Friday, February 24, 2017

Cher Yves-Noël Genod,
Comment vous dire en peu de mots ?
Ce que j’ai vu  et entendu hier aux Bouffes du Nord est la plus belle et grande chose sur ou d’après Proust que j’aie pu connaître. 
Et je vous parle en proustien structurel et organique. 
Pour autant, je ne crois pas être orthodoxe, considérant que les grandes œuvres appartiennent à tous, mais quand un artiste comme vous entre au cœur du texte, au plus intime de la pensée de Proust avec une liberté, une audace (qui est la manière même de Proust), on ne peut qu’être ému aux larmes — ce qui n’empêche pas de rire souvent — de sorte que les mêmes larmes servent deux fois.
Lorsque vous avez lu cette longue description de la première apparition des jeunes filles en fleurs sur la plage, vous avez créé un choc véritablement médiumique : non seulement vous portiez cette beauté, mais vous la rendiez réelle et opérante immédiatement. Le génie devenait accablant et comminatoire parce qu’il allait nous sauver à la minute même. Rien mieux que ce moment ne pouvait rendre plus nettement cette vie véritable, enfin redécouverte, la seule vie par conséquent vécue : la littérature (je cite approximativement pardon). 
Proust était, comme tous les visionnaires — on pourrait presque dire les mages — au bord d'une folie ultra-lucide qui le faisait frayer avec des gouffres insondables. Et c’est ce que vous avez su rendre en repassant tout cela par vous, votre liberté, votre délicatesse, votre force.
Vous étiez comme un para-tonnerre (voilà pourquoi on en entendait le bruit parfois au loin), mais, souple, vous étiez aussi la baguette de coudrier du sourcier.
Vous nous avez invités dans ces ténèbres — cette masse noire de l’écriture — comme dans la nuit non-dormie de Proust lui-même, battue par ces signaux lumineux imprévisibles, suite de paysages disant ce flux si difficile à restituer qu’est l’écriture de la sensation.
Jusqu’à la bande son — conçue par vous — et qui est une pure merveille — qu’on pourrait écouter indépendamment d’ailleurs — où Dave devient le camarade en rêverie de Schoenberg. 
Je ne vous en dis pas plus. J’ai raconté tout cela ce matin à Joséphine Markovits, du Festival d’Automne, qui programme si fidèlement ma musique depuis des années (je suis compositeur, et mon meilleur professeur a été Vinteuil), et qui m’avait réservé ma place.
Une grande œuvre nous soulève, nous déplace. Je n’étais pas le même homme en entrant au théâtre hier, et en en sortant (moi qui m’ennuie toujours si consciencieusement au théâtre). 
Vous m’avez fait penser à ceci, pendant que je descendais la rue du Faubourg Saint-Denis vers la Gare du Nord : Proust, il faut toujours le remettre en jeu. 
Je termine par une note triste : hélas, je ne vous connaissais pas, ni votre travail. 
J’ai donc gâché des années de ma vie, j’aurais pu mourir sans connaître quelqu’un qui est tout à fait mon genre. 
Estime et admiration,
Gérard Pesson

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Olivier Steiner
« Je vis ma semaine luxueuse depuis dimanche dernier. Chaque soir je suis aux Bouffes du Nord dans les fumigations Proust / Yves-Noël Genod. Chaque soir 2 heures 15, il faudra que je fasse la calcul samedi soir mais ça commence à compter, mes heures de vol d'alcyon sur mer calme. Il se passe quelque chose d'étrange avec le temps, au début j'avoue je le sentais passer, le fameux temps, il y avait même pour moi deux tunnels de lenteur marécageuse un peu désagréables, plus rien de ça maintenant. Ce n'est pas qu'il passe plus vite, oh que non ! c'est plutôt comme si mon cerveau avait enfin trouvé la touche "Temps en apesanteur". Ou bien il devient simple "taon", petit animal inoffensif, même s'il pique un peu. Le spectacle dure donc le taon d'une expiration, il dure dans une poignée de main d'enfant (je pense au petit blond aux grenades, celui de Central Park dans la photo de Diane Arbus) puis toute une journée à regarder l'horizon, aussi bien. Suis-je un fan de Genod, est-ce aussi simple que ça ? Oui et non, je ne crois pas. En réalité je suis peu fan de Genod, même si je l'ai été, désormais c'est ailleurs, plus proche d'une sorte de reconnaissance, un petit amour timide et maladroit. Genod est pour moi comme une boussole, une oie migratrice - je devrais dire un jar migrateur - ainsi il est un peu beaucoup à mille coudées au-dessus de la croûte terrestre, il va vers les terres chaudes, Venise, l'Afrique, il va vers S.Thala jusqu'à la rivière, et après la rivière c'est encore S.Thala : ligne de vol de poème comme disait René Char que pourrait citer Christiane Taubira. A propos de la rivière il y a chez Proust les Larivière, cousins millionnaires de Françoise, un de mes passages préférés de la Recherche. Je n'en dis pas plus, venez. En gros ça dit très bien une chose que je pourrais résumer ainsi : dans l'espèce humaine il y a les collabos, les délateurs sous l'occupation, les électeurs de Marine Le Pen aujourd'hui, mais il y a aussi les Larivière... La Recherche, évidemment je crois que c'est mieux si on l'a lu avant, c'est du spectacle très élitiste pour tous ce qui se passe aux Bouffes cette semaine, Proust n'est même pas prémâché, contextualisé, ah non, pas de démocratie, on laisse la démocratie aux élections, en rase campagne, ici on s'adresse aux meilleurs, vous, moi, les aristo, ce qu'il y a de meilleur en nous. Car en nous non il n'y a pas que des monsieur Trump qui vocifèrent, il y a aussi des monsieur Proust qui murmurent. La Recherche donc, en voici un résumé possible : vous passez, brûlez votre vie à préciser les contours de votre recherche personnelle, avec patience, obstination et folie, et quand vous avez enfin mis les mots, quand vous avez élucidé votre désir, quand vous avez posé l'équation, ben vous avez trouvé, comme par enchantement. La fin devient alors le début, la vieillesse l'enfance, la vie, le génie. Et le spectacle commence sous les applaudissements. »

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Photo Abel Llavall-Ubach

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