Monday, December 02, 2019

C ervello, Cuore, Coglioni


Une phrase des Carnets de Tchekhov me fait penser à toi : « Il faut être intellectuellement clair, moralement pur et physiquement propre » (quel beau programme !), YN

Respectivement l'esprit, l'âme et le corps. La tête, le cœur, le bas du ventre. Tenir ensemble ces trois choses, comme on empile les galets d'un torrent. Simple comme la gravité. Fragile comme l'équilibre. Difficile comme l'art. Parfois je me dis que nous n'avons QUE cela à faire.  Il y avait cette phrase à l'entrée d'un club de judo : « La vie est un jeu dont on a inutilement compliqué les règles ». Ce serait là, si simple, toujours à portée, empiler ces trois galets : le courage, l'amour, la clarté. Sentir ce fil invisible qui les relie, un fil qui danse, qui ondule. Et c'est alors toute la vie, la vie souveraine, qui s'oublie et se retrouve dans ce petit jeu. Je suis bien content que tu sois venu moi aussi... A la prochaine. G

Ah, je savais que je tapais juste (enfin, Tchekhov). Une manière plus vulgaire de le dire, c'est le producteur Dino de Laurentiis, la théorie des 3 c : « cervelo, cuore, coglione » (pardonne mon italien très approximatif, le dernier mot veut dire les « boules »). À quoi un homosexuel sensiblement passif de ce dîner en ville (avec Dino) ajouta que le « culo » pouvait  aussi faire l'affaire ! Bisous, très cher, YN

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C redo politique


« Liberté de parole, liberté de pensée, liberté de l’art. »

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Ç a fait rêver


« Ça fait rêver, comme avait coutume de dire Flaubert lorsqu’il était confronté à quelque stupidité insondable. »

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N owadays


Titre : Whatever else I do, I do not write poetry nowadays

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U n caractère


« Je préfère pleurer dans une voiture de luxe plutôt qu’être heureuse sur un vélo. »

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R apidement et pas brièvement


Ecoutez, mes amis, travaillez (si vous le pouvez) chacun personnellement à partir de Tchekhov, je compte sur l’instinct de chacun, c’est ardu, c’est immense, je sais — et pourquoi ne pas regarder « Faites entrer l’accusé » ou « Crimes en haute société », ce que je fais aussi depuis hier ! Ah, cette difficulté de concentration ! et forcément ! parce que tout est dans tout ! Donc je fais ce travail pour moi et j’avance très lentement, à cause de ce manque de concentration et de puissance de lecture. Je compte sur vos énergies de vingt ans pour trouver tous les raccourcis qui vous feront plaisir. Les notes que je vous envoie maintenant sont encore plus mal écrites et moins compréhensibles qu’à l’habitude. Je n’ai plus de temps, je pars cette semaine donner un stage à Lausanne — ah, et je voulais aussi vous croiser samedi soir, mais les samedi soirs à Paris, j’ai toujours l’appétit plus grand que le ventre (et évidemment pour cet état d’esprit, c’est aussi mieux d’avoir vingt ans, ah, là, là, cette obsession de l’âge — comme je comprends Raphaëlle !) Au plaisir, en tout cas, 

YN 


Titre possible, une très belle phrase écrite par un interné psychiatrique et qui apparaît dans un spectacle que je viens de voir cette semaine dont je vous parlerai sans doute beaucoup tant il renouvelle pour moi et radicalise la perspective de faire du spectacle : 

« que dire de la vie, que le monde reste pour elle un endroit »

Ces conseils ci-dessous sont écrits pour la plupart pendant ce spectacle, Cécile, de Marion Duval, que j’aimerais beaucoup que vous voyez. Donc, suggestion à Arthur (transmettez) : le programmer.

Pour un Tchekhov…

Toutes les scories physiques, les garder, que ça ait l’air, aussi, mal raconté, pas propre (mais ça doit vous habiter comme le récit de votre vie, une connaissance intime, inconsciente, mystérieuse, animale, une reconnaissance — et le récit — facile — là-dessus)

Il faut mettre l’accent (dans vos ambitions) non pas sur le jeu (ça, c’est facile), mais sur la possibilité que vous avez à vous enfoncer dans la vie. La vie, c’est toujours la vôtre, vous ne pouvez pas vous mettre dans la vie d’un autre. Si c’est Tchekhov, c’est encore la vôtre. Vous devez accepter qu’il ne s’agisse que de la vôtre. D’ailleurs, je viens de relire ce que je savais déjà, à savoir que Tchekhov, quand il écrit ses pièces — moins ses nouvelles où il vise à plus d’objectivité —, parle d’une seule voix, la sienne. Mais, aussi, vivez-vous comme un infini. Tchekhov va ouvrir en vous des chambres et des régions peut-être oubliées, ignorées, peut-être réduites, rétrécies par l’actualité, mais il s’agira toujours de votre vie, vous ne pourrez pas y couper ; et c’est ça qu’il va falloir supporter, c’est à ça qu’il va falloir s’abandonner, à cette nécessité (pour certains d’entre nous : les acteurs) de donner sa vie, oui, de livrer sa vie, comme ça, gratuitement (pour quelques rappels), comme — ces images ont beaucoup, parfois très lourdement, été soulignées — : 1) comme une femme, 2) comme une religieuse, 3) comme une prostituée (Marcello Mastroianni parle d’un métier de travelo). De votre vie et de la fiction qui s’y colle. La fiction commence tout de suite. On nous donne un nom. Quoi de plus fictif qu’un nom ? Yves-Noël Genod ! J’y crois pas ! Vous imaginez ? Si j’avais été une fille, je me serais appelé Marie-Noëlle ! Patrick Modiano travaille beaucoup à partir de seulement quelques noms. Dans les carnets de Tchekhov il y a aussi beaucoup de noms possibles pour des personnages souvent qui ne sont jamais apparus. Proust a passé beaucoup de temps à inventer les noms de la Recherche, et, à partir des noms, tout s’est, dit-on, mis en place, comme déroulé. Le nom n’est qu’un exemple, mais c’est l’idée que c’est comme si vous travailliez à raconter votre propre vie. Je n'insisterai jamais assez là-dessus. Vos propres souvenirs. Tchekhov. Cette habitation. Et c’est tout. La forme : le bavardage. Comme l’écrit le poète Stéphane Bouquet : « Papoter = la vie même. Et parfois, c’est bien, un long ange contemplatif passe ». (Bien sûr, nous ne pouvons rien volontairement pour l’ange-oiseau migrateur qui vole et qui continuera de voler, que lui laisser la place.) La fonction dite « phatique » du langage est sans doute la plus importante : parler pour ne rien dire, pour avoir un simple contact avec l’interlocuteur. « Le phatique est la condition de possibilité de l’affect et/ou de le sensation du vivre. C’est parce que la langue parle sans arrêt, sans raison et sans sérieux, en surface (en surface comme la caresse que nous demandons au monde) que nous sommes pris dans le trafic ou le courant ou, sur le trottoir roulant (ici toute métaphore de la fluence est valable) de l’existence à laquelle il faut donner sans réserve et sans compter son assentiment. ». Stéphane Bouquet énonce encore : « la conversation dérisoire de la vie — la seule qui soit à a hauteur de l’existence comme hasard pur et intense laisser-aller » (c'est moi qui souligne). Bon, j’ai l’habitude de clamer que Stéphane Bouquet est mon poète préféré (et je crois que ça lui fait un peu peur : il préférerait que ce soit un jeune et beau garçon musclé qui lui dise ça plutôt qu’une vieille folle). J’aurais tendance à tout recopier. Pour ceux que ça intéresse, je conseille : La Cité de paroles, chez José Corti. Mais, bien entendu, tout ça est déjà dans Tchekhov, le roi de la parole ordinaire, bavardée, dégagée des « idées » : « Not ideas about the thing, but the thing itself » (https://www.youtube.com/watch?v=iZyX1LdfKmQ). (Sinon je n’en parlerais pas)

Les sentiments, ils sont toujours partagés, ils sont toujours « réciproques », disait Lacan

Tenez, puisqu’on est chez Freud, il paraît qu’il a dit : « Au commencement des temps, les mots et la magie était une seule et même chose »

Et puis cette précision, cette intelligence de ce qui est en train de se passer réellement sur le moment, sur le vif, avec les rectifications alors qu’il faut laisser arriver parce qu’on est à l’oral et qu’on n’est pas tout seul à passer l’examen, n'est-ce pas ? N’oubliez pas que le spectacle a lieu dans l’œil (et le cerveau) (et le cœur si vous êtes doués) de celui qui regarde, qu’une robe n’est finie que quand elle est portée (Issey Miyake), que le lecteur fait 50% du travail (Houellebecq), etc. C’est tout un art, mais qui ne peut que vous être très personnel, pour que justement cet art soit indécelable. Sans coutures apparentes. Ou alors, si vous choisissez le contraire, aux coutures au contraire complètement apparentes. Mais tout ça est personnel. Pour que ce qui se passe ne soit pas un spectacle (devant les yeux), mais quelque chose qui arrive (comme toujours la vie) déjà dans une zone plus inconsciente. Les plus beaux spectacles : les gens ne s’aperçoivent pas qu’ils ont vu un spectacle. En tout cas, moi, ça m’est arrivé quelques fois dans ma vie : ne pas comprendre ce que je venais de voir, ne pas savoir dans quelle catégorie mettre la chose, la catégorie « spectacle » ne correspondant pas à la sensation neuve de l’expérience profonde et bouleversante

Observez les gens, les tics de langage, les tics corporels, les manière de se gratter, le mouvement des yeux, le body language. Observez, notez, observez comme dans les carnets de Tchekhov (ou ceux de Trigorine)

Ce qui est faux, c’est ce qu’on projette, et ce que le public projette sur vous (les images, elles arrêtent le mouvement) et, ce qui est juste, c’est votre capacité à échapper aux projections, les vôtres et celles du public, votre liberté à échapper aux représentations

Comment faire pour qu’un auteur, un personnage, des personnages deviennent votre histoire ? C’est votre travail. Ça, je n’en ai aucune idée. Quand j’aime un acteur, je trouve qu’il est meilleur que moi. Je ne travaille toujours qu’avec des acteurs meilleurs que moi, c’est plus excitant. Ça tombe bien, vous m'excitez !

J’aimerais bien qu’il y ait des ventilateurs, que le vent se prennent dans les robes…

Dans le zen, on parle du zéro plein (par opposition au zéro vide)

L’alcool, beaucoup d’alcool (que Gorbatchev avait essayé d’interdire provoquant une vague de panique dans tout le pays)

Des roubles, beaucoup de roubles ou de manque de roubles

« le traumatisme de cette guerre absurde »
« l’idéologie de l’homme nouveau »
(ça, c’est tiré d’un documentaire sur l’Union Soviétique qui m’a appris des choses — pas vu en entier, d’ailleurs, en deux parties sur Arte, https://www.arte.tv/fr/videos/051050-002-A/de-l-urss-a-la-russie-chronique-d-une-hegemonie-2-2/, je ne sais pas si la première partie est encore disponible  — et intéressant aussi par exemple pour les costumes, pour voir comment les russes s’habillaient, certes à des époques différentes de celle de Tchekhov — mais il est tellement dur d’avoir de très beaux costumes tchekhovien. Je viens de voir la mise en scène de Jean-Pierre Baro, Méphisto (Rhapsodie), et, à un moment, apparaissent de sublimes costumes Tchekhov, mais mon ami Guillaume Allardi m’a dit après qu’ils datent d’une mise en scène, je ne sais plus de qui, d’il y a soixante ans (ce qui explique leur beauté)

« Seigneur, même dans le bonheur humain il y a quelque chose de triste ! »

Titre : Encyclopédie de la steppe

« apprendre à écrire avec talent, c’est-à-dire aussi brièvement que possible »

« Seuls les imbéciles et les charlatans comprennent et savent tout. »

Titre : Cette fine, à peine perceptible beauté de la douleur humaine

« Ils ne sont pas mauvais, mais ils ne savent pas vivre. » (à propos de ses personnages)

Ich sterbe, de Nathalie Sarraute (L'Usage de la parole) (un texte que j’avais donné à neuf ans à la sortie de l’Ecole d’Antoine Vitez ! (à l’époque, j’avais la pêche) :

« Ich sterbe. Qu'est-ce que c'est ? Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. Mais d'où, mais pourquoi tout à coup ? Vous allez voir, prenez patience. Ils viennent de loin, ils reviennent (comme on dit : « cela me revient ») du début de ce siècle, d'une ville d'eau allemande. Mais en réalité ils viennent d'encore beaucoup plus loin... Mais ne nous hâtons pas, allons au plus près d'abord. Donc au début de ce siècle — en 1904, pour être plus exact — dans une chambre d'hôtel d'une ville d'eaux allemande s'est dressé sur son lit un homme mourant. Il était russe. Vous connaissez son nom : Tchekhov, Anton Tchekhov. C'était un écrivain de grande réputation, mais cela importe peu en l'occurrence, vous pouvez être certains qu'il n'a pas songé à nous laisser un mot célèbre de mourant. Non, pas lui, sûrement pas, ce n'était pas du tout son genre. Sa réputation n'a pas ici d'autre importance que celle d'avoir permis que ces mots ne se perdent pas, comme ils se seraient perdus s'ils avaient été prononcés par n'importe qui, un mourant quelconque. Mais à cela se borne son importance.Quelque chose d'autre aussi importe. Tchekhov, vous le savez, était médecin. Il était tuberculeux et il était venu là, dans cette ville d'eaux, pour se soigner, mais en réalité, comme il l'avait confié à des amis avec cette ironie appliquée à lui-même, cette féroce modestie, cette humilité que nous lui connaissons, pour « crever ». « Je pars crever là-bas », leur avait-il dit. Donc il était médecin, et au dernier moment, ayant auprès de son lit sa femme d'un côté et de l'autre un médecin allemand, il s'est dressé, il s'est assis, et il a dit, pas en russe, pas dans sa propre langue, mais dans la langue de l'autre, la langue allemande, il a dit à voix haute et en articulant bien « Ich sterbe ». Et il est retombé, mort.

Et voilà que ces mots prononcés sur ce lit, dans cette chambre d'hôtel, il y a déjà trois quarts de siècle, viennent... poussés par quel vent... se poser ici, une petite braise qui noircit, brûle la page blanche... Ich sterbe.

Sage. Modeste. Raisonnable. Toujours si peu exigeant. Se contentant de ce qu'on lui donne... Et il est si démuni, privé de mots... il n'en a pas... ça ne ressemble à rien, ça ne rappelle rien de jamais raconté par personne, de jamais imaginé... c'est ça sûrement dont on dit qu'il n'y a pas de mots pour le dire... il n'y a plus de mots ici... Mais voilà que tout près, à sa portée, prêt à servir... avec cette trousse, ces instruments... voilà un mot de bonne fabrication allemande, un mot dont ce médecin allemand se sert couramment pour constater un décès, pour l'annoncer aux parents, un verbe solide et fort : sterben… merci, je le prends, je saurai moi aussi le conjuguer correctement, je saurai m'en servir comme il faut et sagement l'appliquer à moi-même : Ich sterbe.

Je vais, moi-même, opérer... ne suis-je pas médecin aussi ?... la mise en mots... Une opération qui va dans ce désordre sans bornes mettre de l'ordre. L'indicible sera dit. L'impensable sera pensé. Ce qui est insensé sera ramené à la raison. Ich sterbe.

Ce qui en moi flotte... flageole... vacille... tremble... palpite... frémit... se délite... se défait... se désintègre... Non, pas cela... rien de tout cela... Qu'est-ce que c'est ? Ah voilà, c'est ici, ça vient se blottir ici, dans ces mots nets, étanches. Prend leur forme. Des contours bien tracés. S'immobilise. Se fige. S'assagit. S'apaise. Ich sterbe.

Entraîné, emporté, essayant de me retenir, m'accrochant, me cramponnant à ce qui là, sur le bord, ressort, cette protubérance... pierre, plante, racine, motte de terre... morceau de terre étrangère... de la terre ferme : Ich sterbe.

Personne arrivé jusque là où je suis n'a pu... mais moi, rassemblant ce qui me reste de forces, je tire ce coup de feu, j'envoie ce signal, un signe que celui qui de là-bas m'observe reconnaît aussitôt... Ich sterbe... Vous m'entendez ? je suis arrivé tout au bout... Je suis tout au bord… Ici où je suis est le point extrême... C'est ici qu'est le lieu.

Ich sterbe. Un signal. pas un appel au secours. Là où je me trouve il n'y a pas de secours possible. Plus aucun recours. Vous savez comme moi de quoi il retourne. Personne mieux que vous ne sait de quoi je parle. Voilà pourquoi je parle. Voilà pourquoi c'est à vous que je le dis : Ich sterbe.
A vous. Dans votre langue. Pas à elle qui est là aussi, près de moi, pas dans notre langue à nous. Pas avec nos mots trop doux, des mots assouplis, amollis à force de nous avoir servi, d'avoir été roulés dans les gerbes jaillissantes de nos rires quand nous nous laissions tomber sans forces... oh arrête, oh je meurs... des mots légers que le coeur battant de trop de vie nous laissions glisser dans nos murmures, s'exhaler dans nos soupirs... je meurs.
Que dis-tu, mon chéri, mais tu ne sais pas ce que tu dis, il n'y a pas de « je meurs » entre nous, il n'y a que « nous mourons »... mais ça ne peut pas nous arriver, pas à nous, pas à moi... tu sais bien comme tu te trompes quand tu vois tout en noir, quand tu as tes moments de désespoir... et tu sais, nous savons, nous avons toujours vu, toi et moi, comme, après, tout s'arrange ... bon, bon, oui, je t'entends... mais surtout ne te fatigue pas, ne t'excite pas comme ça, ne t'assois pas... ce n'est pas bon pour toi... là, là, oui, je comprends, oui, tu as mal... oui, c'est pénible... mais ça va passer, tu verras, comme toutes ces crises les autres fois... mais surtout recouche-toi, ne bouge pas, sois calme...
Non, pas nos mots à nous, trop légers, trop mous, ils ne pourront jamais franchir ce qui maintenant entre nous s'ouvre, s'élargit... une béance immense ... mais des mots compacts et lourds que n'a jamais parcourus aucune vague de gaieté, de volupté, que n'a jamais fait battre aucun pouls, vaciller aucun souffle... des mots tout lisses et durs comme des pelotes basques, que je lui lance de toutes mes forces, à lui, un joueur bien entraîné qui se tient placé au bon endroit et les reçoit sans flancher juste là où ils doivent tomber, dans le fond solidement tressé de sa chistera.
Pas nos mots, mais des mots de circonstance solennels et glacés, des mots morts de langue morte.

Depuis des années, des mois, des jours, depuis toujours, c'était là, par derrière, mon envers inséparable... et voici que d'un seul coup, juste avec ces deux mots, dans un arrachement terrible tout entier je me retourne... Vous le voyez : mon envers est devenu mon endroit. Je suis ce que je devais être. Enfin tout est rentré dans l'ordre : Ich sterbe.

Avec ces mots bien affilés, avec cette lame d'excellente fabrication, elle ne m'a jamais servi, rien ne l'a émoussée, je devance le moment et moi-même je tranche : Ich sterbe.

Prêt à coopérer, si docile et plein de bonne volonté, avant que vous ne le fassiez, je me place où vous êtes, à l'écart de moi-même, et de la même façon que vous le ferez, dans les mêmes termes que les vôtres j'établis le constat.

Je rassemble toutes mes forces, je me soulève, je me dresse, je tire à moi, j'abaisse sur moi la dalle, la lourde pierre tombale... et pour qu'elle se place bien exactement, sous elle je m'allonge...

Mais peut-être... quand il soulevait la dalle, quand il la tenait au-dessus de lui à bout de bras et allait l'abaisser sur lui-même... juste avant que sous elle il ne retombe... peut-être y a-t-il eu comme une faible palpitation, un à peine perceptible frémissement, une trace infime d'attente vivante... Ich sterbe... Et si celui qui l'observait, et qui seul pouvait savoir, allait s'interposer, l'empoigner fortement, le retenir... Mais non, plus personne, aucune voix... C'est déjà le vide, le silence.

Ce ne sont là, vous le voyez, que quelques légers remous, quelques brèves ondulations captées parmi toutes celles, sans nombre, que ces mots produisent. Si certains d'entre vous trouvent ce jeu distrayant, ils peuvent — il y faut de la patience et du temps — s'amuser à en déceler d'autres. Ils pourront en tout cas être sûrs de ne pas se tromper, tout ce qu'ils apercevront est bien là, en chacun de nous : des cercles qui vont s'élargissant quand lancés de si loin et avec une telle force tombent en nous et nous ébranlent de fond en comble ces mots : Ich sterbe. »

Tenez, un texte aussi important pour moi que la conférence de Virginia Woolf que nous donnait Laure :

« Borges et moi

C’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent. Moi, je marche dans Buenos Aires, je m’attarde peut-être machinalement pour regarder la voûte d’un vestibule et la grille d’un patio. J’ai des nouvelles de Borges par la poste et je vois son nom proposé pour une chaire ou dans un dictionnaire biographique. J’aime les sabliers, les planisphères, la typographie du XVIIIe siècle, le goût du café et la prose de Stevenson : l’autre partage ces préférences, mais non sans complaisance et d’une manière qui en fait des attributs d’acteur. Il serait exagéré de prétendre que nos relations sont mauvaises. Je vis et me laisse vivre, pour que Borges puisse ourdir sa littérature et cette littérature me justifie. Je confesse volontiers qu’il a réussi quelques pages de valeur, mais ces pages ne peuvent rien pour moi, sans doute parce que ce qui est bon n’appartient à personne, pas même à lui, l’autre, mais au langage et à la tradition. Au demeurant, je suis  condamné à disparaître, définitivement, et seul quelque instant de moi aura chance de survivre dans l’autre. Peu à peu, je lui cède tout, bien que je me rende compte de sa manie perverse de tout falsifier et exagérer. Spinoza comprit que tout chose veut persévérer dans son être ; la pierre éternellement veut être pierre et le tigre un tigre. Mais moi je dois persévérer en Borges, non en moi (pour autant que je sois quelqu’un). Pourtant je me reconnais moins dans ses livres que dans beaucoup d’autres ou que dans le raclement laborieux d’une guitare. Il y a des années, j’ai essayé de me libérer de lui et j’ai passé des mythologies de banlieue aux jeux avec le temps et l’infini, mais maintenant ces jeux appartiennent à Borges et il faudra que j’imagine autre chose. De cette façon, ma vie est une fuite où je perds tout et où tout va à l’oubli ou à l’autre.
Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page. »


Ce ne sont bien sûr que des encouragements. 
Bien à vous, 

Yves-Noël

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N ous aimons, vous et moi, les gens ordinaires



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D reyfus coupable, Zola aurait tout de même raison



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V ous chanterez comme des passereaux sur un tas de fumier



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P enser et parler sur le mode qui leur est propre (aux personnages)



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U ne étagère avec des livres (le souci de modernité de Tchekhov)



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A ussi dois-je me borner à décrire



E ncyclopédie de la steppe



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P enser librement (celui qui ne craint pas de dire des sottises)



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C hapeau bas, Jean-Pierre !


Merci pour ce spectacle très réussi, probablement inoubliable — je ne sais pas pourquoi, sensation d’être un happy few… Enfin, si, j’ai failli passer à côté. Je m’intéresse assez peu au théâtre, il y a déjà tant à voir… le théâtre, trop difficile à mes yeux… alors, je n’avais pas fait attention. C’est grâce à l’insistante patience de Guillaume, l’honnêteté, la pureté de Guillaume (je viens de lire une phrase des Carnets de Tchekhov qui me fait penser à lui : « Il faut être intellectuellement clair, moralement pur et physiquement propre »). Quelle merveille, Guillaume, dans ce spectacle ! Comment un garçon qui joue si peu peut-il être si professionnel, si performant, si Gérard Philipe, si malin ? (il m’a dit, en plus, qu’il n’avait eu que deux fois cinq jours de répétitions). Inoubliable dès qu’il joue le méchant. Tellement doué. Je ne l’avais jamais vu comme ça. (Ça m’ouvre des perspectives.) Et il n’est pas du tout le seul à être doué dans ce spectacle que j’ai beaucoup beaucoup aimé. Distribution presque parfaite. Ce qui m’a beaucoup plu, c’est que la pièce, certes dans l’air du temps, avec une histoire et un message puisque c’est, semble-t-il, ce que le public comprend actuellement — et, après tout, pourquoi pas un (apparent) sujet, un (apparent) message, après tout. Mais, bien sûr, ce qui m’a plu, c’est que cette pièce — après une scène d’exposition, une entrée en matière peut-être plus faible, j’ai trouvé, je ne sais pas, c’est toujours difficile d’accepter cette convention que ceux qui parlent sur scène ne parlent pas exactement comme dans la vie —, mais — très vite — se transforme en théâtre, c’est-à-dire, le théâtre, cette expérience du monde, cette expérience pure qui en passe, oui, par jouer, danser, chanter, sans aucun autre message, sans aucun autre sujet (ou tous les sujets), simplement le plaisir pur de vivre ça — certes avec les ombres de la tragédie, les ombres de la comédie, les ombres de la bouffonnerie, etc. Et la merveilleuse apparition des costumes Tchekhov ! Je savais que Klaus Mann est un auteur magnifique, sa lucidité... J’ai un ami qui s’est chargé depuis quelques années d’écrire sa biographie. J’espère que le spectacle va enfin m’y plonger ! (Je lis trop lentement, malheureusement.)
Bravo ! — et très heureux aussi d’avoir recroisé ta jeunesse, ta beauté et ta santé ! (je ne t’ai pas parlé simplement parce que tu m’impressionnes). Tous mes vœux de succès pour tes entreprises ! Quelle chance, ce si beau théâtre ! Mon amie Dominique Issermann a l’air d’avoir très envie d’y faire des photos...
Amitiés, 

Yves-Noël  

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