toute façon les experts vont se pencher sur la question, j'irai bientôt aux nouvelles à ce sujet auprès d'Aidan Andrew Dun, ce poète anglais très aimable...
Ah, et tu me parles de Black Mirror. Je m'en suis gavé il y a deux ans, j'ai vu les quatre premières saisons et j'y pense encore souvent! Je comprends l'effet que ça peut avoir sur toi aussi. Tu m'apprends qu'il y a une 5e saison. Je peux me connecter avec le compte d'un copain de Clélie (à qui j'ai filé mon accès Deezer). Ca pourrait m'occuper pour varier les plaisirs dans les semaines qui viennent car je vais encore travailler au moins un mois.
Il est tard pour commencer à écrire mon journal de Wenjie quotidien, mais il m'appelle ! C'est devenu une discipline. Il écrit directement en anglais. Je le traduis, je le réécris, j'essaie de ne pas l'inventer! Et il a été adorable (je lui ai demandé l'autorisation de publier les extraits sur mon blog). Hier j'ai passé deux heures difficiles à décrire sa chambre. Va savoir pourquoi ça me passionne. J'ai l'impression que ça pourrait enfin être un livre. Mais peu importe à ce stade, tant qu'il y a du désir...
Je t'embrasse, et ne sois pas gêné de me répondre dans une semaine, un mois ou plus tard ;-)
Pierre

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Nom pour un personnage de roman :
Thérèse Patouillère 

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