Tuesday, January 12, 2021

L e jeune amant incassable de la liberté


Chers amis, 


Un ami me fait remarquer l’article du « Monde » sur Marlène Saldana (daté du 12) où l’on parle de moi : « l’inclassable Yves-Noël Genod ». Je plaisante en lui répondant : « Tu es sûr qu’il n’y a pas écrit «  l’incassable YNG » ? Ou même, peut-être, regarde bien : « le jeune amant incassable de la liberté… » — Ça fait un titre ! » me répond cet ami (qui travaille dans la com’).

Le spectacle que je présente aujourd’hui une fois encore ne veut pas en être un. Il ne veut pas en être un de plus, il veut en être un de moins. Combien de fois sur mes scènes n’a-t-on pas entendu répété : « Il n’y a pas de spectacle » ? Ce qu’on veut toucher, chaque fois, c’est « l’état de l’apparition » cher à Marguerite Duras (à la fin d’Emily L.). Un état d’émergence, quelque chose qui a à voir, c’est vrai, avec la création, mais, pour citer maintenant Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort. Je me suis toujours passionné du contexte : qu’est-ce qu’on peut faire apparaître — ou disparaître —, qu’est-ce qui va apparaître à ce moment-là — du kairos. Et puis les contraintes du contexte, il faut les retourner en sa faveur. Les deux projets de cette année, celui de l’Arsenic, à Lausanne, au moins d’octobre (intitulé C’est le silence qui répond) et, maintenant, celui du Carreau du Temple sont sur l’effacement des frontières (leur brouillage, en tout cas) entre auteur, acteur et spectateur, exactement comme ce qu’il se passe dans la création artistique la mieux partagée (chez les humains) : le rêve — mais qui se passe exactement sous ce terme, une seule instance, auteur-acteur-spectateur (un seul esprit), quand, au théâtre, « ça se passe bien ». Bref, pour aller vite, ce sont deux projets — l’un dans une installation lumineuse fastueuse et l’autre, celui-ci, dans un immense lieu en lumière du jour et sans non plus de sonorisation — auquel pour y accéder il faut par-ti-ci-per ! Ce qui est toujours le cas, mais, ici, aidé par le contexte, s’est radicalisé. On ne peut plus donner de représentations publiques, mais on peut encore répéter ces représentations futures (imaginaires), alors : transformons les répétitions en représentations. C’est aussi simple que ça. C’est le projet, ça a toujours été le projet. La nouveauté, c’est que cette méthode qui me vient de mon enfance mêlée aux spectacles sublimes de Klaus Michael Grüber est actuellement parfaitement comprise. Dès le 19 septembre, j’ai dit aux participants que le Carreau m’avait rassemblés : « C’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons, alors considérez cette répétition non comme une répétition, mais comme une représentation ». Et ça a marché ! Nous avons inventé le spectacle immédiat. La naissance du monde. Je suis celui qui fait disparaître les frontières. Bien sûr, il faut chaque fois recommencer. Mais ne dit-on pas, dans le Talmud, je crois, qu’il faut chaque jour rebâtir le monde par la prière (sinon il s’effondre) ? Voilà, par exemple, un exemple où le contexte nous sert. J’essaye de coller à l’air du temps — que peut-on faire d’autre ? — ok, qui est sombre (et absurde) — et d’en soutirer, peut-être par l’alchimie, en tout cas une méthode très ancienne, quelque chose de vivant… 

Dans le même journal, un entretien avec Isabel Marant commence ainsi : « Comment abordez-vous cette nouvelle année compliquée ? — Plutôt pas mal ! [répond-elle] Je suis d’un naturel optimiste et terre-à-terre. J’essaye de ne pas aller contre la situation, mais plutôt de m’adapter. Quand on fait de la mode, on est bien obligé d’être hyper réactif et capable de résoudre les problèmes rapidement ! » Moi aussi, je fais de la mode. Tout le monde fait ça. Mais pas du tout commerciale, c’est vrai, c’est ma spécificité. 

Je me dis : Et si on inventait une nouvelle manière de faire les choses dégagées, dégagées peu à peu ou de plus en plus... Je sais, rien ne va dans ce sens… Mais il paraît aussi que le temps des spécialistes bloqués dans leur propre identité autrefois reconnue par leur hyper compétence est fini, que vient maintenant celui des bricoleurs, des improvisateurs, des transartistes, des multicultureux, des bouts de ficelle. J’en suis, bonne nouvelle ! Il se pourrait donc que je rentre plus en accord avec les spécificités du temps. Rien n’est fait, mais tout est à faire — et c’est cela le bonheur. Certains jours — comme le weekend dernier — le thème du spectacle était évident : la joie de vivre. Ça ne fait pas un spectacle ? Non, ça ne fait pas un spectacle, désolé. Ça fait quelque chose qui n’a peut-être pas encore de nom, un présent, un avenir, comme l’écrit Clarice Lispector à la dernière page de son Água Viva : « Ce qui s’ensuivra après — c’est maintenant. Maintenant est le domaine de maintenant. Et tant que dure l’improvisation, je nais ». 

Merci, chers amis, de relayer cette expérience et de lui donner son sens, 


Yves-Noël Genod 

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