Saturday, June 15, 2019

L es Artistes


« Lorsque nous regardons un objet, d'habitude, nous ne le voyons pas », écrit Henri Bergson dans Le Rire » 

« Mais, de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement pour agir ; ils perçoivent pour percevoir, – pour rien, pour le plaisir », observe Bergson dans La Pensée et le Mouvant. »

« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. »

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A près la première


J’ai bien conscience que je vous demande quelque chose de difficile. Mais je trouve que c’est ce qui fait la force du spectacle. Comment on fait ? Poser les bonnes questions. L’Ethique. Le spectacle aurait un tout autre sens s’il était joué à Paris, mais il aurait aussi beaucoup moins de sens. C’est une grande chance, je trouve, en tout cas pour moi, d’avoir à « jouer réel » avec un « public réel », c’est-à-dire un public qui pense déjà des choses. Qui, si les représentations qu’on lui présente sont univoques ne va pas les laisser passer (Isabela avait complètement raison). Cela doit nous encourager encore et encore, je le redis, mais il n’y a que cette solution : à ne pas jouer les images. C’est très difficile parce que le public voit des images dont il faut se défaire, qu’il faut désamorcer. Le public ne va rien laisser passer. C’est-à-dire que, si c’est univoque, ce que l’on dit, ça ne va pas. Eh bien, je ne peux qu’applaudir des deux mains, parce que c’est ce que je propose : la réalité, elle est dans tous les sens et, s’il apparaît un sens, on est sûr qu’on est dans le faux. Je vous encourage donc à multiplier les sens en même temps et à effacer le sens, autant que faire se peut. C’est une lutte avec le public ; c’est aussi un rapport éthique avec le public : tu vois ce que tu vois et mon rôle est de t’aider à ne pas voir les images traumatiques que tu vois, à décoller aussi de tes images. Il y a le théâtre, ici très archaïque — où les images provoquent des réactions, ça s’appelle la catharsis — et il y a, pour nous, la possibilité de désamorcer le spectacle : je ne joue pas ce que vous voyez et, vous aussi, vous n’observez pas ce que vous voyez. Comme dit le trompettiste de jazz sur le mur de ma chambre : « Don’t play that’s there, play what’s not there ». En cherchant sur le web, je trouve — et je ne suis pas surpris — que cette citation est de l’immense Miles Davis : « Miles used to tell his musicians, « When you play music, don't play the idea that's there, play the next idea. Wait. Wait another beat, or maybe two, and maybe you'll have something that's more fresh. Don't just play from the top of your head, but listen and try to play a little deeper. » Miles also advised his musicians, « Don't play what's there. Play what's not there. » He might have said : « Don't listen to what's there, listen to what's not there. » C’est l’idée de ne pas coller aux représentation. C’est ça, le travail, et c’est une grande chance que nous puissions encore le faire deux soirs. A Paris, ce travail ne serait pas apparu aussi dangereusement nécessaire, aussi vital : ce rapport à l’autre. Luiz, le curateur qui m’a invité est très positif sur le spectacle, il trouve qu’il pose les questions que le texte pose. Il dit que nous avons pris le sens de ce texte, Rester vivant, et que nous l’avons étiré au maximum. Il dit que c’est très clair, le non spectacle. Il dit que la réception du public, ce n’est pas dans mes mains, mais dans les mains du public. Il dit que le spectacle dit que les artistes ne sont pas là pour faire des shows, que tout le temps le public espère que les artistes fassent quelque chose que ce spectacle ne leur donne pas. C’est vrai, je l’ai senti aussi, ça, c’était très réussi, en effet. Que nous offrons notre fragilité, notre vulnérabilité. Il est très gentil, je dois dire. Comment la violence ne va-t-elle pas s’appliquer sur Miguel, comment la violence ne va-t-elle pas s’appliquer sur Ismael qui, l’un et l’autre, sont beaucoup moins expérimentés que nous pour déjouer le rôle qu’ils portent. Je vais leur en parler, encore, mais je vois bien que la tendance est de jouer chaque jour d’avantage une idée qu’on essaye justement d’effacer, de brouiller, de contredire... Il faut inventer tout dans le moment présent et avec le public, en communication, presque en communion, pour comprendre et effacer, contredire. Pourquoi Miguel est-il de plus en plus le vaincu de cette (toujours très belle) lutte ? Pour moi, il n’y a que des vaincus dans cette histoire (au moins des vaincus sinon rien), mais ce qu’on voit là, c’est un vainqueur ! Ça reproduit les schémas encore et encore. Redresse-toi comme une loque, Ricardo, ce serait la moindre des choses. Mais pas seulement comme une loque, aussi comme quelqu’un qui a conscience qu’une image sur laquelle on ne peut pas revenir a eu lieu, une image définitive — et que faire avec ? quand il n’y a plus rien à faire, que c’est foutu. Qu’est-ce que c’est, vivre, quand on a dénoncé des amis sous la dictature de Pinochet, j’avais lu un reportage dans « Le Monde », une femme qui avait été torturée et qui a craqué, elle a accepté de dénoncer pour s’en sortir, elle, de la torture, son travail consistait à être dans une voiture qui roulait toute la journée lentement dans Salvador et à indiquer quand elle voyait sur les trottoirs des compagnons de lutte immédiatement ensuite arrêtés puis torturés. Cette femme est toujours en vie, qu’est-ce que c’est vivre, pour elle ? Qu’est-ce que c’est ? C’est ça qu’on doit percevoir, ce mystère. Ça tient à rien, ce n’est pas que c’était mal joué, mais c’était jouer une idée, une représentation, ce qu’on veut justement éviter de faire. La seule solution : ne pas savoir, écouter, sentir et aussi, c’est vrai, se tromper… Il faut que dans cette lutte, il y est un équilibre : on ne sait pas qui est vainqueur, qui est vaincu. Et si on représente l’Africain qui est vaincu « parce que c’était vrai », on est dans le naturalisme, ce que les gens ici ont raison de ne pas supporter : hors, on ne veut pas de ce naturalisme, on veut montrer tous les possibles, un univers probabiliste où personne n’est assigné à une identité. Il faut transmettre à Miguel et à Ismael qu’ils peuvent être sur scène « sans rien faire », en tout cas, sans faire leur « rôle », qu’ils doivent échapper à leur prédestination du rôle. (Par exemple, Miguel a continué de jouer la scène avec Ricardo pendant le groupe, le retirer du groupe, il était au milieu devant en solo et il jouait toujours la scène (avec la même intensité, ça ne marche pas) 

Faire les blancs du texte

Peut-être Davi peut jouer de l’harmonica

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