Sunday, November 17, 2019

Cher Yves-Noël , 
Quand on a imaginé l’école avec Arthur, on s’est souvent dit que l’on mettait en place l’école qu’on aurait rêvé de faire.
Et quand je lis et relis le magnifique dernier long mail que tu as envoyé à ta team, je me dis que c’est ce genre de messages que j’aurai aimé recevoir à leur âge.
Tout est donc parfait !
Merci pour eux 
J’espère que tout va bien pour toi 
Je t’embrasse 
Laurent 

C’est très gentil, ce que tu me dis… 
Je rame un peu. Je suis moins doué pour la spéculation que quand j’ai les choses sous les yeux… Mais il faut bien rêver un peu…
Hâte !
Yves-No

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Chers amis...


Je lis des récits de Tchekhov. C’est vraiment merveilleux, mais c’est immense, avec des milliers de personnages (on dirait qu’ils se démultiplient et que tout un pays apparaît, grouillant aussi du peuple de ses lecteurs qui découvraient les nouvelles dans les journaux) et je ne vois pas du tout comment on pourrait en tirer parti, c’est trop russe, c’est trop vaste, c’est trop intelligent (je veux dire vivant), c’est trop désespérant aussi. C’est-à-dire, il faudrait être d’une intelligence ou d’une bonté suprême (celle de Tchekhov) pour comprendre que cette comédie humaine est si absurde qu’elle en est drôle (mais c’est nous !) (Tchekhov avait toujours l’impression d’écrire des choses amusantes). On est avachi dans l’irréel dès qu’on ouvre les journaux à notre époque. Ce n’est certainement pas facile de faire des spectacles actuellement. Mais c’est possible, je viens d’en voir deux très, très beaux. (La Ribot, Another Distinguée et Pièce, du collectif Gremaud/Gurtner/Bovay, deux spectacles suisses.) Si j’étais plus intelligent, je voudrais qu’on soutire à Tchekhov son génie (la méthode) pour inventer à nous tous toute une manière de faire, cette bienveillance avec l’apparence, je pense que j’en ai déjà un peu parlé dans un autre mail (Dieu merci, je ne les relis pas). Mais peut-être que nous y réussiront, vous et moi ; additionnés, nous sommes certainement augmentés. Tant qu’on n’a pas trouvé une matière commune (et je crois que nous ne trouverons pas), pensez tous azimuts, et en secret ; enfin (je le redis), pensez dans tous les sens (le commun apparaîtra alors de lui-même). Je relis aussi Clément Rosset (ça aussi, nous ne pouvons rien en faire, je ne veux pas l’utiliser comme matériau — bien que ce soit très bien écrit et que j’en ai déjà joué une partie aux Bouffes du Nord) : Le Réel, traité de l’idiotie. La figure de l’idiot, c’est une merveille. Et dire que je n’ai toujours pas eu la force de lire celui de Dostoïevski, alors qu’on m’en parle depuis mon adolescence… Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage... Est-ce que certain.e.s d'entre vous peuvent jouer l'ivresse ? Rosset : « l'état philosophique, au dire même de Platon, supposant un état perpétuellement ivre, amoureux et artiste ». 1) L’ivresse, 2) l’érotisme (auquel j'ai déjà fait allusion) et 3) l’art. Mais alors, pour l'art, là on est fort, je préciserai : art brut, celui dont parle cette citation de Jean Dubuffet recopiée l'autre jour à la Collection de l’Art Brut, à Lausanne : « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ». Bref, remplaçons le mot « artiste » (nous le sommes bien assez) par le mot « idiot » qui sonne aussi bien, aussi en référence à la lucidité de Macbeth : « La vie est une histoire racontée par un idiot ». Un ou une. Thomas Ferrand avait fait un spectacle (que je n'ai pas vu) à partir de cette notion, intitulé : Idiot cherche village. Comme une définition du théâtre. 

Ce mail n’a d’autre justification que de vous dire ma hâte de vous retrouver et de vous parler de vive voix. D’ici cette réunion, rêvez, volez (Sarah Kane : « Je suis une cleptomane des lettres »), s’il vous plaît, 

Yves-Noël 

Peut-être pourrait-on travailler sur la multitude : avoir plusieurs apparences (transformations) de personnages vraiment différents…
Peut-être travailler avec un double choisi dans le public qui représenterait le réel, en imitation, en double fictif… Etc. Etc. En fait, la difficulté pour moi, et pour chacun, je crois, dans ce métier, plus ou moins, c’est d’arriver à coincer un morceau de réel (ou sur la toile, comme dirait Bacon), à faire sonner comme une résonance troublante, une présence, celle du « monde réel », « bouche cousue » (selon une expression qu’emploie Michel Leiris à propos de Bacon justement).



SEYTON
— La reine est morte, monseigneur.

MACBETH
Elle aurait dû mourir plus tard ; — le moment serait toujours venu de dire ce mot-là !… — Demain, puis demain, puis demain — glisse à petits pas de jour en jour — jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps : — et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous — le chemin de la mort poudreuse. Éteins-toi, éteins-toi, court flambeau ! — La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien — qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène — et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire — dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, — et qui ne signifie rien…
Entre un Messager.
— Tu viens pour user de ta langue ; ton conte, vite !

LE MESSAGER
Mon gracieux seigneur, — je voudrais vous rapporter ce que j’affirme avoir vu, — mais je ne sais comment faire.

MACBETH
Eh bien, parlez, monsieur !

LE MESSAGER
— Comme je montais ma garde sur la colline, — j’ai regardé du côté de Birnam, et tout à coup il m’a semblé — que la forêt se mettait en mouvement.

MACBETH, le frappant
Misérable menteur !

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T iercé gagnant


J’ai eu la chance (mais c’est moi qui ai demandé) d’être réinvité à voir cette pièce merveilleuse qui s’appelle Pièce. Quand on aime une chose, on a tort d’en vouloir d’autres. Par exemple, je viens de finir Lolita et je n’ai qu’une envie, c’est de le relire. Le plaisir de revoir particulièrement ce spectacle, c’est de voir exactement le même spectacle augmenté (comme le disque d’Angèle) des détails qui m’avaient échappé la première fois. Mais ce dont je me souvenais (de presque tout) était exactement identiquement exécuté. C’est un réel plaisir. On raconte que Bob Wilson était allé voir Marlène Dietrich une douzaine de fois lors de son dernier concert à l’espace Cardin parce qu’elle refaisait absolument le même spectacle tous les soirs, le même mouvement de la main le long du micro, le même mouvement de cil, la même intonation, le même coup de menton, tout exactement et purement la même chose. Pour cela, elle devait tout réimproviser de l’intérieur. Moi aussi, quand j’ai eu des périodes longues, à Avignon, vingt-cinq représentations, je me suis amusé à refaire à l’identique. Et c’est ce plaisir, cette « leçon de théâtre », que je retrouve dans cette Pièce du trio Gremaud/Gurtner/Bovay. Leçon de théâtre, certes, pièce, comme tous les chefs-d’œuvre, sur le théâtre. Ce premier degré du théâtre qui n’est donc jamais le premier degré et pourtant. Par exemple, un seul exemple, cette question d’écoute qui revient, « manque d’écoute », hors les comédiens s’écoutent beaucoup, au contraire, et d’une façon « naturelle », comme les musiciens qui ont beaucoup répété et joué ensemble, en quatuor, par exemple, classique ou contemporain, qui ont nécessité à jouer ou à déjouer l'écoute. La question, unique, de ce théâtre parfaitement représenté est l’expérience du théâtre et ce n’est même pas une question. Absolu du théâtre. Pour tout dire, j’ai eu la chance, hier, de voir aussi un autre trio magique, celui mis en place par La Ribot pour sa pièce très onirique, somptueusement nocturne, intitulée Another Distinguée, bon, mais cette qualité-là, c’est la Suisse, on ne va pas développer, c'était la dernière de ces deux spectacles — alors, au travail ! 

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