Saturday, June 01, 2019

T out apprendre de toi


Salut, très chéri !
Tu sais que je parle, en travaillant, beaucoup de ton travail. En particulier d’une chose qui m’a frappé d’une manière indélébile la première fois que je l’ai vue apparaître à Rennes. Les danseurs avaient beaucoup dansé et, à un moment, ils sont venus près du public, de face, et ils n’ont plus rien fait et on a pu les regarder et c’est la première fois (la seule, en fait) où j’ai eu la sensation de pouvoir voir, appréhender, la matière d’un homme ; il y avait le temps pour ça, pour ne rien voir d’autre que la réalité. J’avais Joris en face de moi et j’ai « vu » son volume, la dureté de sa boîte crânienne, la forme de sa tête, de ses épaules, de tout, de ses traits à la fois brutaux et admirables, la sueur coulait sur ses tempes, le sang dans ses veines, ses organes s’activaient, j’ai été émerveillé comme de « voir vraiment » — comme peut-être un peintre ou un sculpteur peuvent voir, Giacometti, les têtes, Cézanne, les pommes… J’ai pensé aussi que cette passion pour la matière humaine, évidemment on l'approchait en amour, mais, en amour, on est toujours trop près, on souffre (je trouve) de ne pas tout voir d’un coup, de n’avoir qu’une infinité de morceaux (sans doute comme l'enfant sur le corps de sa mère), de ne pas pouvoir embrasser (ou manger) l’ensemble. Là, il y avait une appréhension complète, comme celle d’un objet ; Joris se laissait voir comme un objet, sans arrière-pensées, sans même une méfiance animale — ou peut-être encore avec une méfiance, mais comme un cheval se laisse voir comme un cheval. La sensation aussi soi-même d’être pris en considération (mais comment ?) dans les lumières aussi restées allumées. J’ai demandé ensuite à Joris si c’était difficile à faire, ce moment, il m’a juste dit : « Oui, très difficile ». Ce que je pouvais imaginer. J’en ai donc toujours parlé comme d’une rêverie dans les stages, en obtenant toujours des résultats intéressants (des performers cherchant à ne rien faire, ça peut déjà faire du bien !), mais sans jamais approcher de ce qu’il s’était passé à Rennes. Mais Baptiste Ménard que j’ai rencontré il y a quelques mois est le plus doué des danseurs avec qui j’ai travaillé. Il est très doué sur l’espace qui est immense, son espace dans lequel il nous invite… Je l’emmène au Brésil, à Rio, un travail qui m’est tombé du ciel (donc : comme j’aime), un festival qui me demande de remplacer un spectacle qui s'est désisté il y a trois semaines. Je pars mardi. J’ai pendant quelques jours travailler avec lui à Paris. Je lui ai promis hier de te demander quelques éclaircissements (ou encouragements). Lui, il me semble qu’il pourrait un peu faire de ces choses étranges comme celle-ci par exemple qui me hante et qui semble jouer avec la réalité-même, il me semble…
Dis-moi un peu, si tu peux ; fais pas ton renfermé, chéri, 
Ton Yvno


« J’ai lu dans un livre que les raisons d’être joyeux ou déprimé ont ceci d’apparemment paradoxal qu’elles sont rigoureusement les mêmes, en sorte que la tristesse n’est que le côté face d’une pièce de monnaie dont le côté pile est la joie. D’où la proximité de l’une et de l’autre. La joie réelle n’est autre en effet qu’une vision lucide mais assumée de la condition humaine, la tristesse en est la même vision, mais consternée. »

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P our le vivant, la fragilité est un atout


« Les machines sont des entités inventées par les hommes qui sont caractérisées par leur régularité et la prédictibilité de leur fonctionnement. Les cellules, elles, fonctionnent avec beaucoup d’aléatoire, beaucoup de fragilité aussi. Pour le vivant, la fragilité est un atout. Pour le vivant, l’hybridité, c’est-à-dire la perméabilité des entités, est un atout. Quand on laisse une voiture sur un parking, si on revient une dizaine d’années plus tard, ce sont à peu près les mêmes atomes au même endroit. Au bout de quelques heures pour une cellule, au bout de quelques semaines pour un organisme comme le nôtre, toute la matière est reconstituée à partir de matière extérieure. Nous ne sommes donc pas seulement caractérisés par notre permanence ou notre organisation, nous sommes aussi caractérisés par tout ce qui défie cette permanence et cette organisation. En insistant sur ces aspects-là du vivant, je cherche à montrer que dans la réduction du vivant à des pures machines, on passe à côté de réalités très concrètes, très matérielles, de ce qu’est la vie. »

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(Ecrit lors de la dernière répétition des TROIS SŒURS, par Ireïna Labetskaïa, une après-midi splendide dans un café à Pantin)
Il fait chaud, caniculaire, venez vous rafraîchir au « climat slave » (ce qui veut dire : froid et moustiques), près de la rivière Tchekhov. Là aussi, comme pour l’AMANT, il y a un décor, une scène, mais il n’y a pas de salle : vous êtes dans la lumière, dans la splendeur de la lumière dans ce café vitré et vous jouez les TROIS SŒURS.
« Etre » dans la grotte lumineuse du café, avec cette lumière du Mexique, les enfants qui jouent au ballon, l’air d’été, de bord de mer, écouter du Tchekhov, comme sous un arbre, personnellement, je viens ! Faites-en autant !
Quand « ça marche », comme ce samedi après-midi, on plonge non pas dans la pièce des TROIS SŒURS, mais dans des pièces et des pièces que contiennent, poupées russes, les TROIS SŒURS. Ireïna, quand elle n’a pas peur, invente à mesure sa vie, écrite comme guidée par la partition d’un homme dont l’émotion nous brise le cœur...

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S amedi


Ireïna Labetskaïa dans les Trois Sœurs

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V endredi


Baptiste Ménard

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L ’Accord secret


« Jean-Claude Carrière : J’y reviens un instant. C'est quoi, finalement, la réalité ? 
Jean Audouze : Ce qui existerait si nous, nous n'existions pas. 
Michel Cassé : Ce que les philosophes appellent quelquefois l’« être ». 
J. A. : La chose en soi, oui, une autre manière de dire le « réel ». Ce qui n'a pas besoin de nous pour être. 
J.-C. C. : Est-il vraiment impossible de sortir de nous-mêmes ? 
J. A. : Pour certains esprits, qui reste fondamentalement einsteiniens, la lune existe même si nous ne la regardons pas. Même si nous sommes aveugle de naissance. Elle jouit d'une existence véritable, qui ne nous doit rien. Pour d'autres, elle est une convention.
J.-C. C. : Entre qui est qui ? 
M. C. : Je penche maintenant, de plus en plus, vers le probabilisme, le multiple, le plurivers, le quantique, avec détermination et rectitude. 
J. A. : Tout repose sur un accord secret entre la Lune et nous. Entre la Lune, nous, et le reste du monde. Michel avait un jour prononcer une belle phrase, ça lui arrive. Rappelle-toi : « L'atome du Soleil parle à l'atome de l'œil le langage de la lumière. » 
M. C. : Le seul langage qu'ils aient en commun.
J-C. C. : Et là, maintenant, moi qui vous parle, je fais aussi partie de cette convention ? Lorsque nous nous séparons, je cesse d'exister ? 
J. A. : Pour un moment. Et, à tes yeux, notre existence aussi devient dubitative. 
J-C. C. : Je me disais aussi… »

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