Wednesday, January 22, 2025

Y Z


Yolande Zauberman venait de dire que la vérité objective n’existait pas, que de croire à la vérité objective était fasciste (ou quelque chose comme ça, je n’avais pas écouté) et Legrand s’agitait sur son siège : « Dire ça le jour de l’investiture de Trump, c’est gonflé ! » Mais Legrand s’agitait de plus en plus sur son siège pendant ce début de débat parce qu’il avait rallumé son téléphone et que Marianne lui avait envoyé plusieurs photos de légumes dans lesquelles elle apparaissait aussi, mimant tout un tas d’attitudes, mon Dieu ! clairement suggestives (par exemple, elle léchait le poireau en regardant bien face caméra, etc.) Le message était qu’elle était en train de préparer une soupe et qu’il fallait qu’il arrive dare-dare pour la consommer. Bref, « A table ! » Impossible de retenir Legrand, je lâchais la bride et il s’élança de son siège tel un cheval fougueux ou un singe en rut. Je restais seule avec Yolande Zauberman qui, de sa voix qui, ce soir-là, me rappelait celle de Bulle Ogier, prononçait des choses magnifiques (Legrand parti, je me rapprochais aussi en pensée de Bobo qui l’avait comme prof au Fresnoy) comme : « Tous les jours il y a des miracles parce que, s’il n’y avait pas de miracles, tout le monde serait mort ». Ou encore : « Je crois qu’on est ce qu’on voit, je ne crois pas qu’on est ce qu’on pense, je crois qu’on est ce qu’on voit ». Ou encore : « Moi, je fais un film quand c’est facile ; si c’est difficile, je ne saurai pas le faire ». Ou encore : « Pour moi, filmer, c’est un acte d’amour, c’est un peu sacré, quoi ; et c’est une danse ». Le film qu’elle présentait était sublime, du cinéma-vérité, ça s’appelait Chronique d’un été et c’était signé Jean Rouch et Edgar Morin. C’était étrange de penser qu’Edgar Morin est toujours vivant. Yolande Zauberman préférait le terme cinéma-vérité à celui de documentaire, mais elle disait que, le documentaire, c’était vraiment l’enfance du cinéma. Ce qui me frappait dans ce film, c’était que tous ces gens qui parlaient d’eux-mêmes le faisaient dans une langue très littéraire comme si tout le monde était instruit, comme si tout le monde était capable de parler de soi — et du bonheur — et de l’absurdité des choses. A la question posée dans la rue : « Est-ce que vous êtes heureux ? », quelqu’un répondait : « Presque ». Un autre disait : « Pour moi, le travail, c’est du temps perdu ». Quelqu’un parlait de « donner d’avantage à côté, à la vie marginale ». Je trouvais ce titre possible très beau : LA VIE MARGINALE. Marie-Lou disait : « Je réduis tout à moi en ce moment ; je n’ai même pas le droit de me tuer, tu comprends, ce serait faux, absolument faux ! » Elle désignait en elle de « faux mécanismes », des « alibis ». Une femme juive qui avait été déportée traversait la place de la Concorde se parlant comme pour elle-même : « C’est aussi désert, cette place de la Concorde, qu’il y a 20 ans, 15 ans… » On voyait des gens à l’usine, très bien filmés, comme du Tchekhov (Louis Atlan comprendra), une idée d’Edgar morin — et puis tout le monde se retrouvait à Saint-Tropez, une idée de Jean Rouch, « Qu’est-ce que tu fais à Saint-Trop’ — J’m’emmerde… » De fausses Brigitte Bardot parlaient de la situation. Gagner sa vie. Et de la guerre d’Algérie. Et de l’Afrique noire. Et, à la fin, on projetait le film à tout le monde qui y était intervenu et tous critiquaient, disaient c’est génial ou c'est nul (par rapport à leurs espérances), ce qui fait que le film continuait encore. Moi, j’avais fini par obliger mon bonheur, je ne faisais plus rien, j’étais allongée très habillée dans mon appartement froid sous les toits ; la plupart du temps, je lisais, je ne sortais au cinéma que quand Yolande Zauberman me l'intimait, seule avec mon bonheur


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