Gwenaël Morin m’a offert des livres pour me remercier de mon travail à Lyon dans son théâtre, je devais lui en offrir aussi et je crois que j’ai oublié. Il m’a offert un pavé d’un philosophe allemand, il m’a dit : « C’est très bon ». Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. Le titre est magnifique, mais j’ai encore peu lu ce livre, je lis si peu, si lentement, quelle tristesse… Mais je vais le lire parce que je viens de tomber (à point nommé) sur un entretien de ce philosophe dans « Le Monde » daté du 20 avril où Peter Sloterdijk appelle à voter Macron, à aimer les riches, etc. C’est tellement intéressant pour moi qui suis submergé par la bêtise Fakebook des soutiens à Mélenchon, la sensation de l’immense connerie. Ça me change. Gwenaël Morin reprend encore deux soirs au Centre Pompidou des spectacles inoubliables, vivants comme vivants et je ne sais pas pour qui il vote (probablement pour Mélenchon comme tout le monde), mais il m’a donné un jour le livre Tu dois changer ta vie d’un philosophe qui s’exprime à contre-courant de la misère intellectuelle dite « de gauche » française.
« Peter Sloterdijk : « Français, n’éteignez pas les Lumières ! »
Pour le philosophe, le « carnaval » de l’élection présidentielle française prouve que la Constitution de la Ve République n’est pas adaptée au XXIe siècle et que le vote utile est plus nécessaire que jamais dès le premier tour afin de préserver l’idéal européen.
ENTRETIEN. Longtemps professeur de philosophie et d’esthétique à la Hochschule für Gestaltung de Karlsruhe et aux Beaux-Arts de Vienne, auteur de Ma France (Libella-Maren Sell, 2015) et de Après nous le déluge (Payot, 2016), Peter Sloterdijk réfléchit avec ironie et gravité sur les soubresauts de la campagne présidentielle française. En plus de son texte qui paraîtra dans Die Zeit, il a souhaité donner une interview au Monde, particulièrement destinée au public français.
Dans « Après nous le déluge » (Payot, 2016), vous décrivez la modernité comme une expérience antigénéalogique, qui veut faire table rase du passé. Cette expérience donne naissance à un univers peuplé de personnes qui sont entièrement des « enfants de leur temps » ou des « légionnaires de l’instant », pour utiliser les termes de Nietzsche. Ils perdent peu à peu le sens de la durée et de la transmission. Mais puisque quelques candidats à l’élection présidentielle française prononcent des mots comme « héritage », « patrimoine » et « nation », pourquoi devrait-on s’inquiéter ?
Peter Sloterdijk.- Vous le savez sans aucun doute, ce bon mot, « Après nous le déluge », est attribué à Madame de Pompadour — elle l’aurait prononcé à l’automne 1757, quand on a appris à Paris la défaite des troupes françaises face à Frédéric II, près de Rossbach. Il s’agissait de dire que l’essentiel était que la fête continue, d’autres se soucieraient bien de la réalité. Ultérieurement, on a voulu voir dans cette expression le testament de la noblesse française, qui préférait vivre la fin du monde que la fin de sa splendeur.
Aujourd’hui, toutefois, il semble que le principe du « après nous le déluge » se soit emparé de grandes parties de la population française. Le cynisme n’est plus un privilège des élites, il a pris sa place dans le patrimoine populaire. Pour employer des termes techniques : les majorités dysfonctionnelles constituent aujourd’hui le problème principal de la politique. Bien entendu, personne ne veut être réduit à sa fonction.
Mais pour cela, il faut avant tout éviter les guerres entre les hommes et voir notre mission principale dans les droits de l’homme et ses devoirs envers son prochain et envers la nature. On a le droit et le devoir de changer sa vie, on peut et on doit avoir plusieurs vies dans sa vie. C’est la chance de notre monde moderne. Sur ce point, nos amis français ont depuis longtemps le privilège de pouvoir manifester leurs conceptions irrationnelles dans un cadre rationnel.
Que voulez-vous dire ?
Il faut peut-être être français pour trouver normal le spectacle du premier tour de l’élection présidentielle. Vu de l’extérieur, ce processus donne plutôt l’impression qu’on ouvre tous les cinq ans la boîte de Pandore afin que tous les maux imaginables essaiment dans l’atmosphère, avec quelques utopies dont on espère qu’elles ne se traduiront pas dans la réalité.
Dans ce carnaval des égomanies, il devient régulièrement tout naturel qu’une bonne moitié du corps électoral approuvent sans la moindre gêne de purs systèmes d’idées délirants, que ces délires soient codés en jargon de gauche ou en jargon de droite. On le fait probablement en ayant confiance dans le fait que le déluge, malgré tout, n’arrivera pas. Au second tour, on donne en règle générale une chance à la raison du vote utile.
En avril 2002, seize candidats étaient sur la ligne de départ. Ce carnaval a débouché sur la confrontation absurde entre Chirac et Le Pen (père). Chirac a gagné au second tour avec 82 % des suffrages, dont la moitié était ceux d’électeurs de gauche. Chirac aurait dû avoir honte de sa victoire et de son pays, mais il semble que ce succès lui a apporté une jouissance. Il a commis une faute en ne s’attelant pas à la modification de la Constitution, qui est en souffrance depuis longtemps. Dans une nation européenne du XXIe siècle, une Constitution gaulliste est un anachronisme.
Que pensez-vous de la percée simultanée des populismes de droite et de gauche ?
En l’occurrence, je ne parlerais pas de percée, mais plutôt d’une clarification croissante. Le populisme est une constante de la politique française depuis 1793. Robespierre était déjà certain d’être lui-même le peuple. Napoléon III, lui aussi, était persuadé qu’il incarnait le peuple et avait du même coup un droit à la plus large popularité. Les populistes actuels renouent avec ce schématisme. L’algorithme élémentaire de tout populisme est depuis toujours : la partie est le tout, et ceux qui sont peu nombreux sont en vérité la totalité.
Il a été énoncé pour la première fois par Sieyès, pendant les « grandes journées » de la Révolution française, quand il a déclaré que le tiers état était la nation au complet et que son regroupement au sein de l’Assemblée nationale en fournissait un reflet satisfaisant. La noblesse et le clergé étaient ainsi proclamés comme des étrangers voués à une élimination méritée.
Le tristement fameux « sang impur » de la Marseillaise se réfère au fantasme selon lequel la noblesse française était issue des conquérants en provenance de la rive droite du Rhin et qu’elle n’avait donc rien à faire sur le sol français ; la seule chose qu’on pouvait faire avec elle, à la rigueur, c’était abreuver les sillons. Il serait donc trop simple d’affirmer que le populisme est xénophobe.
En vérité, il se constitue par une déclaration d’hostilité à un ennemi intérieur, c’est-à-dire à un membre du peuple que ne devrait pas être un vrai membre. Au début c’étaient les notables de l’Ancien Régime, aujourd’hui ce sont ces élites que l’on dit tellement corrompues.
Croyez-vous encore aujourd’hui à la possibilité d’un vote utile ?
J’en suis plus convaincu que jamais. Aujourd’hui, toutefois, le vote utile devrait avoir lieu dès le premier tour. Il faut mettre un terme à la carnavalisation de la politique. Le premier tour tourne en dérision toute raison politique. La France est une chambre d’écho de toutes les formes possibles de folies politiques. Seulement voilà, la politique n’est pas un genre littéraire.
Bien sûr, dans le roman, dans le vaudeville, les choses ne peuvent jamais être suffisamment hautes en couleur, mais participer à une élection politique, ce n’est pas souhaiter que nos humeurs personnelles trouvent une représentation publique. Voter, c’est remettre un pays entre les mains de gens dont on pense avec confiance qu’ils pourraient agir en faveur du bien commun.
Emmanuel Macron et Marine Le Pen aimeraient dépasser la scission entre gauche et droite. Que pensez-vous de ces approches ?
Puis-je raconter une anecdote à ce sujet ? En avril 2012, j’étais à l’opéra de Strasbourg pour un débat organisé par les journalistes du Nouvel Observateur. On avait prévu une heure d’entretien entre François Hollande et moi-même. L’établissement était rempli à craquer, il n’y avait presque que des hollandistes jurés. Il est arrivé avec près d’une heure de retard. L’un des journalistes m’a chuchoté : mentalement, il a déjà gagné les élections. Il imite Mitterrand dans chaque détail, y compris les retards. C’était un mois avant sa victoire.
J’ai parlé avec ce petit homme euphorisé que je n’avais jamais vu auparavant, et je l’ai fait sans arrière-pensées. Mon message au candidat était simple : une nouvelle gauche au pouvoir n’aura de succès que si elle conclut d’emblée un compromis historique avec les fortunés. C’est mon credo depuis longtemps ; j’ai exprimé cette idée il y a déjà des années lors d’entretiens avec le philosophe italien Antonio Negri : la gauche doit cesser d’être un parti du ressentiment, alors elle sera capable d’être politiquement et humainement majoritaire. Qu’a répondu Hollande sur la scène du théâtre de Strasbourg ? « Je n’aime pas les riches ».
J’exagérerais si j’affirmais avoir prédit à cet instant la débâcle de sa présidence. Hollande est un personnage semi-tragique parce qu’il voulait transmettre aux Français un message qu’ils ne sont pas prêts à recevoir : la vérité réside dans la social-démocratie – c’est-à-dire dans le semi-socialisme. Avec des dépenses publiques s’élevant à 56,4 % du PIB pour 2016, ce diagnostic ne devrait plus faire l’objet de contestations.
Mais les classes politiques de la France pensent et agissent en passant à côté de la réalité. Mentalement, le pays vit toujours dans les scénarios du XIXe siècle. Je suis à peu près certain qu’un jour ou l’autre on réhabilitera Hollande, car il a plus fait pour la France, concrètement, que ce que tous les idéologues du camp de gauche sont disposés à reconnaître. Qu’il soit la figure la plus blafarde qu’on ait connue à la tête de l’Etat depuis le bas Moyen Age est un autre problème. La France ne devrait plus être un gigantesque jouet pour petits hommes en quête de grands rôles.
L’énoncé « je n’aime pas les riches » n’en vaudra pas moins à Hollande l’étiquette d’un homme politique qui non seulement ne comprend pas, mais n’a pas voulu comprendre le monde. Les « riches », à ses yeux, ne sont que les asociaux situés à la marge supérieure de la société, exactement comme l’étaient en 1789 les aristocrates et le haut clergé.
Sa loi sur les 75 % d’imposition, qui n’a pas été appliquée, révèle toute l’ampleur de sa confusion. Si l’on étudie de plus près la scène créée par la question pauvre/riche, on verra que le réflexe de Hollande est une piteuse projection petite-bourgeoise. Il existe des « riches » qui font plus pour le monde que de petits partis nationaux. On devrait en faire des amis au lieu de les chasser du pays.
Nous avons aussi besoin des riches, et surtout des entrepreneurs, pour faire avancer le pays. Il faut leur apprendre que l’intérêt collectif doit toujours primer sur l’intérêt individuel. Si on les apprécie, ils apprécieront. Il y a cette interdépendance entre les uns et les autres. En Allemagne, les syndicats et le patronat cherchent un terrain d’entente depuis des décennies. Ce qui fait la force du pays.
N’y a-t-il pas une ruse de la raison des électeurs ?
Mieux vaudrait poser cette question à quelqu’un qui n’est pas aussi marqué par le souvenir du fait que le Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (NSDAP) avait remporté en 1932 une majorité parlementaire relative. Dans le nom de leur parti, les nazis utilisaient deux termes issues de la gauche : Parti national-socialiste des travailleurs allemands. N’oublions pas que la « nation » est un terme qui a joué un rôle majeur dans la Révolution française et que droite et gauche se volent depuis à tour de rôle.
Cela signifie que les électeurs réagissent à des signaux. Si l’on envoie des signaux de gauche depuis la droite, ils suivent la mauvaise piste. C’est depuis une bonne vingtaine d’années la politique suivie par le Front national pour sa médiatisation.
Il faudrait du reste être plus attentif sur le plan de la sémantique. Un parti qui s’intitule « front » est un parti qui s’est trompé de siècle. Nous sommes entrés dans l’ère des coalitions, pas dans celle des fronts. Les termes erronés annoncent des politiques erronées.
La candidature de François Fillon, mis en examen pour détournement de fonds publics, serait-elle possible en Allemagne ?
Chez nous, les hommes politiques tombent déjà pour des affaires de corruption beaucoup moins importantes. En Allemagne, Fillon se serait lui-même anéanti s’il avait affirmé que le détournement de fonds publics s’était déroulé dans un cadre légal. Nous autres Allemands, nous avons appris la démocratie tardivement. Ceux qui apprennent tard respectent le texte des lois. Chez nous, sa candidature aurait été impossible en soi. En France, le pays de l’égomanie sans limites, un candidat discrédité peut se tenir jusqu’à la fin sur la ligne de départ. On est encore loin de pouvoir embrasser du regard les dommages que cela va causer au régime démocratique.
Croyez-vous que l’anti-germanisme et l’anti-européanisme jouent un rôle trop important dans la campagne électorale en France ?
Ici, il faut faire une distinction. Pour ce que j’en vois, on ne trouve d’anti-germanisme véritablement malveillant que chez Mélenchon. Il ne remet pas seulement en cause la réconciliation que de Gaulle et Adenauer avaient obtenue après la seconde guerre mondiale, il remonte, avec ses tirades haineuses, jusque dans l’ère précédant la première guerre mondiale.
Mais comme il ne peut pas attaquer l’Allemagne sur ses points forts – c’est-à-dire sur son infrastructure industrielle fondée sur les moyennes entreprises –, il aimerait lancer pour la France un « new deal » concernant les dettes publiques. Le résultat est prévisible : la France se transformerait en un grand Venezuela. Le capital quitterait le pays. Le chômage atteindrait le niveau espagnol ou grec. On lira partout : « En grève, en panne, hors service. »
Et l’anti-européanisme ?
C’est une pure et simple absurdité. La France est une nation profondément européenne, elle est l’une des énergies fondatrices et indispensables de l’Europe. Où aimerait-on donc aller ? Veut-on se replier vers l’Atlantique ? Ou lier amitié avec une dictature russe qui appauvrit les peuples ? On peut légitimement être mécontent de la situation pour ce qui concerne l’Europe, mais il est parfaitement exclu de lui tourner le dos.
C’est la raison pour laquelle il faut si vivement saluer la candidature d’Emmanuel Macron, parce qu’il est le seul, sauf erreur de ma part, à apporter un concept actif et positif de l’Europe. Il peut rappeler de manière crédible à ses concitoyens que les gens ne vivent pas seulement de pain. Quand on l’entend, et seulement à ce moment-là, on comprend de nouveau pourquoi la France fut jadis le premier amour de l’Europe. C’est d’ici que sont venus la tolérance, les Lumières, les droits de l’homme, la grande culture – c’est pour tout cela que la France est devenue la nation phare parmi les pays européens. Veut-on éteindre les Lumières, et justement maintenant ? »