Tuesday, November 23, 2010

Sur la scène… coule la Seine

Isabelle Barbéris, non contente d'avoir déjà parlé de moi excellemment dans un livre dont j'ai déjà parlé, va en publier un autre ! Et, cette fois, elle m'envoie le document Word, ce qui vaut autorisation de publication (en avant-première, « les bonnes feuilles ») sur ce blog. Alors il faut un peu s'accrocher (pour les gens comme moi qui sont pas allés à l'école), mais si on s'intéresse (ce qui est mon cas, évidemment) à toutes ces questions, apparition, disparition, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, etc. Enfin, le tout venant des questions courantes, quoi – c'est magistral ! Voici d'ailleurs le mail que je viens de lui envoyer pour la remercier de s'être penché sur mon cas (comme une fée sur un berceau).






Yves-Noël Genod : les excédents du vide



L’escaladeur de façades doit tirer profit du moindre ornement.
Walter Benjamin

Le décor toujours. Une direction de la mise en scène qu’il faudrait oser. L’oserai-je ?
Le kitsch tout à fait.
Ceci, ce que nous avons, est trop abstrait, sobre et de bon goût.
Antoine Vitez


Yves-Noël Genod (YNG) est un de ces héritiers de l’école de Chaillot d’Antoine Vitez dont il fut l’élève, condisciple à cette époque d’Arthur Nauzyciel – dont l’œuvre de mise en scène n’est pas sans tisser des échos avec celle de Genod. L’héritage vitézien se manifeste chez l’un dans des partis pris de danse-performance, chez l’autre du côté d’un théâtre de mise en scène, dans des rapports par conséquents différents au texte. Les deux parcours relèvent toutefois d’une même quête, celle, chère à Antoine Vitez, du « revivre » de l’acteur, seul à même de « refaire la tradition » , tout cela impliquant la mise à distance matérielle du texte-sphynx. Genod-Nauzyciel : ces deux recherches reconstruisent la chronologie à la manière d’Aby Warburg, et relèvent de ce que Vitez appelaient un théâtre « debout » : théâtre inquiet, agité par les flammes du passé, instaurant une parole et un ethos au milieu du bégaiement de l’histoire. C’est cet héritage vitézien, qui a rapport à la dimension mémorielle de la scène, que l’on va partiellement retrouver à l’œuvre en questionnant, avec toute la prudence qu’il se doit, la possibilité d’un kitsch genodien.

Nous connaissons YNG sous deux visages : celui de l’interprète exocentré (pour Claude Régy, François Tanguy, Loïc Touzé notamment) traversé par des désirs extimes. Celui de l’inventeur égocentré d’installations scéniques, auteur et souvent acteur de ses propres chimères. Genod cultive l’art de la mise en scène de soi avec un délice qu’il aime partager. De sa première création En attendant Genod (2003) à Yves-Noël Genod (2009), il affiche clairement le narcissisme de sa démarche d’acteur-metteur en scène, narcissisme qu’il assume avec une dérision radicalement dénuée de cynisme. En rendant audible la paronomase des substantifs Genod/Godot, YNG a officialisé sa marque de fabrique : égal dérisoire de Godot, c’est-à-dire d’un dieu de pacotille et dorénavant absent, YNG se présente comme l’auteur d’une œuvre-à-venir assignée en salle d’attente, jamais achevée ni parfaitement œuvrée et comme vouée à se déborder elle-même, d’espace en espace, de désir en désir et d’inquiétude en inquiétude. L’ensemble de son travail oscille sur une fragile ligne censée démarquer, dans la tradition romantique et française privilégiant la figure du démiurge et de la high culture dont nous héritons aujourd’hui, la gloire et le déclassement. Au sein de cette temporalité du débordement de l’œuvre en quête de l’Auteur, Genod construit l’aura brisée d’un démiurge de « seconde zone», mi-créateur, mi-créature. Son effronterie narcissique n’a d’égale que la contrition tout aussi ostentatoire de l’ego du Maître en scène. L’exposition du Je se trouve contredite par un mouvement contrapuntique de retrait, d’involution et de disparition (comme en atteste le titre de son blog d’artiste, Le Dispariteur ). A la croisée des chemins, Genod affiche une sorte de mollesse spontanée, d’énergie lénifiée, héros à la fois épique et « sans qualité » revêtant par conséquent les attributs burlesques, héroï-comiques, d’un chevalier errant dans un monde dépourvu de transcendance… Les figures qu’il construit avec ses acteurs recouvrent cette ambivalence de la mise en gloire et de l’humiliation/humilité. Ce masque colle à merveille à une époque où les cours du divin et du sublime ont piteusement chuté. En plaçant son processus de création sous l’égide antéchristique de Samuel Beckett, Genod laisse vaciller son univers dramatique prolixe et hétéroclite au bord du néant beckettien. Son travail scénique ne retient rien de l’agressivité la plus répandue du déballage autofictionnel. Ce double mouvement, celui d’une éclipse derrière la surenchère ou l’ « empire des signes » (Roland Barthes) trouve à s’incarner dans la figure liminaire et frontalière de Genod lui-même : celle d’un troubadour campant sur les marges, dans un dedans-dehors. Arlequin postmoderne, YNG reprend le masque et la boîte élémentaire du conteur, du jongleur, du rhapsode ou encore du prestidigitateur. Autant de termes pour désigner au final un artiste médian et médiumnique. Pour préparer l’excavation de ses mondes et apprivoiser l’espace anéanti du jeu, YNG encadre chacune de ses créations de sa présence. A l’instar du prêtre qui décrit les contours du templum, on voit souvent Genod accueillir son spectateur en clochard céleste, dans des habit de lumière… qui n’en conserve pas moins une allure dépenaillée ! Cette présence frontalière sert à dessiner les contours d’un espace scénique offert au désoeuvrement et à la dilatation temporelle avant l’interruption que le théâtre signe au sein de la quotidienneté, cette dernière étant a contrario de plus en plus acquise à la vitesse et au zapping. Sur ce seuil, il arrive à YNG de tendre au spectateur une coupe de champagne - en guise d’offrande, de signe interruptif et festif. Invitation à entrer dans une bulle dans laquelle le partage et la conciliation deviendront possibles dans tous les sens, cette présence liminaire de l’auteur assurant par la même occasion la fonction liante du coryphée.

Le théâtre d’avant la séparation (séparation de l’androgyne, de la tragédie et de la comédie, du chœur et du protagoniste) de Genod met sens-dessus-dessous gravité et désinvolture. Dans tous les cas, nous sommes loin du « choc esthétique » revendiqué par une partie des avant-gardes scéniques actuelles. Les images crées par Genod peuvent être dérangeantes, la douceur, la nonchalance inclinent dans un premier temps à ouvrir le débat autour du süsser kitsch, kitsch doux, agréable et enclin au plaisir. Nous partirons de ce plaisir et de cette douceur caractéristiques de l’imaginaire genodien à l’aune de celui qui a théorisé le kitsch comme « art du bonheur » : Abraham Molès . Nous verrons toutefois que la définition figée que Molès donne du kitsch ne permet pas de penser l’intensité des contradictions dans les spectacles d’YNG, et en particulier celle que l’artiste instaure entre encombrement kitsch et minimalisme. Cet achoppement théorique nous amènera à avancer l’hypothèse d’une négativité auratique du kitsch. Nous proposons une réflexion en miroir qui théorise aussi bien l’œuvre de Yves-Noël Genod à l’aune de la notion du kitsch, qu’un éclaircissement de cette dernière à la lumière que nous renvoient les étincelles de son travail. La question tout d’abord posée sera de savoir si le travail d’YNG est qualifiable de « kitsch », car bien qu’il relève en de nombreux endroits du recyclage du déchet, de la revalorisation d’objets minorés, de la saturation scénique, bien qu’il recoure à un sentimentalisme caractéristique de l’expressionnisme kitsch, le travail du « Dispariteur » œuvre simultanément du côté du vide et de l’abstraction.


1. Genod kitsch ?

Accords et désaccords avec la théorie de Molès : « faire plaisir » ?

Pour engager la question d’une hypothétique relation entre le théâtre de Genod et le kitsch, nous commencerons par l’analyser à l’aune du théoricien qui en a donné la définition la plus systématique, définition qui tend à définir le kitsch par le principe de plaisir, comme « art du bonheur ».

Contemporain d’Adorno, Abraham Molès a développé une philosophie du kitsch qui s’appuie sur la théorie de la société de l’information et de la communication. En accord avec Adorno sur ce point précis, Molès voit dans le kitsch le signe d’une annulation de la possibilité de l’Art après 1945. Cette thèse s’oppose donc à celle d’Hermann Broch définissant le kitsch comme « anti-art » – l’anti-art ne se concevant qu’à la condition de ne pas postuler la disparition de ce dernier ! Le kitsch molésien, pourtant théorisé comme expressionniste, surchargé et extraverti, concorde ainsi paradoxalement avec l’âpre conception adornienne d’un art épuré car annulé. Se situant du côté de la saturation sémantique, du confort psychologique, le kitsch molésien répondrait alors sous de faux dehors contradictoires à la radicalité adornienne qui suppose tout autant la dissolution de l’art dans les sociétés postindustrielles. D’ores et déjà, nous pressentons de quelle manière ce double temps, celui de l’expression molésienne et de la disparition adornienne, se dialectise scéniquement dans l’œuvre d’YNG, mais suivons un peu plus loin le développement de Molès afin de préciser les concordances et les discordances entre théorie et pratique.

Molès s’intéresse à la spécificité du kitsch non pas en tant que modalité esthétique mais médium de communication, moyen de production et de réception de signes par le sujet émetteur-récepteur. Dans cette approche de type économico-poétique, Molès fait place à la catégorie de l’« art-Kitsch » qu’il différencie du kitsch au premier degré mais sans établir, comme nous l’avons précédemment exposé, de rupture entre kitsch et « Art-kitsch ». Au contraire, l’Art-kitsch serait un symptôme de sociétés où l’autonomie artistique serait rendue impossible. Sur ce plan, l’art-Kitsch molésien ne donne pas de prise sur le théâtre d’YNG. Molès envisage en effet ce dernier comme une production démocratique, consensuelle, ne réclamant aucun effort, sans originalité : autrement dit, immédiatement reconnaissable et consommée dans cette reconnaissance même. Et nous pourrions généraliser le propos : la théorie immanente de Molès n’offre pas, et c’est son fondement, d’élément et de prise pour penser l’essence de l’art. Sans condamnation, Molès considère l’art-Kitsch comme un art marchand ; il préfigure la récupération par le Pop art des avant-gardes collagistes, surréalistes, dadaïstes qui étaient encore contestataires à l’égard de la société de consommation, alors que la récupération Pop théâtralisera plus tard sa caractérisation d’art marchandisé et standardisé… dans un cynisme tout à fait étranger à l’œuvre d’YNG (penchant plus du côté de la dérision).

De ce point de vue, il peut sembler étonnant que Molès ait jugé bon de réfléchir sur l’ « art-Kitsch » puisque « kitsch » et « art » se trouvent mis sur le même plan d’immanence. L’art-Kitsch molésien est comme nous l’avons dit sous-tendu par un continuum entre art et non-art. Contrairement à la distinction qu’opèrera Susan Sontag entre kitsch et Camp , on ne trouve pas chez Molès de moment où le kitsch parvient à une dimension métacritique et autonome, autrement dit : de moment où il serait susceptible d’être investi par la fameuse « critique artiste ». Cela dit, nous verrons que la dimension critique, avec une subtilité qui appelle une grande prudence argumentative, n’est pas l’effet premier visé par le théâtre d’YNG.

A l’opposé encore de la thèse de Walter Benjamin, Molès ne prête ni puissance poétique ni force épistémique à ce kitsch artistique déniaisé et décomplexé, simplement fondu dans la société de consommation – autrement dit, il le présente comme déjà représentatif du post-criticisme. Molès reste donc constatif et ne sort jamais d’une interprétation utilitariste du kitsch – « art du bonheur » qui sert à entretenir le bien-être. Le kitsch appartient à l’ère du loisir esthétique et se trouve dilué dans la vie quotidienne en tant que consommation culturelle. Notons ici que Molès introduit simultanément les qualités a priori antinomiques de « gratuité » et d’« utilité » à l’intérieur du kitsch, ce qui est une manière de le définir comme un espace de conversion de la valeur. La gratuité des objets kitsch (superflus, dérisoires, dotés d’une unique valeur subjective…), proche de l’aberration du gadget, dissimulerait en fait une stratégie utilitariste non pas économique, mais dirigée vers le bonheur (nous ne sommes pas loin des réflexions plus récente de Jacques Ellul sur le bonheur comme essence du complexe bourgeois). Au sujet de l’utilité du kitsch, Molès emploie d’ailleurs un terme économique qu’il emprunte à l’économiste Wilfried Pareto : celui d’ophémilité. Pour Molès, l’objet kitsch est tel que le produit l’acte de consommation. Il n’est pas produit pour être consommé ; c’est sa consommation qui le produit et l’amplifie. Il est donc cathartique, mais au degré le plus bas, de manière libidinale (bien loin de l’interprétation aristotélicienne dans laquelle la catharsis se situe au bout d’un syllogisme). Le kitsch reste enfermé dans la catégorie du sensible sans parvenir à celle de l’intelligible. Ajoutons, pour parfaire ce tableau du kitsch neutralisant tout point de vue axiologique, que Molès développe simultanément une vision du théâtre précisément limitée par le kitsch, et qui consiste à considérer a priori cet art… comme « art-Kitsch » – ce qu’il nomme l’« effet de paprika » (entendre : d’ornementation, de superflu, de décorum). Cet argument se rapproche ici de la critique aristotélicienne des « assaisonnements » comme étant la dernière des « parties » et donc la plus déclassée du poème dramatique. Comme le kitsch, le théâtre sert à construire une illusion et une identification bienfaisantes. Ce que Molès saisit ici, c’est le principe de plaisir qui régit la relation esthétique kitsch et la production d’objets susceptibles de satisfaire cette attente. C’est d’ailleurs au titre de cet hédonisme que son analyse du kitsch s’enferme dans le constat de la médiocrité postmoderne – plus que d’un éloge de sa modestie. Demeurant rétif à la jouissance consumériste, l’ouvrage de Molès s’enlise parfois dans une définition immanente du sujet esthétique qui lui prête de l’inventivité mais peu de créativité.

L’axiologie de Molès repose donc sur un dénigrement relatif, modéré du kitsch (il s’agit moins d’une diatribe ou d’une condamnation, que d’une dilution dans la médiocrité) au motif de son utilitarisme libidinal. Nous avons vu que le théâtre d’YNG ne se prête pas de manière pleinement satisfaisante à la définition molésienne du kitsch. Mais une zone « rose » s’ouvre autour de la recherche du plaisir très marquée et spectacularisée dans le travail de Genod. Les spectacles de Genod sont cathartiques ne serait-ce que parce que Genod lui-même avoue écrire ses spectacles en direction d’une figure idéale, celle du spectateur-ami auquel il s’agit de « faire plaisir » . Pour le mettre à l’aise, lui procurer une Gemütlichkeit et lui faire ce « don du rien » (Jean Duvignaud) qu’est le spectacle, YNG met en scène ce « plaisir » de la coproduction et de la coprésence théâtrales. Cette forte transitivité se traduit par une poétique de l’affect et de la proximité entre un Genod-médiateur (qui reste présent dans le public lorsqu’il n’est pas en scène) et le spectateur. Toutefois, le « don du rien » n’a plus grand-chose à voir avec le mécanisme libidinal décrit par Molès : celui d’un plaisir qui s’apparente à l’acte de consommation, d’un objet quelque peu prostitué à son horizon d’attente. Bien au contraire, les spectacles de Genod exploitent des images rémanentes, des effets de lenteur et de persistance rétinienne qui démentent la vélocité du consumérisme. YNG travaillent en effet avec la mémoire des textes et des images. En ressuscitant des fantômes, ses spectacles retissent des liens avec le passé (il serait plus convenable de parler de « passés » au pluriel) et installe une anachronie spatiale. En ce sens, Genod fait du théâtre populaire et mémoriel, comme l’emblématise la convocation allégorique de la figure de Gérard Philippe dans Yves-Noël Genod. Nuançant le kitsch molésien, le théâtre de Genod actualise des modèles préformés, des « recettes » non pour les répéter mais pour les rénover (cf. sens étymologique possible de verkitschen : faire du neuf avec de l’ancien et du désuet).

Fatrasie, remplissage, chantournure…

Si l’on se débarrasse de toute axiologie péjorative (attenante à la signification stigmatisante du kitsch = déchet), la grille de Molès (kitsch = processus de production fonctionnant sur le principe de la recette et visant le plaisir immédiat de la réception) ouvre des pistes intéressantes pour entrer dans la poétique de Genod. Molès décrit en effet l’esthétique kitsch comme un régime qui ignore la dichotomie entre le beau et le laid et qui instaure un continuum entre les deux. La fatrasie scénique de Genod, plus particulièrement visible dans Yves-Noël Genod (spectacle du « remplissage » ne serait-ce que du fait de sa nature de réponse à une commande, le nom propre « Yves-Noël Genod » fonctionnant comme une pochette truffée de surprises) répond à cette idée d’un kitsch qui déhiérarchise le vil et le noble en ennoblissant des objets sans intérêt comme un aspirateur, un bébé en plastique, une bassine, une paire de bottes en caoutchouc, etc. Ces objets humbles n’ont rien à voir avec ce que l’on retrouve dans la poétique de Bond chez qui l’objet (linge, balluchon, assiette, matelas, rideau, boîte de conserve, etc…) sont censés être des universaux. Comme c’est le cas du souvenir (miniature de la Tour Eiffel ou médaillon à l’effigie d’un saint ramenés de voyage au plus ou moins long cours), l’objet chez Genod est imprégné d’affects subjectifs qui échappent à l’universalité du Beau kantien sans pour autant renoncer au sublime.

L’on retrouve dans l’esthétique genodienne les caractéristiques morphologiques relevées par Molès dont il faut dès le départ signaler qu’elles désignent des formes baroques avant même d’être qualifiables de kitsch (mais Molès ne réfléchit pas en historien de l’art, il ne se penche pas sur la filiation ou l’articulation « baroque-kitsch », comme le fera Jean Duvignaud dans sa théorie des esthétiques de « transition » ) : ainsi des « courbes » et des motifs baroques bien connus dits en « cul de lampe » qui fonctionnent par remplissage involutif de l’extérieur vers l’intérieur – et donc par évidement du dehors. Le théâtre de Genod suit la même dynamique : encadrement du vide scénique par le poète médian (principe de la façade baroque également exposée par Deleuze dans Le Pli ), puis remplissage temporel et formel du temps-réel scénique, de la scène comme « coffret » selon un principe involutif. D’autres caractéristiques morphologiques « baroques&kitsch » (Jean Duvignaud) pourraient être relevées comme l’empattement, l’accumulation et la saturation sémiotique, la manipulation et l’association d’objets – ce que Molès appelle le « display » (Molès réfléchissant en somme sur une forme de ludisme inventif dans les nouvelles formes de communication), le contraste des couleurs, le plaisir de la construction et de la destruction, l’anti-fonctionnalité (la dissociation de la fonction et de l’objet dont l’utilisation devient gratuite et ludique).

Cette confrontation du théâtre d’YNG avec l’une des théories les plus systématiques du kitsch, celle d’Abraham Molès, met en avant autant de concordances que de dissonances. D’abord parce que Molès ne permet pas de penser l’autonomie de l’art, ce qui empêche simultanément de penser l’interruption théâtrale très appuyée dans le théâtre de Genod qui retourne et sédimente la vitesse de la société de l’information et de la communication étudiée par Molès à l’intérieur d’espaces scéniques où prévalent une temporalité dilatée et un ludisme désoeuvré. Alors que Molès fait du kitsch l’emblème de cette nouvelle société, nous voyons chez Genod qu’elle l’inverse. Mais au niveau microstructural, les éléments de son théâtre correspondent à la définition molésienne du kitsch : empattement, accumulation, répétition… Pour autant, la concordance de la partie ne saurait définir celle du tout. Qui plus est, ces caractéristiques, ces patterns relèvent du baroque avant de relever du kitsch. Ainsi la théorie molésienne permet tout au plus de définir le théâtre d’Yves-Noël comme un théâtre baroque du point de vue restreint des microstructures. Enfin, Molès ôte toute possibilité de penser l’esthétique toute aussi présente du vide chez Genod – à moins de considérer, piste envisageable, le kitsch au sein des nouvelles théories de la communication comme moment de l’agglutinement sémantique (de « paquets » pour détourner le jargon informaticien) en alternance avec l’intervalle qui correspondrait quant à lui au moment du vide. L’hypothèse d’une présence du kitsch chez Genod, du fait de son utilisation simultanée du plein et du vide appelle en effet la nécessité d’une articulation entre deux valeurs esthétiques a priori exclusives l’une de l’autre : le kitsch et le minimalisme, l’abstraction.



2. Vers une théorie négative du kitsch

Cette première confrontation entre théorie et pratique appelle donc une reconfiguration de la question… et une redéfinition simultanée de l’œuvre de Genod et de la notion de kitsch. Bien sûr, la nouvelle proposition herméneutique (kitsch = esthétique contenant la potentialité d’une épure) est provocatrice. Elle part de la définition adornienne, qui théorise le kitsch comme anti-dépassement au sein de sa « dialectique négative ». Car le kitsch ne sert pas d’antithèse à la défense adornienne d’un art minimaliste et austère. Cette interprétation, comme l’a montré Marc Hiver , est tout aussi schématique que celle consistant à réduire la pensée d’Adorno à une critique de l’Aufklärung et à une diatribe des industries culturelles – réduction de la pensée adornienne à son interprétation marxienne - certes fondamentale mais non restrictive.

Kitsch et abstration constituent pour Clement Greenberg , défenseur du modernisme, deux polarités esthétiques antinomiques et par ailleurs politiquement connotées : le kitsch se situe du côté du passé, de la conservation de l’ordre et du réalisme de l’art officiel des dictatures, les avant-gardes modernistes regardant quant à elle vers l’avenir et ouvrant la voie des utopies en explorant toutes les possibilités formelles d’un art autonome. Or l’Histoire même, qui contredit toute autonomie de l’art en le piégeant toujours dans une « histoire de l’art », a de ce point de vue largement donné tort à Greenberg et démontré la possibilité d’une adéquation entre kitsch et modernisme. Il suffit pour cela de se livrer à un modique petit exercice de flânerie urbaine : les séductions commerciales du kitsch n’épargnent en rien les objets épurés du design issus du rêve moderniste, qu’il rebaptise alors de vintage ou de rétro. La surcotation de l’art abstrait et de l’art conceptuel, qui a de peu précédé un double sentiment de saturation et de suspicion vis-à-vis de ces derniers, atteste de l’artificialisme de ces « secteurs » esthétiques dont les supposées autonomie et pureté se sont vues broyées dans les gravats de la société de l’hyperconsommation au même titre que n’importe quel produit de mode. Il n’y a donc pas que le kitsch au sens le plus convenu du terme qui soit susceptible d’écœurer : c’est le cas de toute mode esthétique, affaire de cycles gustatifs tributaires de la logique hétéronome de l’Histoire. Et avant même d’avancer que le kitsch puisse participer d’une stratégie poétique « négative », en lien avec cette « négation de la merde » dont parle Milan Kundera dans L’Insoutenable légèreté de l’être, avançons que les arts dits minimalistes, abstraits et conceptuels sont susceptibles, par leur récupération commerciale entre autre, de participer d’une logique de kitschisation globale de la valeur esthétique. Ce survol suffit à évoquer la puissance temporelle c’est-à-dire destructrice (et donc négative) du kitsch, memento mori des âges industriel et postindustriel. Le kitsch n’a dès lors plus rien à voir avec la frêle anecdote : il s’apparente à une force supérieure ramenant tout à la poussière. C’est cette puissance de délabrement qui semble avoir eu raison de la croyance greenberguienne en à une supposée « essence » atemporelle, transcendante et autonome des avant-gardes modernistes, en tout cas si l’on veut absolutiser la thèse de Greenberg dont nous avons dit qu’elle était d’abord politique et circonstancielle.

Trois spectacles, un processus d’évidement

Il n’empêche que l’axiologie néoplatonicienne de Greenberg (et résiduellement de Molès) surplombe la majorité des définitions du kitsch en présupposant son déclassement, cela en le rangeant du côté de la surcharge, de l’apparence (foncièrement mensongère, comme l’est d’ailleurs tout théâtre), de la figuration fallacieuse et outrancière. Le travail scénique de Genod et son esthétique transitoire entre l’encombrement et le vide, la surcharge et la disparition déconstruisent allègrement cette grille taxinomique. Avant d’aller plus loin dans notre tentative pour théoriser une possible négativité du kitsch, retenons trois récentes créations d’YNG qui décrivent précisément ce processus de désécriture scénique par nettoyage progressif de l’encombrement scénique :

Yves-Noël Genod (2009), interprété par Felix M. Ott, Marlène Saldana, Kate Moran, Yvonnick Muller, Mohand Azzoug reprenait des thèmes et des textes explorés dans des spectacles antérieurs, notamment des passages de Blektre coécrit avec Nathalie Quintane et Charles Torris, mais aussi des extraits du Prince de Hombourg et des Fleurs du mal, en exténuant le principe de la rhapsodie et de l’arlequinade. On peut considérer ce spectacle (des trois ici évoqués, le plus dense et dramaturgiquement saturé) comme une « somme », une « farcissure » des leitmotivs genodiens. L’agencement se fait par bouturage de solos d’acteur jusqu’au tableau final qui les rassemble tous autour de la manipulation de quelques objets simples, comme cet aspirateur mis en jeu par Felix M. Ott et dans lequel on est tenté de voir une allégorie du « vortex » scénique genodien.

Rien n'est beau. Rien n'est gai. Rien n'est propre. Rien n'est riche. Rien n'est clair. Rien n'est agréable. Rien ne sent bon. Rien n'est joli (Centre Chorégraphique de Rennes, Ménagerie de Verre, 2010) est un spectacle marqué par le féminin, qui trouve à s’incarner dans une succession de solos interprétés par trois monstres sacrés : Kate Moran, Marlène Saldana et Jeanne Balibar. La négativité affichée du titre – que l’on peut lire à double sens : rien n’est beau = le rien est beau – fait référence au Butô, qui nourrit l’imaginaire de ce spectacle. Le titre est en outre tout aussi négatif… que cumulatif !

Le Parc intérieur (Avignon, Théâtre de la Condition des soies, 2010) se présente comme un solo proche de la lecture vitézienne (livre en main) simultanément distante et engagée. YNG, introduit par un invité chaque soir différent puis seul en scène jusqu’à la fin du spectacle, met en voix Vénus et Adonis , long poème aux innombrables circonvolutions baroques que Shakespeare écrivit pour tuer le temps tandis que la peste londonienne de 1592 le privait de son fond de commerce théâtral. Selon le principe en vigueur de l’ut pictura poiesis qui permet une comparaison rhétorique entre les arts, le poème de Shakespeare reprend le motif amoureux traité en peinture par Titien, Veronèse, Lotto, Tintoret… et dont la caractéristique majeure est d’inverser les canons de l’amour courtois en montrant une Vénus abandonnant toute superbe pour mendier un baiser au fier Adonis. L’exercice distancé de la lecture permet à YNG de jouer avec les miroitements du texte en distillant son empathie tantôt du côté féminin, tantôt du côté masculin, tantôt du côté du public. A tour de rôle, YNG assume la parole en demande de Vénus et le refus implacable d’Adonis. Cette lecture picaresque est entrelardée d’anecdotes personnelles, de références externes (comme celle au Dépeupleur de Samuel Beckett). Tout effet kitsch (objets cheap, costumes historiques, dépareillés, surchargés) a donc disparu de ce spectacle minimaliste. La fatrasie s’est en fait insinuée dans les détours du texte et de la lecture, tandis que la scène s’est de son côté vidée de tout « assaisonnement ». En appuyant les allusions obscènes du texte, Genod oscille nudité de la lecture et digressions personnelles, entre préciosité et mauvais goût – tout comme le texte shakespearien, dont la crudité est maquillée par l’orfèvrerie poétique.

Ces trois spectacles décrivent une évolution organique repérable à plus vaste échelle dans le parcours d’YNG qui suit jusqu’à présent un processus négatif de désencombrement, de retranchement, de rature, de disparition, de spectralisation. Cette dynamique recouvre au final ce que le philosophe esthéticien Frédéric Pouillaude qualifie de « désœuvrement chorégraphique » pour désigner l’absentement de l’œuvre, sauf qu’elle s’opère ici de manière diachronique, d’œuvre en œuvre. Si Genod travaille à partir de matériaux allographes (Quintane, Kleist, Baudelaire, Shakespeare entre autres), c’est pour les diluer dans le registre allusif qu’il cultive et les absenter dans le temps-précaire scénique. C’est donc aussi bien pour les faire apparaître que disparaître. Espaces à prendre, l’ennui et l’oisiveté scéniques ouvrent des possibilités de présence et de remplissage, l’encombrement exprimant la potentialité d’un nettoyage, le vide suscitant à l’inverse le désir d’une apparition. L’abondance d’Yves-Noël Genod, spectacle du côté de la satura scénique (bien que déjà en recul par rapport au déballage de Blektre, dont il constitue déjà une désécriture) produit au final un symbole minimal : le spectre mental de Gérard Philipe. Le processus de désœuvrement se confirme dans le travail proche de l’expressionnisme abstrait du butô de Tout est beau. Cela passe entre autre par un resserrement actanciel autour du solo et du sketch et une grande économie au niveau de l’interaction entre les trois actrices. De manière encore plus aboutie, la tension entre le plein et le vide se résout dans le solo du Parc intérieur. Or, le désœuvrement du Parc, affiché par la nonchalance de la lecture, thématisé par la nudité du dispositif scénique correspond en fait à un retour matériel à l’œuvre au sens mallarméen : « coffret », « tombeau » minimaux dont la lecture et l’excavation in situ se donnent comme un déchiffrement modique et une abolition. Le plein s’est subsumé en un contenant absolu et élémentaire. La sobriété du dispositif répond au trop-plein et à la saturation métaphorique du poème de Shakespeare : l’expression de la densité se retrouve dans la potentialité qu’ouvre la sobriété de la simple lecture. Car pour seuls éléments scéniques nous avons : un livre, un ordinateur (Google, contenant universel et global!) remplaçant l’ancestral personnage du confident (Google et non plus Abner faisant le lien avec le monde extérieur).

La trilogie des Hamlet montés par Genod en 2007, 2008 et 2010, reproduit le processus d’évidement observable dans les trois pièces que nous venons de mentionner. Suivant la proposition de Carmelo Bene de réaliser Un Hamlet de moins, chaque volet se présente comme une soustraction du précédent. Ces trois spectacles s’enchaînent sans rupture, avec la douceur qui caractérise les invitations au voyage de Genod. Mais cette apparente progression organique (vers le vide, l’abstraction, le solo, l’œuvre modique présentée matériellement…) ne présuppose aucun essentialisme tacite. Le vide et l’épure chez Genod ne se donnent pas pour « plus vrais », « plus beaux » que le kitsch et la saturation qui les précèdent. Ils se présentent au terme ou à l’origine d’un processus.

Précisons afin de ne pas essentialiser le kitsch chez YNG que chaque spectacle reste un hapax ordonné par la commande qui lui préside et assume avec panache son artificialité. Yves-Noël Genod répond à une « carte blanche » du Théâtre national de Chaillot. Il s’agit d’un spectacle qui se jette dans le vide et qui procède par remplissage. Rien n’est beau fait suite à l’invitation de Boris Charmatz dans le cadre de la soirée Rebutoh . Le Parc intérieur est une reprise autant guidée par la nécessité économique que par la verve poétique : présenté dans le Off en Avignon, aux frais de l’artiste qui tous les jours se rendaient à l’épicerie voisine pour s’approvisionner en champagne et ainsi « parier » sur la présence du public, YNG éprouvait sa confiance aveugle dans le théâtre, puisque le spectacle, gratuit, ne le rémunérait qu’au chapeau.

Abstraction/négativité du kitsch

En montrant comment l’inversion entre la façade et l’intérieur caractérise la morphologie baroque, Gilles Deleuze donne des outils à même de penser la possibilité d’un rapport ou d’un rapprochement a priori paradoxal entre le kitsch, univers de la démesure, de l’apparence, du figuratif, de la matérialité et l’abstraction en tant qu’espace laissé à des signes minimaux et dégagés de la représentation figurative. C’est par exemple le cas lorsqu’au début du Pli, Deleuze cite l’historien de l’art Heinrich Wölfflin en vue d’appuyer sa thèse de la répartition en deux mondes du baroque : « c’est justement le contraste entre le langage exacerbé de la façade et la paix sereine de l’intérieur qui constitue un des effets les plus puissants que le baroque exerce sur nous » . Vers la fin de ce même ouvrage, Deleuze amène à percevoir ce qu’il nomme (sans plus d’explication) l’ « art minimal » en tant que résultante d’une diversité formelle exponentielle. Pour expliquer cette articulation entre minimalisme et diversité, l’auteur de Différence et répétition recourt au schème du « cône » qui lui permet de penser l’ « unité (…) comme ‘performance’ ». Le cône en extension permet à Deleuze de se représenter le rapport entre un point abstrait, « lumineux », « conceptuel » ou encore « spirituel » et l’infinité des étants dont est parsemé le vaste « théâtre du monde » (il exploite largement dans cet ouvrage le leitmotiv du theatrum mundi). Deleuze oppose alors les « images de base », celles qu’il faut situer du côté de la fatrasie, du contraste, de l’hétérogène, du monde, à l’ « unité du sommet » en postulant entre ces deux extrêmes un continuum dynamique par « dépassement de cadre » . Cette articulation dynamique entre le fatras mondain et l’unité spirituelle se trouve réalisée dans l’allégorie vivante de l’acteur Felix M. Ott qui en hommage à Gérard Philipe à la toute fin d’Yves-Noël Genod, tend la pointe lumineuse de son épée, condensant en son sommet non seulement l’ensemble du spectacle mais l’histoire du théâtre !

Or, c’est cette force condensive et onirique de l’allégorie que Walter Benjamin (auquel se réfère Deleuze dans Le Pli) perçoit à juste titre dans la morphologie du Trauerspiel baroque.

Même comprimés, pliés et enveloppés, les éléments sont des puissances d’élargissement et d’étirement du monde. Il ne suffit même pas de parler d’une succession de limites ou de cadres, car tout cadre marque une direction de l’espace qui coexiste avec les autres, et chaque forme s’unit à l’espace illimité dans toutes ses directions simultanément. C’est un monde large et flottant, du moins sur sa base, une scène ou un immense plateau. Mais cette continuité des arts, cette unité collective en extension se dépasse vers une toute autre unité, compréhensive et spirituelle, ponctuelle, conceptuelle : le monde comme pyramide ou cône, qui relie sa large base matérielle, perdue dans les vapeurs, à une pointe, source lumineuse ou point de vue.

Entre l’encombrement de la scène genodienne et le punctum de l’épée de Felix, nous retrouvons le processus décrit par Deleuze de « dépassement de cadre ». Les effets baroques d’encadrement (et de décadrement) sont récurrents chez Genod : cela commence par la présence même d’YN qui encadre ses spectacles en accueillant le public, en s’installant dans les gradins, en opérant des va-et-vient entre la scène et la salle – déambulations qui n’ont rien à voir avec l’instauration cérémonielle d’un Kantor. L’effet de cadre est particulièrement visible dans les exercices vertigineux auxquels se livre Felix M. Ott dans Yves-Noël Genod et dans Vénus et Adonis en grimpant sur les cintres du théâtre ou en se suspendant à la tuyauterie brute du Studio de Chaillot – dont Genod nous rappelle, en guise de préambule, qu’elle est souterraine aux escaliers des jardins qui descendent vers la Seine… qui encadre ainsi le public par le haut ! L’articulation entre le cosmos et la scène est ainsi scellée. Autre effet de cadre : le recours pour Le Parc intérieur à la présence de l’invité présent en début et fin de spectacle. La lecture qui structure Le Parc reproduit en outre les effets de cadre propres aux recueils de nouvelles baroque, à commencer par le Décaméron de Boccace et l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. L’exploitation la plus visible des effets de cadre revient à Rien n’est beau dans lequel les trois actrices dessinent par leur présence le cadre de la scène de la Ménagerie de verre en se gardant d’occuper l’espace central, mais en préférant rester aux seuils des entrées et sorties, en parlant depuis l’extérieur de la scène, en se figeant à une entrée de la salle ou en se cognant à un mur… La scène est à peine habitée tandis que c’est sa frontière qui fait office d’espace de jeu. C’est ainsi le vide d’une scène blanche et presque aveuglante recouverte de néons, qui se trouve théâtralisé, écho au minimalisme du Butô qui articule hypertrophie de l’apparence extérieure du danseur et vide intérieur. La figure de manga atteinte de delirium verbal interprétée par Marlène Saldana cite par exemple le solo de Koseki Sumako, Histoire de l’oe… ou Artaud l’ange déchu dans lequel l’actrice de Butô arborait elle aussi des ailes d’ange .

La référence au Butô, art expressionniste et du non-être, la surcharge du cadre comme théâtralisation du désoeuvrement permettent ainsi de penser la coexistence, chez YNG, de la fatrasie kitsch et du vide. Plus que l’un ou l’autre, il semble que ce soit la relation entre ces deux polarités qui soit l’objet des spectacles de Genod, si bien que par résonnance, ce qui nous est montré est toujours un trop-plein ou un trop-vide du fait de l’aura exercée par la polarité inverse, immédiatement désirée. On n’atteint jamais à la satisfaction, au comblement libidinal de l’effet kitsch tel que l’a pensé Molès – et à sa suite, toutes les diatribes sur la dimension consumériste du kitsch.

Conclusion : pour une approche benjaminienne du kitsch chez YNG

Nous finirons par mettre en relation la définition (forcément) ambivalente que Walter Benjamin opère du kitsch pour parler du travail d’Yves-Noël. Contrairement à ses interprétations rapides, l’œuvre de Benjamin ne procède pas d’une condamnation du kitsch comme contre-exemple de l’œuvre cultuelle et auratique. Si le kitsch correspond à une fin de l’art, cette dernière représente aussi pour Benjamin la fusion révolutionnaire de l’art et de la vie. Comme l’a magnifiquement montré Catherine Perret , la pensée de Benjamin est inapte à la radicalité critique et à la destruction car elle-même attachée à penser et protéger ce qui n’a pas survécu. Par conséquent chez lui, le kitsch concrétise la mise à mort de l’œuvre auratique unique, mais en opérant cette destruction, il exprime aussi le déplacement de la fonction rituelle de l’art vers la créativité diffuse et immanente qui caractérise l’utopie surréaliste. Le kitsch ne détruit ni l’art, ni la créativité. Si Benjamin s’inscrit dans un courant de résistance contre l’esthétisation frelatée de la modernité, il donne ses lettres de noblesse au « génie mimétique » présent dans la vie à l’état diffus. C’est ce à quoi nous ramène sa conception du surréalisme en tant que « kitsch onirique » dans lequel « le rêve participe à l’histoire » . La couche de poussière du kitsch, qui ne répond plus ici à une critique des objets industriels reproductibles, invite dès lors à « déchiffrer les contours du banal » et à en extraire une profondeur historique. Le suranné exploité par les surréalistes redonnent une existence auratique à l’inessentiel, l’inaperçu, le transitoire et aux énergies révolutionnaires réprimés par l’Histoire. Le Kitsch surréaliste raconte la perte et la défaite qui précèdent l’évasion par le rêve, la révolution imaginaire. Parlant d’André Breton :

Le premier, il a mis le doigt sur les énergies révolutionnaires qui se manifestent dans le « suranné », dans les premières constructions en fer, les premiers bâtiments industriels, les toutes premières photos, les objets qui commencent à disparaître [ndr : je souligne], les pianos de salon, les vêtements d’il y a cinq ans, les lieux de réunion mondaine quand ils commencent à passer de mode. Le rapport de ces choses à la révolution, voilà ce que ces auteurs ont mieux compris que personne. Avant ces voyants et devins, personne n’a vu comment la misère, non seulement la misère sociale, mais tout autant la misère architecturale, la misère des intérieurs, les objets asservis et asservissants basculent dans le nihilisme révolutionnaire.

C’est bien cette énergie qu’YNG met en alerte, celle de laisser « exploser la puissante charge d’atmosphère que recèlent ces objets ». Sur la scène… coule la Seine, une mémoire d’objets et de panoramas, les lumières et la misère de Paris, ville-musée, ville de la mode démodée... Dans les trois spectacles étudiés, la fatrasie finit par se sédimenter dans l’encre de Shakespeare, le livre étant le dernier objet possédé et le dernier objet de possession. Un rapport kitsch, sentimental au livre et à l’œuvre en somme, qui serait le point de départ de l’œuvre à venir d’Yves-Noël Genod.







Ben, dis-donc, c'est magistral ! Je vois pas, bien sûr, toutes les implications, mais je peux te dire qu'au niveau personnel, c'est tout à fait juste – extrêmement même ! Tu fais comme Sartre avec Genet : tu me révèles ! Tu ne sais pas que pendant des années (les années Régy...), j'ai vécu dans un appartement que j'avais entièrement vidé, retourné comme un intérieur en extérieur, pas un meuble, pas un lavabo (juste un robinet au-dessus de toilettes à la turque) pas d'électricité ni chauffage, murs grattés, portes enlevées, les strates de papiers peints… avec juste un futon plat pour dormir et des vêtements hors de prix (Yoji Yamamoto et Issey Miyake) pendus à des clous pour rester pauvre – si c'est pas kitschissime, ça ! (Ça effrayait bien Marguerite Duras qui possédait quelques appartements et avait bien peur que je lance la mode des locataires dévastateurs...) Il faudrait aussi que je te parle de mon père (présent dans plusieurs spectacles) – mais une autre fois…
Je regrette de ne pas t'avoir montré tous mes spectacles – mais c'est comme ça... J'ai très vite eu la sensation que j'allais être le seul témoin de l'œuvre car même les meilleurs fans (comme Jean-Louis Badet et Mark Tompkins) n'en voyaient que quelques-uns – et encore témoin relatif parce que, moi-même, j'étais aussi au milieu de quelques-uns ! Par exemple : Pour en finir avec Claude Régy, t'aurais adoré ! Hommage à Catherine Diverrès, t'aurais adoré ! Le spectacle dans le noir, n'en parlons même pas ! Domaine de la Jalousie (un texte de coq-à-l'âne – le domaine de la jalousie étant la littérature intrinsèquement faite de vols à l'étalage) que j'avais écrit pour un virtuose, Guillaume Allardi, durée 2h10, on ne voyait son visage que dans les dix dernières minutes), etc. Elle court dans la poussière, la rose de Balzac, t'aurais adoré... Dior n'est pas Dieu (super kitsch), t'aurais adoré...
Mais le fait que tu es bien loin d'avoir tout vu ne fait qu'amplifier la virtuosité de tes découvertes. Ça me donne la pêche, si tu savais ! Quand arrive Deleuze et Benjamin, c'est sidérant (je ne les ai pas lus, mais, tout d'un coup, tout (d'après les fragments que j'en connais) se met à correspondre...)
Je viens de finir le livre de Claude Lanzmann (Le Lièvre de Patagonie) où on a ce même mouvement de cône baroque. Toute cette autobiographie peut se lire comme une grande (et adorable) kitscherie jusqu'au moment où il parvient à la période de fabrication de Shoah qui représente douze ans de sa vie où l'on comprend que le livre n'ira pas plus loin et qu'il ne parlera de rien d'autre et que lui n'a parlé du reste de sa vie (passionnante, au demeurant) que pour en arriver là parce qu'on est exactement à l'endroit de sa vie même (mais plus du tout dans le sens kitsch), cette pointe de sens absolument abstraite dont il a été le vecteur et qui le dépasse pour toujours. Ce dépassement, oui, en fait... Jean Daniel lui dit d'ailleurs : « Ça justifie une vie » et c'est exactement le moins que l'on puisse dire. Lacan parle de « désir » dans un texte que j'ai utilisé dans Z'avatars.
C'est très beau que tu parles de l'œuvre à venir, l'œuvre dans la salle d'attente. En effet, combien de fois n'ai-je pas dit aux acteurs – pour les soulager de l'enjeu – de ne pas penser qu'on faisait un spectacle, mais juste une bande-annonce pour un spectacle futur et, même, à leur niveau personnel, de ne pas chercher à jouer vraiment, mais juste chercher à donner une publicité pour eux-mêmes (qui leur permettrait d'obtenir des rôles plus conséquents plus tard) et, finalement, c'était aussi l'état d'esprit dans lequel j'étais pour le coup avignonnais : de la réclame qui permettrait de rebondir puisque les contrats se font rares. Mais – mystère – les contrats se font encore plus rares après Avignon, preuve sans doute que les gens voient les choses « en elles-mêmes », achevées et sans devenir. C'est très curieux ça, je ne me l'explique pas (le si petit nombre de reprises ou qu'un programmateur – au moins un – n'ait pas absolument foncé). C'est sans doute aussi qu'à force de draguer la disparition, on s'attend probablement à ce que j'y arrive... J'ai parfois l'impression que ma carrière est derrière moi. (Enfin, c'est l'impression actuelle puisque rien ne se développe...) Je voulais même écrire mes mémoires... L'autre nuit, je me suis dit qu'il fallait peut-être que je définisse une nouvelle étape par un changement de nom d'association. M'est venu : « L'Eloignementeur ». Pourquoi pas ?

Je suis extrêmement ému, j'ai envie de te serrer dans mes bras (ce que je ne manquerai pas de faire à la première occasion !)

Yves-Noël

(J'ai corrigé deux choses, l'école de Vitez, c'était à Chaillot – d'où l'importance de ce « retour » dans les lieux, la maison Chaillot – et – malheureusement – la Seine ne passe pas au-dessus de la petite salle où l'on jouait (mais les escaliers des jardins qui descendent vers la Seine, oui). J'ai laissé le fait que j'allais chercher, à Avignon, le champagne à l'épicerie - parce qu'à l'épicerie, de toute façon, j'y allais – pour le Perrier et les glaçons – mais le champagne, je le fais toujours venir d'un même endroit dans l'Aube, le village de Renoir, parce que j'y ai vendangé – la seule fois de ma vie, d'ailleurs où j'ai vraiment foutu quelque chose.)

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J'ai donné hier, lundi 22 novembre, à Rennes, au Musée de la Danse, un atelier de deux heures intitulé : « Faire un spectacle en deux heures ». Le principe de ces ateliers hebdomadaires ouverts à tous est celui d'un intervenant surprise. Ça s'appelle les « Gifts ». Il y avait, pour un 22 novembre, 22 participants. Le temps a passé vite (mais on y est arrivé...) Ça a été filmé.

On devait se voir, ensuite, avec Jocelyn Cottencin, mais il s'est libéré tard de ses obligations familiales et on s'est juste parlé au téléphone, j'étais déjà au chaud. Jocelyn propose d'envoyer par la poste à qui j'ai envi des numéros de sa très belle revue intitulée « Le Journal d'anticipation » où il m'a fait l'honneur (et le plaisir) d'éditer quelques textes de moi (sur la météo...) Ceux que ça intéresse, je transmettrais les adresses.