Wednesday, April 16, 2025

P erdue de vue

 
Legrand était avec des enfants. Je le rejoignais au musée des Arts et Métiers où je n’étais jamais allée. J’enfilais les salles au pas de course en commençant par le haut dans le seul but de les retrouver, ce qui m'arriva enfin presque à la sortie. « Les enfants en ont marre », me dit-il, il était question de se tirer. Lui aussi en avait marre, d'ailleurs, des enfants précisément ; il avait honte de se montrer à moi poussant une poussette (c'est vrai que je ricanais). Mais mon arrivée suscita un regain d’intérêt. C’était deux petites Suédoises habillées de rose, Clara et Villemin (il faudrait que je redemande, pour ce prénom...) La mère, suédoise, avait été rencontrée à Montmartre (l'avantage de vivre dans un quartier touristique, il n'y avait qu'à s'attarder en terrasse pour ramasser) par Monfils, un copain de maternelle de Legrand, né lui aussi pareil à Montmartre — j’avais d’ailleurs beaucoup aimé entendre Monfils appeler comme moi Legrand Legrand : « Il m’a toujours appelé Legrand. Il m’a même appelé « le petit Legrand » ». Legrand m’avait déjà précisé (une autre fois) qu’il était resté longtemps retardé dans sa croissance. Monfils habitait alors en face de chez Legrand, au-delà du square ou — à cette époque — du terrain vague, du terrain de foot. Ils pouvaient s’appeler ou se faire des signes. Legrand clamait que Monfils avait bénéficié de la plus belle vue de Paris et Monfils — qui m'expliquait qu'il avait encore la nue-propriété de cet appartement — en retrouvait la preuve sur son tél. Impressionnant, 180 degrés, le balcon faisait le tour de ce qui ressemblait à un belvédère. Les gamines essayaient de me séduire (avec beaucoup d’art, Nastassja Kinski). Je supposais qu’elles étaient bilingues. Monfils répondit que c’était le cas de Clara, la plus grande, et que, l’autre, on ne savait pas trop encore ce qu’elle parlait. Je plaisantais : « Peut-être le russe et le chinois ! » Legrand me confirmait que Clara parlait très bien français avec un accent, qu’elle roulait les r. Je demandais à Clara de me faire entendre comment elle parlait le français, je lui assurais que j’adorais les accents, mais, malgré mon enthousiasme surjoué et mes inconvenantes et multiples supplications (je comprenais qu'elle comprenait tout ce que je disais), elle ne daigna pas ouvrir la bouche — tout en restant, avec un art consommé, au centre de l’attention, d’une séduction parfaite, comme sûre de sa beauté et de son pouvoir, fragile aussi, sur le fil. Elle jouait. Elle jouait avec moi. J’en étais réduite — et je le lui disais — à lui imaginer la voix de Greta Garbo. Elle ne voyait pas trop qui était Greta Garbo, ça aussi je le lisais dans son regard, mais elle captait que sa mère, si, voyait très bien de qui je parlais. Alors. Et quand nous nous séparâmes, vers Strasbourg-Saint-Denis, Legrand me tapa sur l'épaule parce qu'elle me disait : « Au-revoir » en roulant l’r, mais quand je me retournais, c'était déjà trop tard, elle était prise par la foule et je ne l'avais pas entendue