Thursday, September 17, 2020

E léments de langage pour LA RUEE (Bobigny, Mc93, vendredi et samedi 20h-23h, entrée libre)


Je vais vous parler d’un peintre, je ne dirais pas totalement inconnu parce qu’il y a toujours des gens à contre-courant de tout le monde qui connaissent des gens que personne ne connaît — et peut-être, après tout, y en a-t-il parmi nous un ou deux qui en ont déjà entendu parlé — en tout cas un peintre connu, très méconnu au point même qu’il a dû prendre, figurez-vous, comme pseudonyme le nom d’une station de métro : tellement son nom ne disait rien à personne, il a pris le nom d’une station de métro, mais, attention, pas une station de métro parisienne, même pas, non, cette modestie, parce qu’il aurait pu s’appeler, je ne sais pas, Palais-royal ou Opéra, non, ou Louvre, non, il a choisi une station de métro de banlieue, une station de métro à Bobigny ! Il a choisi comme pseudonyme Bobigny-Pablo Picasso ! Et puis plus tard il a laissé tomber Bobigny, il n’a gardé que Pablo Picasso. 


Bon. 


En 1907 — qui est la date du titre de ce chapitre de l’Histoire mondiale de la France que je vais vous lire, chapitre écrit par une demoiselle Dorléac, d’ailleurs... Enfin, elle s’appelle Dorléac. Je le dis parce que ça me fait penser aux Demoiselles de Rochefort, bien sûr, Françoise Dorléac et Catherine Deneuve, sa sœur, les Demoiselles de… 

Donc en 1907 Picasso a vingt-six ans

Il y a dans un tableau plus ancien que celui qui nous intéresse, 1902, un tableau de bordel, une aquarelle, mais que je n’ai pas retrouvée, une inscription que Picasso a écrite — je ne sais pas si c’est une citation qu’il a lue au bordel, un graffiti, probablement, ou si c’est de son cru : « Cuando tengas ganas de joder, jode. » « Quand tu auras envie de baiser, baise. » Ce bordel qu’il fréquentait à Barcelone quand il était donc très jeune « Carrer d’Avinyo », rue d’Avignon, ce qui a donné le titre le premier titre du tableau Les Demoiselles d’Avignon qui était Le Bordel d’Avignon


Alors il y a un rideau, un rideau qu'on écarte, comme un rideau de théâtre 


On a dit que Picasso avait beaucoup fait souffrir les femmes. Ses femmes. Et, en effet, il a dit que les femmes étaient des « machines à souffrir », le mot est resté célèbre. C’était vrai, pour lui, du moins à certaines époques de sa vie. Y avait du drame, c’est sûr ! De la corrida domestique.  Un artiste, surtout un artiste comme Picasso, c’est tout le temps. Alors, ça peut faire souffrir les proches ! C’est tout le temps la puissance, tout le temps le désespoir, tout le temps la pénétration, alors ça peut faire souffrir ceux pour qui ce n’est jamais tout le temps la puissance, jamais tout le temps le désespoir, jamais tout le temps la pénétration


J'aime beaucoup Matisse. C'est mon peintre préféré. Matisse et Picasso sont les deux plus grands peintres du XXième siècle. Toute leur vie, ils ont conversé par tableaux interposés. Matisse est mort le premier, il était l'ainé et, quand il est mort, Picasso a dit « Mais à qui je vais m'adresser maintenant ? » Eh bien — c'était des peintres très différents — une différence entre Matisse et Picasso : Matisse a dit : « qui veut se donner à la peinture doit commencer à se faire couper la langue ». Et Picasso, lui, au contraire parlait tout le temps — et il noircissait du papier d’une sorte d’écriture automatique sans ponctuation, des kilomètres et des kilomètres, toute sa vie, une immersion verbale, langue bien pendue ! (Deux langues, en plus, l’espagnole et la française.) Alors, ça donne ça, par exemple (traduit en français) : « La cruche fifre avec son habit de moine et demande à l’aveugle de lui indiquer le chemin le plus court qui fendille sa couleur sans la cape la corne torse tu sais déjà par qui la lumière qui tombe et vole en éclats dans sa figure sonne la cloche qui effraye de ses gestes d’adieu la cathédrale que l’air qui poursuit nu et à coups de fouet le lion qui se déguise en torero défaille entre ses bras sans un bravo et maintenant si en éclatant et dans son regard la radio éveillée par l’aube avec tant de comptes arriérés sur le dos retenant son haleine et portant dans le plat en équilibre la tranche de lune l’ombre que le silence éboule fait que l’accent continue à photographier dans le baiser une punaise de soleil la si fa ré si ma fa do si la do fa mange l’arôme de l’heure qui tombe et traverse la page qui vole et si après avoir fait son baluchon défait le bouquet qu’emporte fourré entre l’aile dont je sais déjà pourquoi elle soupire et la peur que lui fait son image vue dans le lac si la pointe du poème sourit tire le rideau et le couteau qui bondit de plaisir n’a pas d’autre ressource que mourir de plaisir dans le sang même aujourd’hui flottant à sa guise et n’importe comment au moment précis et nécessaire nécessaire nécessaire seulement pour moi voit passer comme un éclair en haut du puits le cri du rose que la main lui jette comme une petite aumône. »


Ah, le rapport du peintre et son modèle. Pour Picasso, ça a été, toute sa vie, les femmes. Les femmes, les femmes, les femmes, à l’infini. En série. Sur tous les tons. Picasso est indissociable de ce qu’il peint — ou de ce qui est peint, pour mieux dire. Dans la vie courante, on dirait possessif. Matisse a dit une phrase très curieuse, très belle : « Je dessine tout près du modèle. En lui-même, le modèle est pour moi un tremplin, c’est une porte que je dois enfoncer pour accéder au jardin où je suis seul et c’est bien. »


Picasso, n’est ni psychique ni architectural, ce sont les deux pentes de l’art moderne. Architectural comme Mondrian, voyez, rêve d’architecture, et le psychique, eh bien, c’est tout le surréalisme. Mais Picasso, c’est rien des deux, rien à foutre de l'architectural, rien à foutre du psychique : c’est juste et seulement physique. Erotisme direct. Il garde les yeux ouverts pendant l’acte sexuel, si vous voulez. C’est pour ça, peut-être, les déformations…


Il lisait Sade et Rimbaud au moment des Demoiselles — et les Onze milles vierges (Se reprenant.) verges ! le roman érotique qu’Apollinaire venait décrire, publié sous le manteau, qu'il venait de lui passer 


Qui « attendait », en 1907, les Demoiselles d’Avignon ? Personne 


Il s’agit de subvertir la représentation, si vous voulez


Le vrai titre, c’est pas les Demoiselles, ça agaçait beaucoup Picasso qu’on est changé, adouci le titre. Le vrai titre, c’est le Bordel. C’est-à-dire, ça détruit l’éternel féminin, si vous voulez. Bon, de toute façon, maintenant, on a supprimé aussi le mot « demoiselle », alors… comme discriminant… On vit dans une époque révolutionnaire, alors on supprime. Table rase


Philippe Sollers parle dans l'un de ses romans des Demoiselles d’Avignon, voici ce qu'il dit : « Elles sont là... Formidables, catégoriques, flambantes... Les femmes... Les vraies... Les enfin vraies... Les enfin prises à bras-le-corps dans la vérité d’une déclaration d’évidence et de guerre... Les destructrices grandioses de l’éternel féminin... Les terribles... Les merveilleusement inexpressives... Les gardiennes de l’énigme qui est bien entendu : RIEN... Les portes du néant nouveau... De la mort vivante, supervivante, indéfiniment vivante, c’est son masque, c’est sa nature, dans la toile sans figure cachée du tissu... Pas derrière, ni ailleurs, ni au-delà... Simplement là, en apparence... jouies, traversées, accrochées, écorchées, saluantes et saluées, posantes, saisies par un professionnel de la chose... Un des rares qui ait eu les moyens d’oser... Le seul au XXe siècle à ce point ? Il me semble... À pic sur le sujet... Exorcisme majeur. »


The male gazer. J’y reviendrai… Le regard d’un homme sur une femme, des femmes, les femmes…


« 1907... (Je reprends le texte de Sollers.) Deux Guerres mondiales... La troisième en cours... En soubresauts... — Alors sur ce point, je voudrais vous dire que j'ai regardé récemment sur YouTube la leçon inaugurale de Bruno Latour à Science Po . Vous connaissez Bruno Latour ? c'est un philosophe, il est professeur à Science Po et donc il donnait une leçon inaugurale. C'était il y a un an, c'était avant la COVID et, je connaissais Bruno Latour, je l'avais déjà entendu parler à la radio, mais, là, je dois dire que ça m'a fait un choc. Comme il s'adressait aux étudiant de Science Po, c'est-à-dire à des gens qui, au sortir de Science Po, vont être aux manettes, au pouvoir, je me suis dit : « Mais alors, c'est vrai... » Et il a dit : « On est en situation de guerre mondiale et d'inaction ». Il a comparé ce que nous vivions à ce qu'on a appelé la « drôle de guerre », c'est-à-dire cette période où après la déclaration de guerre de 1939 il ne s'est rien passé pendant quelques mois. Deux Guerres mondiales... La troisième en cours... En soubresauts... Elles sont là... […] Il n’y aurait plus de crime si les Demoiselles étaient vues, absolument vues pour ce qu’elles sont... Alors, là aussi, ça me rappelle quelque chose, ça me rappelle une lettre que Matisse a envoyée à son fils Pierre au lendemain de la déclaration de guerre où il dit « Si tout le monde faisait son métier comme Picasso et moi faisons le nôtre, tout ça ne serait pas arrivé ». Il n’y aurait plus de crime si les Demoiselles étaient vues, absolument vues pour ce qu’elles sont... : Le moteur hurlant et joyeux, indifférent, de l’illusion... On ira chercher dans le sang, les charniers, ce qui est une simple question de montage. De collage... De décollage... Elles ne sont pas là... Personne n’est là. Ce n’est pas la peine d’essayer d’attendre l’absence dans sa toute-puissante présence. Il n’y a que le bordel — et l’absence. Érection et disparition… » Donc un tableau qui a à voir avec le réel — et pas avec la transcendance. L'art, je pense, c'est un rapport au réel. Sinon c'est de la propagande. Et bien sûr que l'art peut pendant des siècles faire la propagande de l'église catholique, mais, si on le regarde comme de l'art, maintenant qu'on s'en fiche de l'église catholique, c'est que c'est un rapport au réel. C'est encore plus flagrant avec la grotte Chauvet. C'est tellement incroyablement beau, la grotte Chauvet. Et bien sûr qu'on imagine qu'il devait y avoir des rites, de la magie, une religion... dont on ne sait plus rien. Reste l'art. la propagande passe, reste l'art...


Picasso lit Sade et Rimbaud, au moment des Demoiselles, il voit le Bain turc d’Ingres découvert à la rétrospective de 1905,  Les massacres de Scio et Femmes d’Alger de Delacroix, le Déjeuner sur l’herbe de Manet, Le Bonheur de vivre de Matisse (Matisse verra avec justesse les Demoiselles comme une réponse à son Bonheur de vivre) et aussi Gauguin, la rétrospective de 1906, l’art ibérique dont un aventurier qui les a volées au Louvre lui vend deux statuettes — c'est tout une histoire, il n'aura pas d'emmerdes, mais Apollinaire, si, il passera un peu de temps en prison — et puis aussi une Vierge du XIIième siècle aux yeux très agrandis qu’il a vu lors d’un voyage en haute Catalogne, voilà quelques unes des influences de ces Demoiselles. Goût des saintes et des prostituées, primitivisme, passion des origines… Tout cela est d’ailleurs partagé avec tous les artistes de l’avant-garde de l’époque qui aspirent à une contre-culture — antibourgeoise — pour lutter contre les normes académiques occidentales. Dans toutes ses influences et ses appropriations, même de ses amis, Derain, etc. — Cocteau dira que quand Picasso allait voir les ateliers des amis il fallait tout mettre sous clé, parce que sinon il voyait un tableau, une idée qui lui plaisait il revenait chez lui il refaisait le même tableau et il le sortait avant l’autre. En ce moment, on parle beaucoup d'appropriation culturelle, mais c’est ça, la réalité de l’art, c’est l’appropriation. Sarah Kane, par exemple, la dramaturge anglaise qui a laissé des pièces sublimes, magnifiques avec de se suicider en 1999, a dit : « Je suis une cleptomane des lettres ». Tout le monde vole tout, se jalouse. J’avais donné un spectacle sur ce sujet, sur la littérature, en fait, que j’avais intitulé : Domaine de la jalousie. Alors dans toutes les influences et les appropriations de ce célèbre tableau, il y a bien sûr celle de ce qu’on appelait à l’époque l’« art nègre » qui regroupait, en fait, tout le primitif, ce qu’on appelle aujourd’hui les « arts premiers », il y a le Musée des Art Premiers au quai Branly à Paris. Picasso a relaté sa visite du Musée d’ethnographie du Trocadéro. Il a dit à André Malraux que c’est de cette visite que sont nées les Demoiselles d’Avignon


Les Demoiselles d’Avignon, c’est une autre manière de peindre des femmes. Parce que c’est ça le sujet principal chez les peintres : comment peindre les femmes — parce que, bien sûr, les peintres sont des hommes, alors, si l’on excepte les homosexuels, pas des moindres quand même, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Caravage, etc., pour les autres, le sujet, c’est les femmes — c’est aussi la couleur chair par exemple, cette couleur qui, par exemple, n’existe plus chez Louboutin, le célèbre chausseur — dont il y a une exposition en ce moment dans l’ancien musée des colonies à la Porte Dorée (une expo que je n'ai pas encore vue, mais c'est très beau, les chaussures qu'il fait), parce que, c’est vrai, il vend partout dans le monde et la plupart de ses clientes n’ont pas la peau couleur de ce beige rosé très clair qu’on appelait jusque là « chair » car il s’appliquait à une blancheur de peau considérée comme un must, il ne faut pas oublier que pendant longtemps les femmes de l’aristocratie ou de la bourgeoisie occidentales ne prenaient pas le soleil, sortaient protégées par des ombrelles…


Alors, ça a été très mal reçu, ce tableau, quand Picasso l’a montré pas au grand public, on en était loin, mais à ses amis artistes ou critiques d’art. Georges Braque lui aurait dit « C’est comme si tu voulais nous donner à boire du pétrole pour cracher du feu ». Et André Derain en a parlé au marchand d’art Kahnweiler : « Un jour, nous apprendrons que Picasso s’est pendu derrière sa grande toile ». C’est une tableau qui a été perçu comme très agressif, très désespéré par les amis proches de Picasso, eux-mêmes à l’avant-garde, un « acte de terrorisme » quelqu’un a dit. Les femmes sont représentées d’une manière indigne, épouvantable. Elles sont représentées comme mutilées… Alors dans ma carrière de metteur en scène, quand je travaillais avec Marlène Saldana que vous pouvez voir dans la petite loge rouge du fond, là-bas, derrière la scène — elle vous fera le discours de Dominique de Villepin à l’ONU en 2003 —, eh bien, quand je travaillais avec cette actrice extraordinaire — cette actrice extraordinaire, ça veut dire : cette actrice extraordinairement vivante —  on a fait, je ne sais pas, vingt-cinq spectacles ou plus ensemble, j’ai été plusieurs fois critiqué — par des femmes, d’ailleurs — qui m’ont dit : « tu attaques l'image de la femme ». Parce que je travaillais avec Marlène ! Si l'image de la femme, c’est la couverture du ELLE, oui pourquoi ne pas attaquer cette image ? Et surtout pourquoi ne pas attaquer les images en général ? Ben, c’est ce que fait ici Picasso 


Le lissage, les courbures, les atours féminins : non


Dans la première version du tableau, il y a aussi, en plus des femmes, un marin, un matelot censé représenter le client du bordel et un étudiant en médecine — deux autoportraits, en fait, du jeune Picasso — un étudiant en médecine qui évoque bien sûr les visites médicales dans les maisons closes et qui tenait un crâne dans ses mains, symbole de la mort. (Le crâne, c’est le symbole de la mort… Si vous avez appris quelque chose ce soir, ce sera ça…) Alors on dit que le peintre avait une peur légendaire de la maladie et de la mort et qu’il avait même contracter la syphilis… C’est ça qu’il y a de bien avec les légendes, les célébrités, c’est qu’on peut tout dire. Tout et son contraire. C’est vrai, on peut lire dans une biographie que Marilyn Monroe ne se lavait jamais — ou bien dans une autre qu’elle prenait sept bains par jour. Les deux choses sont vraies. Tout convient. Vous voyez ce que je veux dire ? Non, je tique un petit peu sur la syphilis parce que les gens qui contractaient la syphilis — comme Baudelaire, Maupassant... — mourraient assez jeune, alors que Picasso a vécu très vieux. Mais peut-être (sans doute) que ça se soignait mieux, au XXième siècle, la syphilis... Le peintre a certainement effacé ces hommes, le marin et l’étudiant en médecine, parce que son sujet, toute sa vie, ce sont les femmes — à peu d’exceptions près


On dit que Picasso a voulu faire une œuvre délibérément provocante, choquante, c’est même pas sûr, il a voulu dépasser ce qui avait déjà été fait avant. Ça, c'est sûr. Et spécialement dans la représentation des femmes. Bon, évidemment, il est pas con, il s’est bien à quoi il s’attaque. La représentation des femmes, c’est le grand sujet pour les peintres — qui sont des hommes, je le précise, les peintres qui avaient pignon sur rue — parce que les femmes, en fait, peignaient beaucoup en fait, sans doute les peintres étaient majoritairement des femmes , mais c'était comme passe-temps, dans la sphère privée — mais ceux qui ont pignon sur rue, ce sont des hommes. Et donc la représentation des femmes, c’est le grand sujet — du moins si l’on excepte aussi les peintres homosexuels, certes pas des moindres, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Caravage, etc. Le male gazeLe regard de l’homme. Oui, comme je pensais que les gens allaient aller et venir, j'ai laissé les répétitions dans ce texte... Je n’ai pas vu le film avec Adèle Haenel sur une femme peintre, là… Bon. On peut d’ailleurs, certains le font remarquer, la directrice d’« Art Press », Catherine Millet, on peut se demander si les femmes n’accéderont pas à l’égalité tant désirée que quand elles se mettront, elles aussi, en art, à regarder les hommes, ce qui n’est pas vraiment le cas aujourd’hui. On a des femmes qui regardent des femmes, ça beaucoup, mais pas ou peu, je n’ai pas d’exemple personnellement, de femmes qui regardent des hommes… Enfin, si, en réfléchissant un peu j'ai quand même un exemple. Louise Bourgeois avec la sculpture du pénis, quand même… Et puis il y a une photo très amusante où elle se le trimballe sous le bras... Non, il doit y en avoir… Ah, si, chez les photographes, quand même… Dominique Issermann regarde les hommes… Nan Goldin a regardé au moins un homme au début de sa vie celui qui la tabassait et qu'elle aimait, les photos sont inoubliables. Les actrices aussi, Jeanne Moreau regardait les hommes. Marguerite Duras regarde les hommes… Barbara regarde les hommes… Enfin… Comme je connais Dominique Issermann, je l'ai appelé tout à l'heure pour lui demander de confirmer ce que j'ai dit hier, est-ce que tu regardes les hommes ? Elle m'a dit : oui. Et puis on a parlé de la question. Elle m'a dit qu'une femme qui regarde les hommes, c'est une salope — ou une femme émancipée, comme George Sand, mais, voilà, justement, George Sand a pris un nom de garçon —, mais qu'un homme qui regarde les femmes, c'est une gloire. C'est un connaisseur. Les hommes, ça connaît les voitures, les cigares, les whiskies ou les vins de Bourgogne — et les femmes. C'est le problème du choix, essentiellement, les femmes n'ont pas à choisir. Je me suis souvenu de Tolstoï qui écrit dans son journal : « Mes trois passions, dans l'ordre : les chiens, les chevaux, les femmes ». Et c'est vrai qu'on se dit maintenant qu'il pourrait y avoir beaucoup plus de femmes connaisseuses des hommes parce que la culture étant essentiellement masculine, les femmes pourraient avoir une connaissance des hommes à partir même de cette culture...


Une centaine d’esquisses répertoriées, sans doute beaucoup plus encore… Le chiffre de huit cent croquis ou études préparatoires passe sur la toile (le web), mais, ça, c’est un « énoncé flottant » comme dit Bruno Latour, je ne sais pas d’où il sort… Bruno Latour énonce une éthique des réseaux sociaux à propos des énoncés flottants : « Il ne passera pas par moi ». C'est la phrase reprise d'une campagne contre le SIDA d'il y a quelques années 


Ingres, Le Bain turc, l’accumulation des corps déshabillés et la pose aux bras levés que l’on retrouve dans Les Demoiselles. Les mains fortes, les bras forts chez Gauguin… les Grandes Baigneuses de Cézanne, évidemment 


Ce n’est pas, si vous voulez, qu’on ne connaissait pas ces sculptures africaines — ou asiatiques, bon, mais c’est la première fois qu’on les considérait comme des œuvres artistiques et pas comme des curiosités ethnologiques. Enfin, il faut se méfier de l’emphase, « la première fois que »… Il y a un personnage que je connais bien, Marguerite Duras, qui en usait beaucoup. Tout était, pour elle, la première fois… (Ce qui est vrai.) Mais Dieu soit loué, la notion de progrès en art est tout de même très relative. Dieu soit loué… C’est ce qui permet à l’art d’être au-delà du bien et du mal, en tout cas en avance avec cette notion, alors que la politique affiche un terrible retard… La croyance dans le progrès, c’est une naïveté quand même effarante auquel l’art échappe. C’est Francis Bacon qui dit qu’il ne croit pas au progrès dans l'art, mais plus au progrès personnel, quand même, progresser dans son art, qui est peut-être aussi une illusion — mais il nous en faut quand même un peu, des illusions, comment supporter le réel ? Mais enfin, là, il s’agit d’être, en 1907, à l’avant-garde, de faire quelque chose de nouveau, qui fasse voir le monde nouveau aux deux sens, voir le monde d’une nouvelle façon et voir le monde qui est nouveau — et ce monde a tout à voir avec un continuum dont la juxtaposition pourrait rendre compte : ça et ça et ça et ça… tout sur le même plan en rapport mutuel, dans un état de corrélation et de correspondance infinie. On met un cadre et on voit ce qu’il y a dedans. Je m'aperçois que je parle plus de Matisse, cela dit, là, que de Picasso. Matisse, disons, est plus contemplatif et Picasso plus combatif, plus du côté d’un humour agressif, si vous voulez. Il a dit, par exemple : « Pour faire une colombe, il faut d’abord lui tordre le cou ». La colombe de la paix. Il a dit aussi : « La réalité doit être transpercée, dans tous les sens du mot. » Il a dit aussi : « L’acte plastique n’est que secondaire... Ce qui compte, c’est le drame de l’acte lui-même, le moment où l’univers s’échappe pour rencontrer sa propre destruction. » Picasso est plus du côté du père, on va dire, on peut dire, passeur à l’acte sur le corps féminin et Matisse est plus du côté filial, plus contemplatif, plus extatique. Il y a une sorte de vérité dans l’écart même de ces deux peintres qui se sont toujours suivis de près. Ils se savaient les plus grands du siècle, ils se donnaient des défis mutuels


Le monstre sacré Picasso naît le 25 octobre 1881 à Malaga, dans le sud de l’Espagne. Il est entouré de femmes, n’était son père, peintre et professeur de dessin. Il y a là sa mère, ses tantes et, bientôt, ses petites sœurs. Deux faits sont à retenir. Pablo est un enfant choyé qui s’autoproclame « roi ». Et Conchita, la seconde de ses sœurs, meurt d’une diphtérie. Picasso a 13 ans. Il a fait le vœu de ne plus jamais peindre si elle était sauvée. Il passera sa vie à peindre, une blessure au cœur. Françoise Gilot qui est l’une de ses femmes, la seule qui ait échappé à son emprise, à un moment, les autres sont devenues folles ou suicidées, son emprise de Barbe-bleue, écrit dans un livre qu’elle a fait, Vivre avec Picasso : «Picasso peint avec le sang des autres ». Quel sang ? Celui des êtres aimés… 


Quand on lui demande, à Françoise Gilot, dans un « Paris Match » de l'époque de la sortie du livre, ce qu’une belle fille comme elle pouvait bien faire avec un homme qui avait quarante ans de plus, elle répond : « On peut dire tout ce qu’on veut de Picasso sauf qu’il était médiocre. Et rien que pour ça, je lui en serai toujours reconnaissante. Il n’était pas grand de stature, ni vraiment beau, mais sa personnalité était irradiante. Il avait une présence extraordinaire, une séduction physique, une passion palpable en lui. Il était amusant, ludique, intelligent, authentique, et insupportable. En définitive, je n’ai été heureuse avec lui que les trois premières années, quand nous ne vivions pas ensemble ». Elle raconte que quand elle s'est mise à habiter avec lui, elle a découvert que Picasso se réveillait tous les jours absolument désespéré et qu’il fallait lui remonter le moral jusqu’à ce qu’il accepte de bien vouloir se lever. Petit à petit, step by step, son secrétaire et elle le ramenaient à de meilleures dispositions. Une fois, un jour de ces matinées toutes difficiles (« J’arriverai plus à peindre, c’est fini / Mais, non, tu vas voir, c’est comme hier, ça va revenir / Non, non, cette fois c’est impossible, c’est fini »), Françoise Gilot lui a dit, j'aime bien cette répartie : « Pablo, vous n’êtes plus un enfant, et moi, pas un réveille-matin que vous allez démolir et que vous ne pourrez plus reconstruire ». Elle disait qu’il pouvait être très généreux mais que souvent il disait : « Je ne suis cruel qu’avec les gens que j’aime. » « J’ai été très aimée… Il était aussi d’une cruauté incroyable avec son secrétaire Jaime — je ne sais pas comment on prononce, c'est de l'espagnol — (Intervention du public.) Jaime Sabartès, un poète espagnol, lui aussi, qui pourtant l’adorait. Et quand il était gentil, il valait mieux se méfier aussi… Avec lui, il fallait toujours être de bonne humeur, comme quelqu’un qui n’a aucun souci. »


On est, en ce moment, n’est-ce pas, ça n’aura échappé à personne, dans une époque révolutionnaire. Une époque révolutionnaire, c’est une époque qui veut tout foutre en l’air. Par exemple, Tchekhov vivait aussi dans une époque révolutionnaire, en Russie, et ils ont réussi, les révolutionnaires qui embêtaient beaucoup Tchekhov, qui lui reprochaient de ne pas s'engager dans ses écrits. Tchekhov était très engagé à faire reculer la misère dans sa vie privée. Il était petit-fis de serf, il savait ce que c'était que la misère. En plus d'être un écrivain célèbre, il était aussi médecin, il soignait les pauvres (gratuitement), il construisaient des écoles, remplissait de livres les bibliothèque, donnait de l'argent à qui lui en demandait et, quand il n'en avait pas, il écrivait à des amis pour qu'ils viennent en aide à ce pauvre homme ou cette famille dans le besoin, mais dans ces écrits, non, il n'épousait pas la cause révolutionnaire. Ce qui l'intéressait dans son art, c'était le réel. Le monde tel qu'il est et non pas tel qu'il devrait être. Eh bien, les révolutionnaires qui emmerdaient Tchekhov, ils ont réussi à tout foutre en l’air et à faire la Russie soviétique. Bon. En général, je n’ai pas de contre-exemple, c’est tout foutre en l’air pour que ce soit pire. ce n'est pas que les intentions au départ n'étaient pas bonnes, mais comme nous le savons tous L'enfer est pavé de bonnes intentions. Ceux qui ont inventé ce proverbe pensait certainement à l'enfer céleste, mais il pensait aussi à l'enfer terrestre, celui des bonnes intentions de changer le monde.  Bon. Alors, dans cette époque de maintenant, révolutionnaire donc, j’ai bien conscience que parler de Picasso, c’est touchy. C’est délicat. Parce qu’au fond un révolutionnaire, il n’en a rien  à foutre de Pablo Picasso. Le révolutionnaire, il va entendre seulement le mot « demoiselles », le mot « nègre » — les mots interdits —, le mot « bordel », enfin, etc. Non, moi, j’ai envie de le dire, il faudrait quand même qu’on le dise plus souvent, moi, je le dis (En s'énervant.) : les militants sont des salauds comme les autres ! Et souvent même un peu plus que les autres… Mais j'arrête, j'arrête parce que...  Dès qu’on donne la parole à quelqu'un, dès qu'il prend la parole, il y a le danger qu'il milite — comme je suis probablement en train de faire...


Picasso était un enfant roi. Adoré par sa mère : « Quand j'étais enfant, ma mère me disait : « Si tu deviens soldat, tu seras général. Si tu deviens moine, tu finiras pape. » J'ai voulu être peintre, et je suis devenu Picasso ! » Picasso étant le patronyme de sa mère qu’il a préféré comme nom d’artiste à celui de son père, Ruiz. « Je peins comme d’autres écrivent leur autobiographie… L’avenir choisira les pages qu’il préfère. » Et puis il y a cette sortie donc au musée d’ethnographie, il voulait pas y aller, ses amis ont beaucoup insisté : « Quand je me suis rendu pour la première fois avec Derain au musée du Trocadéro, une odeur de moisi et d'abandon m'a saisi à la gorge. J'étais si déprimé que j'aurais voulu partir tout de suite. Mais je me suis forcé à rester, à examiner ces masques, tous ces objets que les hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu'ils servent d'intermédiaire entre eux et les forces inconnues hostiles qui les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant couleur et forme. Et alors j'ai compris que c'était le sens même de la peinture. Ce n'est pas un processus esthétique ; c'est une forme de magie qui s'interpose entre l'univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où j'ai compris cela, je sus que j'avais trouvé mon chemin. » Il a ajouté dans la version que relate André Malraux : « Les Demoiselles d’Avignon sont nées là ». Un tableau d’exorcisme donc. Picasso a dit aussi : « la peinture est  plus forte que moi, elle me fait faire ce qu’elle veut ». Et c’est sûr que dans ce tableau, il y a tout un mélange d’inconscient et de conscient. C’est le résultat de rêves, d’instincts (le mot préféré de Marcel Proust), de désirs et de pensées qui mettent longtemps à s’élaborer, mais aussi de tout ce qui existe malgré sa volonté. Il a dit à Gertrude Stein quelque chose de très intéressant — Gertrude Stein avait été la seule à le soutenir, à aimer les Demoiselles d'Avignon — alors que le frère de Gertrude Stein, Léo Stein, collectionneur se disait « horrifié » — et donc il a dit à Gertrude Stein qui le relate dans dans L’Autobiographie d’Alice Toklas : « Quand vous faites quelque chose, faire est si compliqué qu’on ne peut pas s’empêcher de faire laid » ; mais ceux qui après vous recommencent, ceux qui imitent ce que vous avez fait, eux, ils n’ont pas à chercher à faire, ils peuvent donc faire joli ». C’est presque une pensée formulée par Marcel Proust. En 1907, les gens, les amis, les proches de l’avant-garde, ils l’ont trouvé affreux, ce tableau, mais, en fait, il l’est. Non, c’est vrai, il est plutôt laid. On ne va pas dire qu’il est beau… Si vous l'aviez sous les yeux, si vous l'aviez pris en entrant comme on vous le proposait (on ne vous l'a pas proposé ?), vous verriez bien à quel pont il est laid. Bon, bien sûr, les couleurs de photocopie n'arrangent rien, mais, enfin, il est laid... Il est laid, mais il se tient debout, voyez… Se tenir debout, c’est se tenir vivant. Comme c'est dit dans la chanson de François Valéry : « Aimons-nous vivant, aimons-nous debout ». C’est vivant. Laid ou beau, c’est vivant. Mais enfin, c’est plutôt laid, cette couleur chair, cette sorte de beige rose pâle, terme qu’on n’emploie plus maintenant, la « couleur chair » quand par exemple on vend des chaussures de par le monde — comme Louboutin qui a actuellement une exposition dans l’ancien Musée des Colonies de la Porte Dorée — il n’emploie plus le terme « chair » ou « nude » pour la bonne raison que la majorité de ses clientes de par le monde n’ont pas la peau couleur « nude » ou couleur «  chair ». Enfin, donc, là, Picasso peint des femmes de couleur beige rose d’une manière assez bâclée, vous le remarquez : « Quand vous faites quelque chose, faire est si compliqué qu’on ne peut pas s’empêcher de faire laid », dit-il à Gertrude Stein la seule à le soutenir à l’apparition de ces Demoiselles — alors que le frère de Gertrude Stein, le collectionneur et critique d’art Leo Stein se disait horrifié. Il avait raison, mais elle avait raison aussi. Dans le texte que je vous lis sans le lire, le texte de Laurence Bertrand Dorléac, on parle aussi du choix, dans le contexte colonial, qu’aurait eu Picasso de peindre — elle dit qu'il faut dépasser la critique d'art « internaliste », je veux bien, mais alors elle parle du choix qu'aurait eu Picasso de peindre des prostituées blanches ou bien des prostituées noires, parce que, paraît-il, c’était un débat dans la société de l’époque : lesquelles sont les meilleures, les plus dangereuses, les plus contaminées par les maladies vénériennes, les plus honteuses. Pourquoi pas ? Ça, je ne vois pas bien. On peut tout dire sur un sujet parce que dans un sujet il y a tout. Surtout comme je le disais, dans des sujets qui sont des célébrités. Mais enfin, je pense, là, que Picasso fait référence et a envie de peindre des femmes déshabillées — donc des prostituées. Selon son dire, le bordel est à l’époque le seul endroit ou un homme peut voir ensemble des femmes nues — pas au bain turc auquel il n’a pas accès. Des prostituées auxquelles il s’amuse, paraît-il, à donner la ressemblance de sa femme Fernande (relation orageuse à ce moment-là), de la grand-mère de Max Jacob qui était soi-disant d’Avignon et de Marie Laurencin qu’Apollinaire qui était amoureux d’elle venait de lui présenter (les deux autres femmes ont des masques qui les présentent aussi un peu comme des écorchées) — et donc ces femmes déshabillées, elles ont la couleur chair, c’est ça qui intéressait les peintres : de peindre cette chair si difficile à rendre, cette transparence, cette blancheur sur du sang et sur du vivant — ou sur du déjà mort comme la très belle femme à peine morte, son fils encore sur elle dans les Massacres de Scio… et Picasso s’intéresse à cette ambition, peut-être pour la détruire, pour l’enlaidir. Le message est simple : les femmes ne sont pas comme elles ont été représentées, les femmes sont et ne sont pas comme elles ont été représentées. Ce qui me fait penser à cette chanson de Serge Gainsbourg Vue de l’extérieur que je vais vous interprété (Il l'a parle-chante.) : « Tu es belle vue de l’extérieur /Hélas je connais tout ce qui se passe à l'intérieur / C’est pas beau, même assez dégoûtant / Alors ne t'étonne pas si aujourd'hui je te dis va-t’en / Va t’faire voir, va faire voir ailleurs / Tes roudoudous, tout mous tout doux et ton postérieur / Il est beau vu de l'extérieur / Malheur à moi qui ai pénétré à l'intérieur / C’était bon, ça, évidemment / Mais tu sais comme moi que ces choses-là n'ont qu'un temps »   


Toute cette histoire de différences culturelles, je n’y crois pas, personnellement, c’est même pas que ça ne m’intéresse pas, je n’y crois pas. A partir du moment où Coca-Cola est partout dans le monde, y a pas, y a qu’une culture. C’est Coca-Cola. Je crois que Pasolini a dit des choses dans ce sens. Il était désespéré, Pasolini, à la fin de sa vie, et je crois que c’était pour ça : il n’y a qu’une culture, il n’y a plus qu’une culture, c’est l’argent. C’est la consommation. Ben Laden croyait au dollar exactement de la même façon que Georges Bush qui le combattait : c’est exactement la même culture, elle est mondiale. J’ai compris ça quand je suis aller au Mexique. J’avais une voiture, j'ai roulé comme ça à travers le Mexique, alors on passe dans des villages, on voudrait acheter à manger, on voudrait des fruits et légumes. Toutes les boutiques sont peinturlurées au couleur de Coca-Cola parce que dès qu’une petite vieille veut ouvrir une boutique, Coca-Cola la lui sponsorise. Dans les boutiques, tu trouves pas un légume, uniquement des sodas et de la junk food. Dès qu’une mairie a besoin de chaises  pour les manifestation de plein-air, Coca-Cola sponsorise des chaises en plastique rouges et blanches. Tout le Mexique est devenu obèse. C’est ça, Coca-Cola. Dans certaines régions, l’eau est plus chère que le Coca-Cola. Depuis ce voyage au Mexique j’ai plus jamais touché une bouteille de Coca-Cola, tant pis, sorry, Andy Warhol. Il y a des publicités encore une fois qui sortent tout le temps, là, j’en ai vu tout récemment, je vous la conseille, la récente, c'est hallucinant. Eric Chevillard en a même recopié le texte sur son blog (L'Autofictif) tellement il était beau et faux, le texte, c'est toujours « ultra cool », les publicités Coca-Cola. C’est pas cool du tout, Coca-Cola, c’est l'impérialisme de la culture mondiale, et c'est la destruction de toutes les autres cultures. Ce n’est sans doute qu’un exemple 


Avec la seconde version, peinte sur la première, la facture de la toile rejoint son sujet, la prostitution, et devient, elle-même, violente. Aux visages arrondis d’inspiration ibérique de la première exécution s’ajoutent des torsions vives, des hachures qui tailladent les chairs


agressivité visuelle emblématique des Demoiselles


annonçant aussi bien le cubisme que l’expressionnisme


sacrifier le réel au profit de solutions picturales


Le tableau est « achevé » (ou plutôt laissé à l'état d'« inachèvement voulu »), en juillet 1907. Vous savez que Picasso a dit : « Achever un tableau, c’est l’achever ». Il a aussi dit, mot resté célèbre lui aussi — que citait souvent Jacques Lacan : « Je ne cherche pas, je trouve » — qu’on peut voir aussi comme une allusion au fait qu’il piquait les idées des autres, il ne se gênait pas, il chopait tout ce qui passait, un peu comme Sarah Kane, vous savez, la dramaturge anglaise qui s’est suicidée après avoir laissé des pièces fabuleuses, inouïes et qui disait : « Je suis une cleptomane des lettres », mais donc, en l’occurrence,  « Je ne cherche pas, je trouve », c’est faux puisque, pour ce tableau, Picasso a au contraire beaucoup cherché. Il y a aussi, à propos de l’inachèvement, une phrase merveilleuse, dans un contrat du 18 décembre 1912 qui le liait au marchand de tableau Kahnweiler, Picasso a écrit : « Vous vous en remettrez à moi pour décider si un tableau est terminé. » La peinture, c’est sur la mort, c’est tellement complexe, la peinture, mais c’est sur la mort. La mort à la place de la vie — ou de la nature — et la vie — ou la nature — à la place de la mort. En tout cas, c’est la thèse de Philippe Sollers qui parle assez bien de Picasso, c’est son idole. Il dit : « Le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort ». Je ne sais pas trop ce qu'il veut dire avec cette formule. Est-ce qu'il fait juste remarquer qu’on dit : les femmes donnent la vie, mais bien sûr, en donnant la vie elles donnent la mort. Je ne sais pas. C’est vrai qu’en donnant la vie, elles donnent la mort… En tout cas soles dit de Picasso qu’il est  « la caméra du dedans, celui qui connaît l’absolue laideur et qui n’a pas peur ». En tout cas, la peinture de Picasso est toujours « ostensiblement sexuelle, dans le sens très précis d’une pénétration déformante des femmes »… Vous savez, quand il parle des hommes, Picasso dit qu’il n’a pas d’amis seulement des amants. Il a dit, par exemple, que Braque était sa femme. C’est tout dire sur l’échec de leur amitié — et aussi sur la manière de Picasso de tout voir sous le prisme de la possession amoureuse. J'ai écouté tout à l'heure parce que j'avais envie d'entendre sa voix, à Picasso, son bel accent espagnol, il y a très peu de choses, il n'aimait pas les enregistrements — et dans ce document télévisuel que j'ai regardé on lui demande s'il aime les gens. Alors il dit : « Ah, oui, j'aime les gens ! j'aime les gens ! »  mais il ajoute que s’il n’y avait pas les gens, il aimerait un bouton de porte, n’importe quoi, un pot de chambre… (Le pot de chambre... Je ne sais pas si c'est une référence à l’urinoir de Marcel Duchamp, je ne crois pas, je ne crois pas...)


C’est André Breton qui a fini par faire la retape, la réclame du tableau : « C'est l'événement capital du XXième  siècle (il dit). Voilà le tableau qu'on promènerait, comme autrefois la Vierge de Cimabue, à travers les rues de notre capitale, si le scepticisme ne l'emportait pas sur les grandes vertus particulières par lesquelles notre temps accepte d'être, malgré tout. Il me paraît impossible d'en parler autrement que d'une façon mystique. […] c'est un symbole pur […], une projection intense de cet idéal moderne que nous n'arrivons à saisir que par bribes… » Comment peut-on parler comme ça ? C'est atroce ! Le pauvre André Breton…


Aux volumes arrondis traditionnels des nus se substituent des aplats très anguleux. Il en va de même pour le rideau dont l’artiste ne cherche nullement à rendre la texture et la souplesse, comme le faisait la création picturale depuis la Renaissance. Les visages sont schématiques et dissymétriques  — déformations volontaires et associations de deux points de vue, simultanément de profil et de face — et ceux de droite s’inspirent de masques africains. Le melon posé  sur la table verticale ressemble à une faucille, etc.


Picasso aurait dit : « Je cite toutes les prescriptions normatives séculaires de l’art occidental en les contrecarrant mi-nu-tieu-se-ment ». La toile possède en effet une dimension énumérative. La dimension contestataire émane directement du nouvel impératif assigné à l’artiste : l’originalité par rapport à l’existant. Aussi naïve puisse-t-elle paraître à beaucoup d’égards — ne serait-ce que parce que dans le domaine artistique, contrairement au domaine scientifique, l’innovation est toute relative — cette contrainte d’originalité à tout prix perdure aujourd’hui dans l’art contemporain. Il y a une contrainte d’originalité à tout prix qui signe l’art moderne en fait : explorer du nouveau, ce qui n'a pas déjà été fait —  et qui perdure encore aujourd’hui dans l’art contemporain. C'est vrai, il y a des époques où l'originalité n'était pas comme ça de mise. Racine essaye de démontrer dans les préfaces à ses pièces, par exemple, qu'il a bien copié les Grecs. Proust a très bien théorisé ça dans le Temps retrouvé à la fin de la Recherche : « Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. »


J’ai peu de rapport à l’Histoire, je le regrette, j’aimerais lire des livres d’histoire — que je lirais comme de la littérature, l'Histoire est une part de la littérature —, j'ai un neveu qui est passionné d’histoire, il a une mémoire de jeune garçon en plus alors il emmagasine tout, il connaît tout sur tout, il aime aussi beaucoup l’émission, comment s'appelle-t-elle déjà ?... « Secret d’histoire »… — mais ce que j’imagine, c’est que l’histoire est un embellissement. On raconte une légende. Alors j’aime beaucoup les tentatives de complexifier les légendes qui sont trop simples souvent, toujours, toujours trop simples. J’aime beaucoup aussi quand on révèle les contradictions d’une époque parce que tout est contradiction tout le temps. Tout et son contraire. Yin et yang. Par exemple, dans le texte que vous entendrez dans les dessous du théâtre  si vous allez jusque là sur le coup d’Etat au Chili en 1973 on dit qu'à ce moment-là la France a ouvert ses frontières très généreusement aux réfugiés chiliens et, en même temps, dans un contexte économique dégradé, suspension de l’immigration de travail.  C’est le « en même temps » macroniste. Mais c’est tout le temps le « en même temps », y a pas besoin d’avoir Macron… A la fois générosité d’accueil, à la fois défiance et soupçon… Je vous remercie de m’avoir écouté



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