Thursday, October 08, 2015

T rois dieux descendent de leur astronef parmi nous


Me voici de nouveau dans ma chambre, c’est le seul endroit, ma chambre, où le bruit de la vie s’éteint un peu, où je peux me dire que je suis heureux… Je lis mes messages, je repense à la soirée. Un rappel de plus aujourd’hui, quelqu’un debout pour applaudir. Rémi Studer qui voyait le spectacle pour la deuxième fois (bien sûr, il faut le revoir) a dit que la représentation, ce soir, était plus « religieuse ». C’est vrai, Odile et moi, on était d’accord. Les cloches, par exemple, n’avaient jamais été si clairement à leur place, si évidentes. Marie-Claire Mitout a beaucoup aimé (j’étais sûr, quand je l’ai vue arriver). Elle est venue vers moi et elle a dit : « J’ai tout pris ». Puis elle a ajouté, je l’ai noté (c’est très beau) : « On arrive à être avec soi ». Et puis : « Et c’est très ouvert ». Et puis : « Et c’est trois mondes ». Et puis ensuite elle n’a plus parlé que par le sourire parce que Marie-Claire Mitout, c’est quelqu’un qui peint, elle avait déjà dit beaucoup avec les mots. Les mots qui disent si peu. Heureusement, il n’y a pas que les mots pour dire.
Vous savez, non, vous ne savez pas à quel point j’adore ce spectacle. Il y a tout mon art, tout ce que j’aime mis à nu, les passages, les seuils, les mondes, les réels, les châteaux, les épidémies, les chants, les morts, les maladies de la mort, les tropical malady, les ombres, la chair, la liberté de la chair, le temps, l’espace, le réel, Car je cherche le vide, et le noir, et le nu ! la mort, l’amour, non, la mort-l’amour ce sera pour le troisième qui s’appelle Or, qu'on répète l'après-midi, et qui est à propos de Carmen. Un jour, j’arrêterai de faire du théâtre parce que je ne le supporterai plus. C’est vrai, je n’ai jamais vu de film d’Apichatpong Weerasethakul, mais je peux me dire que ça viendra, je peux rêver aux films d’Apichatpong Weerasethakul que je verrai plus tard, aux livres que je n’ai pas encore lus. Mais mes spectacles, je ne les verrai plus. Un jour, je ne le supporterai plus. Encore deux soirs de cette splendeur : Les Entreprises tremblées, au théâtre du Point du jour, 7, rue des Aqueducs à Lyon, à 20h. Avec le sauvage Antoine Roux-Briffaud et deux panthères : Odile Heimburger, Anna Perrin. 

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Ce matin, en tractant au marché, vers midi, je rencontre un enfant d'une semaine. Son père qui le porte accroché à son torse me dit gentiment : « On n'a pas trop le temps de sortir en ce moment, mais… » Je demande l’âge de l’enfant : une semaine ! Grande émotion. J'adore tracter, c'est tellement agréable de rencontrer les gens. On leur propose un programme de théâtre, c'est simple, ça n'a rien d'agressif. C'est comme si on promenait son chien et qu'on se mettait à parler... 

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R erun, lettre à Armelle Héliot


Bonjour Armelle Héliot, 
Bon, j'aurais préféré que ce spectacle vous plaise, évidemment (vous avez raison de dire qu'à moi il semble plaire) et j’aimerais beaucoup qu’il trouve son public — ce qui est loin d’être gagné, comme vous l’avez constaté. Je ne vous trouve pas agressive et je vous en remercie — et aussi votre critique me touche à cause d’une très belle phrase. Ça arrive parfois que quelqu’un qui n’ait pas aimé dise une chose très juste — en négatif évidemment, mais, en fin de compte, il s’agit, ici, d’une des choses les plus justes qu’on ait dite sur ce travail : que je traite les interprètes comme des plantes humaines. C’est ce que j’ai tenté de faire et ce qui m’émeut le plus dans cette histoire. J’ai souvent dit aux interprètes : C’est merveilleux que vous soyez des immenses acteurs, danseurs, musiciens pour le faire, mais, en même temps, n’oubliez pas, « every tree does it ». Vous dites l’essence de ce travail inspiré ,en effet, de Gilles Clément, inventeur de ce concept, le « jardin planétaire », contenant des animaux, des plantes et de l’espèce humaine bien entendu : le jardin du vivant – aujourd’hui menacé… 
Au plaisir une prochaine fois,
Yves-Noël Genod

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L a Chanteuse


Photo Marc Domage. Odile Heimburger dans Les Entreprises tremblées

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I l ne s’agit pas de comprendre, mais de perdre connaissance


Bonjour Jean-Paul Angot !
Mon ami Alain Klingler me transmet votre mail. Si vous avez l’occasion, venez voir Les Entreprises tremblées au théâtre du Point du jour, 7, rue des Aqueducs à Lyon (tel : 04 72 38 72 50), encore trois soirs jusqu’à samedi, à 20h, c’est l’un de mes spectacles les plus fascinants, les plus mystérieux. « Il ne s’agit pas de comprendre, mais de perdre connaissance », dit Paul Claudel. C’est ce que j’essaye de proposer au spectateur à chaque spectacle (et je crois cette invite très réussie sur celui-ci). Les Entreprises tremblées est le deuxième spectacle d’une série de sept plus un épilogue qui nous mènera au 31 décembre. La série toute entière s’appelle Leçon de théâtre et de ténèbres, je vous laisse jeter un œil sur le calendrier ci-dessous. C’est une semaine sur deux. Vous voyez, je ne chôme pas ! Mais j’ai été heureux de prendre le temps de vous écrire un mot, bien que nous ne nous connaissions pas (Alain Klingler m’a dit que vous vous souveniez de moi quand j’étais au théâtre du Radeau, c’est-à-dire dans l’enfance d’un autre siècle…)
Bien à vous, 
Yves-Noël Genod

Manuel de liberté : du 22 au 26 septembre (avant-premières les 19, 20, 21).
Les Entreprises tremblées : du 6 au 10 octobre (avant-premières les 3, 4, 5). 
Or : du 20 au 24 octobre (avant-premières les 17, 18, 19).
Quatrième épisode (titre à trouver): du 3 au 7 novembre (avant-premières les 31 octobre, 1er et 2).
N°5: du 17 au 21 novembre (avant-premières les 14, 15, 16).
Sixième épisode (titre à trouver) : du 1er au 5 décembre (avant-premières les 28, 29, 30 novembre).
Leçon de ténèbres : du 15 au 19 décembre (avant-premières les 12, 13, 14)
Rester vivant (épilogue) : du 29 au 31 décembre (avant-premières les 26, 27, 28)



Bonjour Olivier, 
Bien sûr, cher Olivier, je sais que tu n’as pas le temps de venir pour Les Entreprises tremblées (encore trois représentations, jusqu’à samedi) mais j’insiste un peu et, comme cela, cela te le raconte un peu. Et peut-être pourrais-tu envoyer quelqu’un. Et l’opéra de Lyon, tu les connais ? J’ai envoyé un mail au directeur, Serge Dorny, mais je ne le connais pas du tout, sans réponse. Le spectacle que je te proposais de voir en août (ou septembre) (et j’espère que tu vas pouvoir venir) à partir de Carmen et qui s’appelle maintenant Or ne sera pas celui que l’on avait vu en août. On en avait trois-quarts d’heures splendides que j’ai jetés à bas pour plusieurs raisons, l’une parce que je propose avec Les Entreprises tremblées (à partir de La Traviata) une chose très difficile au public, très exigeante, très mystérieuse. Je suis fasciné tous les soirs d’avancer dans ce mystère, mais je suis obligé de dire au public que j’en suis au même point que lui : je ne sais pas. J’avance et je découvre des pans entiers (de sens), mais qui ne désépaississent pas le mystère. C’est la force de ce spectacle. Et, deuxième raison, ce que nous avions déjà créé en août sur Carmen a été reporté, je pense,  sur La Traviata, le côté fantomal dont l’idée forte est simple, mais abyssale (je me demande pourquoi d’autres ne l’ont pas eue), c’est celle de faire chanter la cantatrice sur une autre cantatrice — en l’occurence la Callas — pour en revivifier l’essence et le fantôme comme dans L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares. La Callas sort d’une enceinte à cour comme dans un roman de Marguerite Duras et la cantatrice, au centre du plateau, hurle sa déchirure et sa plainte immodérée. C’est bouleversant. Odile Heimburger est très forte. A la place de ce procédé, à propos de Carmen la semaine prochaine (du samedi 17 au samedi 24), je tente quelque chose que j’espérais plus facile, plus festif, mais comme ici aussi l’extrême beauté apparaît (due, beaucoup, à la qualité du travail que nous avons avec ce théâtre du Point du jour et aux lumières de Philippe Gladieux), ce sera sans doute encore plus difficile à réaliser. Je touche du bois.
Et te salue, 
Yves-Noël

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M exique



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U n spectateur me cite cette première phrase quand je propose au public, avant le spectacle, une « expérience de l'éternité »


« Il semble que l'on naît toujours à mi-chemin du commencement et de la fin du monde. Nous grandissons en révolte ouverte presque aussi furieusement contre ce qui nous entraîne que contre ce qui nous retient. »

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Alain Klingler
Cher Yvno,
encore bravo pour hier soir, c’était encore une fois, très beau.
J’ai pensé comme j’ai pu te le dire, devant Antoine Roux-Briffaud, le corps recouvert de poudre noire, fantôme dansant,  à Tropical Malady d'Apichatpong Weerasethakul
Va savoir pourquoi… mais finalement, je tombe sur cette critique du film (« Télérama ») qui me parle d’un des mondes possibles de ces Entreprises tremblées.
Non ?
Je t’embrasse
A.

« Un soldat et un paysan s'aimaient d'amour tendre. Entre eux, tout n'était que billets doux, caresses candides et sourires jusqu'aux oreilles. Jusqu'au jour où l'un deux disparut sans préavis... Depuis son éclosion à Cannes en 2002 avec Blissfully Yours, Apichatpong Weerasethakul, 34 ans, est devenu la coqueluche d'une poignée de cinéphiles, au point de revenir cette année sur la Croisette en compétition officielle et de recevoir le Prix du jury pour Tropical Malady. Le voici intronisé comme LE cinéaste thaï, label à haute plus-value exotique. Mais s'il vit en Thaïlande — son film en témoigne intensément — Apichatpong Weerasethakul habite surtout le pays du cinéma. Ce nouveau film confirme qu'il est moins occupé à refléter une réalité locale qu'à nous tendre une sorte de miroir magique. Un miroir à deux faces, en l'occurrence. Car le flirt de la première moitié de Tropical Malady a quelque chose de mystérieux à force de limpidité. Le cinéaste a pris soin d'inscrire les vies de Keng et Tong dans un cadre réaliste : on voit leurs familles, leur travail, on les suit au cinéma, au karaoké, en promenade, en ville, aux bois. Tout est normal, transparent, beaucoup trop - d'autant qu'une liaison homosexuelle au grand jour est inenvisageable à Bangkok, selon l'auteur même. Que cache tant d'évidence, de douceur ? Quel est ce vert paradis où les après-midi s'écoulent la tête de l'un sur les genoux de l'autre ? Et comment articuler ce tableau idyllique avec les premiers mots de la citation placée en exergue du film : « Nous sommes tous des bêtes sauvages » ? Arrive cette belle séquence nocturne où les garçons se disent au revoir, à demain : deux tourtereaux qui ne parviennent plus à se quitter dans la chaleur de la campagne, l'été. Finalement, Keng regarde s'éloigner Tong sur son vélo, et la silhouette de ce dernier s'évanouit, entièrement engloutie par l'obscurité. Fin du premier acte. Fini de rêver ? La seconde partie se chauffe d'un tout autre bois. D'abord, via un petit film dans le film, on se laisse initier à une vieille légende évoquant la transmutation d'un humain chaman en tigre. Ensuite, on retrouve Keng le soldat s'enfonçant dans la jungle suffocante, à la poursuite du prédateur qui, dit-on, égorge les vaches de la région. Cette virée solitaire tient tout à la fois de la quête chevaleresque (à l'assaut du dragon) et d'une régression à l'état animal. Harcelé par les sangsues, indifférent aux sons métalliques lointains émis par son talkie-walkie, liquéfié, gluant de sueur, de crasse, Keng en vient à s'enduire de vase, à se laisser guider par des singes qui, tout naturellement, lui parlent dans leur langue (heureusement sous-titrée). Il se retrouve alors nez à nez avec ce qui ressemble à son cher Tong évaporé. Mais dans quel état, lui aussi ! La sauvagerie en personne. De ces deux volets d'un même diptyque, fascinant de bout en bout, lequel est vécu par les protagonistes, lequel est délire ? Le premier est vraisemblable, mais avec la suavité d'un songe fleur bleue. Le second intègre des éléments fantastiques, voire horrifiques, mais avec une précision sensorielle confondante — bruits, lumières, matières. D'un côté la surface lisse, apollinienne des illusions, de l'autre les tréfonds dionysiaques de la vie, la nuit noire des pulsions et des instincts débondés, le temps des métamorphoses, de l'effroyable vérité ? On pense au Mulholland Drive de Lynch, autre film dévoilant l'envers atroce d'une histoire trop belle, et lui aussi déchiré en son centre par une faille insondable, un trou noir — à Cannes, les spectateurs de Tropical Malady crurent à une défaillance technique. Mais, au final, Apichatpong Weerasethakul est plus proche du mysticisme de Jacques Tourneur, laissant le dernier mot aux forces obscures de sa jungle vaudou, sans renier aucunement sa sentimentalité : jusqu'au sang, la maladie tropicale reste maladie d’amour. »

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