Tuesday, November 20, 2007

Comment je parle aux acteurs

Dis-moi, my love (je suis un peu bourré, champagne puis deux sortes de vodkas merveilleuses - pardonne ma franchise), tu n'aurais pas envie de mettre en musique la chanson d'Ophélie ? Ça manque un peu de musique, ce que je fais, ça manque de toi (my love), mais ça manque aussi un peu de musique - et comme je suis orgueilleux (peut-être pire que toi), je me dis que si on arrivait à tout faire acoustique, sans technique, entre nous, en privé, sans être dérangé, ni nous ni le public... ce serait peut-être bien aussi balèze que le reste... Mais j'ai besoin de toi, de toute façon, j'ai besoin de toi...


Des bises


Yvno

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Antoine Hummel

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Sur Blektre et Yves-Noël Genod



J'ai rencontré Yves-Noël Genod à l'occasion de mon week-end à Montévidéo, en octobre dernier. Il mettait en scène Blektre, la pièce de Charles et Nathalie, dont je venais justement voir la création. Je vais vous dire pourquoi Yves-Noël est un type vraiment w00t et pourquoi Blektre est une pièce non moins w00t.

1/ Yves-Noël a compris que cette pièce, d'abord très scénarisée (puisque issue d'un RPG), puis très écrite (puisque calquée sur/parodiant Mahagonny de Brecht), devait aussi, au stade de son achèvement, trouver sur la scène un espace pour se libérer du rail textuel et des scories adolescentes ou politicardes qui auraient échappé aux deux premiers. C'est pourquoi il y a introduit deux éléments essentiels. D'abord, le texte (enregistré avant et diffusé pendant la pièce) et le jeu ne sont pas synchrones. Les acteurs ne connaissent pas le texte, ou peu, et doivent en permanence improviser, ce qui les met toujours en retard sur lui, dépassés par les événements, et c'est exactement ce qui arrive aux personnages de Blektre. Ensuite, la lecture qui est diffusée exagère les accents (marseillais, arabe, homo maniéré…), en fait des indicateurs de stéréotypes : les personnages sont ainsi d'entrée déterminés par rapport à un parisianisme, un centre fort, dominant, un patron qui n'est méprisant que par réflexe, habitude, tic, un patron dans-la-langue (patron qu'on ne voit ni n'entend justement jamais dans la pièce).

2/ Yves-Noël a eu l'intuition parfaite de ce qu'est l'action de Blektre : le désoeuvrement, dans sa plus poisseuse uniformité, désoeuvrement qu'il a plongé dans un bain d'onirisme tiède (celui qui est à l'oeuvre dans les pires textes surréalistes, par exemple, qui s'attache à fixer un rêve en une "ambiance" au lieu de s'en fabriquer une inspiration). En quoi Yves-Noël a encore touché au plus juste, je crois, parce que Blektre est une pièce proprement déprimante, qui rend manifestes et obsédantes les impasses du sujet contemporain, sa privation de devenir et sa claustration identitaire, lui dont la vie n'est faite que de reproduction, de même et de rencontre du même. Cette "ambiance" (qui entoure, enveloppe, asphyxie) onirique-moite forme une unité de lieu et de temps parfaitement opérante.

3/ Sous ses apparences provocantes, la mise en scène de Yves-Noël Genod ne se pense pas en terme de radicalité. Il n'y a certainement pas grand-chose aujourd'hui de plus immédiatement poétique qu'un acteur nu avec un masque d'ours, en train de manger une banane pendant qu'une actrice à genoux devant lui cherche des morpions dans ses poils de couilles. Il n'y pas moins grossier non plus, moins insoucieux de son effet, moins oublieux de ses spectateurs ; parce que ces gestes sont donnés dans une nonchalance confondante, qui est une sorte d'anti-burlesque continu. Le burlesque du XVIIe, c'était embourgeoiser le noble dans ses actions héroïques, le rendre à la fois grossier et grotesque. Maintenant, plus besoin de ça : le couple gro- est partout, de tous les actes de la journée, de la semaine, du mois. La scène est l'intermède ; il ne s'agit plus de mimer, mais de miner (lentement, sournoisement), de pilonner avec application les mêmes personnages, à la fois cobayes et reproducteurs d'une lapinerie pornographique organisée, quotidienne, industrielle : se faire enculer au boulot, pitonner sa femme à la maison, foutre sur les gens à la pause déjeuner.

4/ Blektre est une pièce poétique. Quand Alain Wakbar, qui songe à être bûcheron au Canada (idée qu'il se fait d'une réussite qui serait aussi une ascèse), coupe des rondins de bois qu'il prend pour ses enfants, enfants qu'il installe pour pique-niquer, puis qu'il range dans une valise après leur avoir débité une salve de reproches coutumiers sur la bienséance à table, c'est poétique. Parce que cette manière innocente et dérisoire que le père a de façonner ses gosses (avant de les jeter dans le même vide de sens que Sarkozy parlant d'ascèse et de retraite) entre en sympathie avec les contradictions que chacun doit assumer quotidiennement, à force de changer de rôle et d'être cet "avatar" à qui des personnes très différentes, employeurs, amis, parents, demandent la même chose : être soi-même et ne pas en bouger, se définir une fois pour toutes et établir avec chacun un rapport frontal et inamovible (le multi-pseudonymat sur Internet et le succès des jeux de rôles ne sont certainement pas étrangers à une aspiration à être enfin un autre). C'est le sens de la chanson de Zidane, qu'Alain regarde à la télé dans le tableau 7 de Blektre, et dont le refrain est "Moi, tout ce que je veux, c'est être un bon papa", alors que les couplets égrènent les épisodes les plus glauques d'une vie de colonisé, d'une vie de blédard kabyle OU algérien, du foyer Sonacotra au déjeuner baguette-vache qui rit. Voilà ce que le pouvoir – dans toute sa diffusion et sa différance – commande : d'être à chacun soi-même, quotidiennement astreint à une mobilité d'automate, à des résignations grimées en multichoix, multicartes, forfaits à foison. Voilà ce que veut ton employeur quand il te convoque pour un entretien chez Décathlon, ton banquier en rendez-vous, et ce que veulent tes contacts sur MSN, tes "amis" sur Facebook : que tu parles "librement" de toi, de tes passions, de tes hobbies, de ton parcours scolaire, professionnel mais aussi de tes voyages, que rien n'échappe à leur empathie de composteur. Quand je vois tous ces boutons rouges sous les mains de tous ces présidents dans tous ces films américains, je me dis que nous n'avons rien à leur envier ; nous avons chacun sous le doigt un bouton de validation capable d'émietter l'autre ou de le faire fondre, de le fondre dans un "profil". Lors d'une session de recrutement chez Décathlon, encore, un responsable est venu nous dire, nous, vingt-cinq foutriquets en mal de thunes, qu'il ne fallait pas "la jouer entretien d'embauche", mais se prêter au jeu de la discussion libre, et que de toute manière, ce qui les intéressait c'était pas notre CV mais notre… "profil". Le pire c'est que ce genre d'abus de langage qui revient à donner l'illusion de nouveau par l'avènement dans le discours de substituts publicitaires à des mots tout à fait valables (et latins, en plus) est le propre de la parole politique d'aujourd'hui. J'ai l'impression qu'une époque a existé où on reconnaissait les petits chefs aux écarts maladroits que leur discours produisait en regard de celui, bien huilé, des grands. Aujourd'hui je crois que les magnats de l'industrie et des médias sont de ces petits chefs, et qu'aucun d'eux, de Sarkozy à Lagardère, n'incarne même plus ce qui faisait briller les yeux de certains contempteurs, l'"habile stratège". Si mener des fous d'un étage de l'asile à l'autre, des consommateurs d'un rayon à l'autre, ça s'appelle l'habileté, alors augmentons les vendeurs de la FNAC de 170%, puisque ça semble être le prix d'une telle maestria.

5/ Cette étanchéité de l'être à l'idée même de devenir en dehors des rayons vers lesquels on l'oriente aujourd'hui est encore rendue dans Blektre avec un désespoir poli qui me rappelle un aphorisme de Cioran que je confonds toujours avec un proverbe polonais sur les russes, ou l'inverse. Ce qu'on demande à Alain Wakbar, c'est d'apporter "son petit plus personnel" :

Quelqu’un : Allons, monsieur Wakbar, tout le monde a un petit quelque chose personnel qu’il doit partager avec le plus grand nombre ! N’aimeriez-vous pas partager votre petit chose personnel avec le plus grand nombre, ou grand nombre ?

Alain Wakbar : J’ai pas de chose personnel, je le jure !

Quelqu’un : Enfin, monsieur Wakbar, vous appartenez à l’humanité, vous participez à l’humanité; sharez, que diable ! Don’t you want to share ?

Dans la pièce, d'ailleurs, l'entretien à l'ANPE et celui avec le recruteur du djihad sont strictement parallèles : aux compétences requises en matière de copier/coller répondent les exigences concernant le maniement des armes. Chacun ses boutons, ses touches, ses raccourcis ; chacun son exploitation. Enfin, la scène du procès, qui clôt la pièce, a ici la même valeur que chez les anciens (Kafka ou Camus, pour les évidences). Absurde : on juge simplement Alain de n'être capable de rien. Ou plutôt, capable de rien, mais susceptible de tout. L'oisiveté est dangereuse, elle est menaçante pour une société suractive qui se rêve partageuse.

6/ Et puis je voudrais parler de ce flan, sorte d'évidence matérielle de l'informe mollesse des vies montrées dans Blektre (c'est l'indice objectif sur scène du flux et du reflux de la masturbation quotidienne qui agite douloureusement les personnages), flan que les acteurs se lancent au visage comme un poke envoyé sur Facebook. Ce poke, ça veut dire "Je ne fais rien. Est-ce que toi non plus ?", et c'est un horizon extrême mais réaliste de ce que peuvent devenir les rapports humains, une branlette l'un à côté de l'autre.

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J'avais envie de dire quelque chose

Ceci : les spectacles que je préfère, en ce moment, sont ceux d'Antonija Livingstone.

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