Thursday, October 07, 2021

J e retrouve de belles photos de J'ai menti (quels cadeaux, quand même, Tchekhov donne...)

L ettre de motivation


Neuchâtel, le 7 octobre 2021


Madame, Monsieur, 


Je vous prie de trouver ci-joint, un descriptif (succinct) d’un projet qui me tient à cœur et pour lequel je vous demande toute votre attention et, si vous l’estimez possible, votre soutien. Je demande rarement des subventions parce que je pense que (comme l’a dit dans une émission de télévision Sophie Perez) « Etre artiste, c’est la bataille, c’est boire le verre de la honte, c’est en chier » (je ne sais pas si je me fais bien comprendre : il y a une contradiction) et, deuxièmement, aussi, parce que je suis un artiste à l’ancienne qui a besoin qu’on lui passe commande. Sinon il ne fait rien. Je suis positivement incapable d’aller voir un directeur ou une directrice et de lui dire : J’ai un projet, ça va être super ! Handicap. Mon premier spectacle, En attendant Genod, en 2003, a été un succès (voire un triomphe) qui a permis toute la suite, l’enchaînement des commandes, mais je me souviens avoir immédiatement pensé : « Si on ne me l’avait pas proposé, je n’aurais sans doute jamais rien fait ». 


Je serais resté comédien. Ça, malheureusement, on l’est pour la vie, dans les ors ou dans les cendres. En fait, je ne demande de subvention que quand je suis solidement étayé, « désiré » par un théâtre, ce qui est le cas ici. J’ai une grande confiance en Yan Walther (pour son intelligence, sa sensibilité, son cœur) que j’ai connu parce qu’il est venu voir mes spectacles sur Proust, sur Baudelaire et sur Racine et qu’il a manifesté son admiration. Il est devenu naturellement un ami. J’ai même joué un texte de lui — une lettre sur Brodsky qui a permis une performance intitulée Qui a décidé que vous étiez poète ? — lors de la réouverture de l’Arsenic, à Lausanne, en juin d’il y a un an (premier « Jeudi de l’Arsenic » après la période de fermeture due au covid). Quand Yan a obtenu la direction du théâtre du Pommier, j’ai bien entendu répondu présent.


Je suis toujours très ému de jouer en Suisse, je ne sais pas exactement pourquoi. Certes je viens de la France voisine, je suis né dans le Jura, mais j’aime que le monde change du tout au tout au passage de notre frontière. Une autre planète, une autre amitié dont la découverte me semble à moi-même encore peu explorée malgré mes nombreux séjours ici. Je crée toujours mes spectacles sur mesure, c’est-à-dire — surtout pour le premier spectacle dans un lieu — que le spectacle nait du lieu. Le lieu joue comme décor et le spectacle se trouve faire le poème du lieu. C’est ce que j’espère aussi ici, au Pommier. J’ai fait rabattre le gradin pour avoir l’espace le plus pur, un bloc de vide comme taillé dans la roche (de fait, le théâtre a été en partie excavé, ce qui amène d’ailleurs les inondations). Mais le « poème du lieu » est aussi lié au contexte. J’aime que Yan Walther m’ait demandé de me retourner sur ma carrière, de raconter mes spectacles passés au Neuchâtelois et Neuchâteloises qui ne les connaissent pas, de me présenter. Le projet suivant dont m’a immédiatement aussi parlé Yan est un spectacle avec des artistes locaux. Rien ne peut plus me plaire. Comme j’ai essayé déjà de vous le faire percevoir, mon travail n’a rien de dogmatique, il naît des lieux et des rencontres. Ce n’est pas que je n’ai pas d’idées personnelles, c’est tout le contraire, mais, comme le disait Coco Chanel (par exemple) au moment où elle avait repris sa maison après douze ans d’interruption et où les journalistes se précipitaient pour lui demander : « Mademoiselle Chanel, comment sera votre nouvelle collection ? » — elle avait répondu : « Comment voulez-vous que je le sache, je fais mes robes sur les personnes ! » (Et ce n’est pas qu’elle n’avait pas d’idée !) C’est comme cela que je comprends mon art (si ce mot convient) : « à partir de » ou « selon », comme l’écrit plus immensément Rimbaud : « Des humains suffrages, / Des communs élans / Là tu te dégages / Et voles selon ». A partir du contexte, des rencontres, de la ville, du temps qu’il fait, de la politique et de l’air du temps aussi bien, pas par faiblesse artistique, mais par sur-possibilité (prodigalité), au contraire. 

Bien à vous, 


Yves-Noël Genod

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L ’Effet de surprise


La création de mes spectacles reposent (presque) toujours sur l’effet de surprise, c’est-à-dire sur « l’état de l’apparition » cher à Marguerite Duras (« Je vous ai dit aussi qu’il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu’on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l’écriture au dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l’état de l’apparition. », Emily L.) ou à Martin Margiela (dans un documentaire, il parle du moment où il s’est retiré du monde de la mode : « Pour moi, ça a commencé quand on a dû lancer les collections sur Internet le même jour que le défilé. J’aime l’énergie provoquée par la surprise. Cette énergie-là avait disparu. Tout était immédiatement balancé sur Internet. Je me suis senti un peu perdu. J’étais de plus en plus triste. J’ai senti que c’était le début d’une ère où les besoins du monde et de la mode étaient différents et je n’étais pas sûr de pouvoir y répondre. ») Dès mon premier spectacle, un stand-up : six invités. J’aime partager même si c’est moi qui tient le crachoir. J’aime fournir au spectateur beaucoup plus que ce à quoi il s’attend, des cadeaux, du champagne, etc., des artistes beaucoup plus talentueux que moi desquels j’espère qu’ils me volent le spectacle ou du moins les saluts. Je construis mes spectacles souvent comme des espèces de dépense, de potlatch (d’échanges de dons). Ils reposent dès que je le peux sur la gratuité. Ma devise a été longtemps : « Le rien, mais avec splendeur ». Ce sont des gestes. Bien entendu, le monde a tourné et, comme le fait remarquer Martin Margiela, l’énergie de la surprise a quasiment disparu, tout se présente comme prévu, réglé, même si ça ne l’est pas, d’apparence contrôlé (et sécurisé). C’est-à-dire que plus rien ne peut arriver — et, bien entendu, c’est de la mort dont on a peur. Mais, dans tout système, même inconsciemment fabriqué, il y a des failles. Les fameuses failles ! Et c’est dans ces interstices — et peut-être même toujours —, que nous (moi et beaucoup d’autres finalement — et peut-être même un peu tout le monde) existons et « créons ». Il faut être très précautionneux avec ce vocable (on ne « crée » rien), mais, ce qui le sauve, c’est que ce qu’on appelle « création » se fait sans le vouloir, en liberté, en jachère, sans beaucoup de conscience — ou bien alors (mais c'est pire) avec l’extrême conscience du génie et de la folie. De cela, Dieu me garde !  


YNG


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