Monday, May 31, 2021

L e Pays


Mon cher ami,

 

Voici une proposition malhonnête que je t’enjoins de refuser. Pour le cas où tu hésiterais, je t’en parle quand même, mais reste viril : refuse ! (De toute façon, tu n’auras pas le temps.) Je t’explique : Je dois donner une performance fin juillet (sans doute le 29) dans un petit festival de bistrots dans le XIIème à Paris. J’ai visité et choisi le lieu. C’est un café qui s’appelle « A la Ville de Vannes » et qui est tenu par un couple de Chinois (« L’Asie coule à mes oreilles… »). Le café a toute sa devanture de façade ouverte sur la rue et maintenant sur la « terrasse renforcée » du trottoir, l’intérieur est vide dans une lumière du soir. C’est là que je me tiendrai tourné vers la rue. Je l’ai choisi parce que m’a touché ce mélange de Bretagne (du côté de ma mère), de Vannes — sublime — que j’ai seulement visitée cette année —, du golfe du Morbihan, et de cette manière d’Asie où je ne suis jamais allé, mais où j’ai dû voir dans des films des espaces qui débordent sur la rue toujours ouverte, toujours là. Ce que je te demande, c’est donc ceci : Aurais-tu la possibilité et peut-être l’envie de m’écrire une fausse légende bretonne ou une légende bretonne torpillée ? Torpiller, noyauter, saloper une légende bretonne. Une pochade — je n’irais pas jusqu’à dire — expression que je viens d’entendre, c’est pour ça que je la recase — « écrite avec le coude » car tu en serais, mon pauvre garçon, bien incapable ! mais, enfin, sur un coin de toile cirée, entre deux plats bien arrosés et pour payer ton repas comme le faisait parfois Picasso, dit-on (dicton) — et bien que de repas il n’y aura que de pierre et d’air (enfin, si — si on veut : entre nous) —, un pastiche enfin peut-être (« L’histoire de ce saint fondateur de Bretagne est peu connue… »). En feuilletant rapidement Internet, je tombe sur Patern de Vannes, saint invoqué en cas de grandes sécheresses afin que les pluies reviennent, sur saint Emilion, patron des négociant en vin qui lui aussi est de Vannes, sur une légende de sirène (ou de Marie-Morgane), sur une légende de messe donnée par un mort à minuit à la cathédrale de Vannes, aussi sur une sculpture célèbre « Vannes et sa femme », etc. Je ferai un travail de recherche si je dois écrire moi-même cette pochade (que j'imagine d'une demi-heure) ou si tu me demandais de le faire, mais voici ce dont j’avais envie de te parler sans doute pour le plaisir d’avoir un prétexte pour te tourner autour comme un vautour mielleux (d’où me viennent ces images atroces ?). J’ai d’ailleurs parlé du spectacle sur le vin à Jean-Michel Ribes, encore une fois peut-être, mais sans réponse — et hier quelqu’un m’a dit qu’il partait, ce qui me paraîtrait logique : je n’ose en fait demander quoi que ce soit aux gens d’un certain pouvoir seulement quand ils n’en ont plus ou bien sûr qu'ils ne reçoivent pas le message. Je t’embrasse, garçon (de café), 


Yves-No 




Mon cher Yves-Noël, 


Je lis ton message en écoutant les sonates de Scarlatti jouées par Jean Rondeau, je dors peu, je dors mal, depuis des mois, j'alterne en mes veines beaucoup d'élan et de désarroi, et pourtant, les bonnes nouvelles s'alignent sous une étoile bienfaisante : contrat de Titus au Seuil, publication de Louvre en Italie, invitation par le consul de France à faire une conférence à l'Institut français de Naples, et acceptation de la mutation pour migrer vers une nouvelle vie fluviale et royale : les pays de la Loire ; je suppose que c'est parce que je suis davantage habitué à l'insuccès que tout cela m'abat un peu, mes enfants prennent et vivifient les dernières énergies qui me restent ; il nous faut organiser un déménagement et tralala dans les semaines qui viennent ; je ne parle pas la vie au lycée et le bac à préparer, examiner, corriger.


Tout ça pour te dire quoi ?


Tout ça pour te dire oui, oui j'accepte, et dans la joie.


J'y pose deux conditions : 


1) que tu m'invites au restaurant quelque part au mois de juin, un midi, dans un endroit que je choisirai, mais qui ne ruine pas, et que nous goûterons du vin de vrai paysan poète.


2) que cette performance (puisque tu la joueras le 29 juillet date à laquelle je serai presque en face de Vannes, à Belle-île en mer) tu t'engages à trouver à la jouer une autre fois, en un autre endroit, et à laquelle je pourrai alors assister, peut-être à l'automne ?  


Pour quand te faudrait-il ce texte ? Trente minutes environ ? Ouah, c'est long ! Heureusement que ton débit est lent. Je l'écrirai en quasi écriture automatique, avec tous les élans du coeur et de l'erreur, et comme tu dis sur une nappe cirée, puisqu'après tout, c'est sur cette surface-là que j'ai appris à écrire, enfant, en lisière de forêt de Brocéliande, mon lieu de naissance...


A toi


Josselin




Très bonne nouvelle !


Pour le déjeuner, je suis encore là cette semaine et la prochaine — et aussi le 23. 


Le texte, c’est quand tu veux/peux. Je dois le jouer le 29 juillet. J’ai dit trente minutes un peu au hasard. Si tu veux faire un quart d’heure, je le ferai en boucle (et puis de toute façon je peux toujours ajouter des digressions). Donc c’est purement indicatif. De toute façon, ce sera peut-être le début d’un nouveau livre, qui sait ? (si tu es du genre de Marguerite Duras — que j’ai connue —, du genre où rien ne se perd). Tu peux aussi choisir mon débit (comme au piano), ici larghetto, ici lento, ici adagio, ici tranquillo, ici andante, ici moderato, allegretto, allegro, vivace, presto, prestissimo, ça peut varier, tu peux exiger ces précisions. Oh ! je tombe sur une citation de Proust : « Je lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus dolce, plus lento peut-être qu'elle n'était écrite, et la phrase la plus simple s'adressait à moi avec une intonation attendrie ». Avec une intonation attendrie ! C’est ainsi, en tout cas, que je te parlerai à voix haute (c’est déjà la voix du cœur) sauf si tu exiges que je te saccage aussi ! T’embrasse, YN


PS : On me susurre dans l’oreillette que le café s’appelle « Au Pays de Vannes ». (C’est mieux !)




« Tu peux aussi choisir mon débit (comme au piano), ici larghetto, ici lento, ici adagio, ici tranquillo, ici andante, ici moderato, allegretto, allegro, vivace, presto, prestissimo, ça peut varier, tu peux exiger ces précisions. »


Voilà, ça sera comme ça. Oh oui.




D’autant que l’italien (je vois) n'est qu'une foule de nuances (lentissimo, moderato espressivo, ritardando, più mosso, stretto, Vivacissimo, etc.)


Karl Lagerfeld (qui parle vite, nom de Dieu !) dit en parlant de la marque Fendi qu’il a animée en Italie : « La fourrure, les gens la voyait pas forcément comme ça, aussi bariolée, aussi coupée en morceaux, aussi maltraitée si j’ose dire, sans respect — parce qu’il y avait une espèce de respect pour ça et tout le monde sait qu’en création, le respect, ça tue ». Remplace donc « fourrure » par « légende bretonne » et même, si tu veux, par « Bretagne » (le pays de ma mère) maltraitée par ta pulsion créatrice ou par la mort moderne (sous la forme exemplaire de l’agro-alimentaire). Tu sais que j'avais donné un spectacle pour la Saint-Yves, à Rennes, intitulé : Jésus revient en Bretagne ? — eh bien, là, Jésus revient encore en Bretagne, mais sans se déplacer et les Chinois sont ses disciples !


YN



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E n terrasse (2)


J’ai rencontré Christophe Wavelet. Je ne l’avais pas vu depuis des lustres, on s’est croisé à la librairie « Compagnie » (rue des Ecoles) et il m’a proposé d’aller boire un verre. Bien sûr, il a été méchant, mais seulement à la fin de notre rendez-vous, au bout de près de deux heures, et seulement alors que j’allais partir, le planter là. Il m’a dit qu’il m’avait observé avant que je m’aperçoive de sa présence (masquée) dans la librairie, qu'il fallait que je change de look et que j’étais « la version serpillère d’Iggy Pop ». J’ai été très étonné qu’il ait su jusque là être si gentil (il l’était) ; j’ai même pensé qu’il n’était peut-être plus que la version édulcorée de lui-même, un succédané, un ersatz de lui-même, un « fac-similé affaibli » pour reprendre une expression de Proust (d’ailleurs peut-être l’est-il, le doute subsiste). Il s'est quand même essayé à être méchant à propos de beaucoup d'autres comme à la grande époque (l’éternelle toujours grande époque des folles) — peut-être pour voir dans mon œil la jubilation de l’imbécile — et, bien sûr — tant qu’à faire —, envers ses plus proches amis — ou, en tout cas, parmi ses proches amis, ceux que nous avions en commun. Il a été très méchant avec Jérôme Bel, par exemple. Ahah ! Mais en me demandant en continuant dans la phrase sans changer de ton de ne pas répéter sur mon blog ce qu'il venait de dire — la première saillie, un « ami à moi m’a dit que », et la deuxième de son fait (celle qu’il m’a demandé de ne surtout pas répéter). Eh bien... figurez-vous que je ne le ferai pas ! Vous n’aurez rien, ni l'une ni l'autre. Pas... ça ! (Geste avec l'ongle et la dent.) Je suis une tombe. My leaps are sealed. Not in my name. D’ailleurs, il n’a pas dit du mal que de Jérôme Bel (et peut-être même que je l’invente), mais Jérôme Bel est un punching-ball, son nom sonne, il s’expose, sympathique d’ailleurs, une marque (on peut y aller). Il est entré dans le jeu de la célébrité et pour l’en faire ressortir, ce sera dur. Disons qu'il a le goût de la première ligne, il prend pour les autres. C’est triste, mais, que voulez-vous, la guerre… Donc Christophe Wavelet est devenu (presque) gentil. Il m’a parlé d’Hélène Azera (dont j’écoute les cinq émissions d’adieu à France Culture — « A voix nue » — très touchantes). Il avait avec lui un livre ou le début d’un livre à propos des Gazolines, ce mouvement de folles du début des années soixante-dix qui dépassait sur leur gauche le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) et dont le slogan était : « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! ». Il a essayé (sans succès) de retrouver une saillie d’Hélène Azera (transexuelle) qui l’avait beaucoup amusé dans l’émission — en l’écoutant, je retrouve la phrase exacte : « La transition, c’était pas une transition d’hommes à femmes, c’était de folles à femmes ». Il a d’ailleurs le mot « folle(s) » constamment à la bouche. C’est son « mot gourmand ». Je le lui fais remarquer : il le dit si souvent qu’il pourrait en être blasé, mais, non, pas du tout, à chaque prononciation, il le redécouvre. Mot magique. Il est, lui qui le prononce, de nouveau à l’état sauvage, à l'état natif, comme peut-être le Manhattan des Indiens d’avant la colonisation, je ne sais pas pourquoi je dis ça... En tout cas, ce mot semble pour lui représenter la pureté : folle(s). « Encore une folle », « C’était une folle », « Il y avait des folles », « Une folle perdue »… Il me parle aussi de Janet Baker (j'évoquais le Britten de Jeanne Candel), effaré que je ne la connaisse pas (les grands yeux alors comme si se communiquait à son cerveau — et puis au mien — l’idée qu’il était en train de se compromettre lui-même au plus haut point, assis avec moi dangereux apache sur cette terrasse de l’Odéon), mais je défends un peu plus tard le film de Yolande Zauberman, M, dont il n’a jamais entendu parlé (l’un des plus beaux films de tous les temps — qui a reçu le césar du court-métrage l’année où Adèle Haenel a tiré la couverture). Il note l'information lui aussi dans son carnet, « Echange de bons procédés » dit-il. Il discute avec nos voisines de plexiglas (comme si on se voyait mieux, d’ailleurs, ces plexiglas) que je prenais pour des lesbiennes parce qu’elles se caressaient quand nous nous sommes installés, mais qui sont en fait des sœurs. Elles sont toutes les deux très jolies, mais je ne vois pas leur ressemblance. Au moment où l’une des deux se met à maquiller l’autre parce qu'elle lui trouve petite mine (je la trouve, moi, resplendissante), Christophe intervient. Sa grande culture du maquillage. Il leur parle ensuite de ce même livre de François Jonquet (Jenny Bel’Air, une créature) dont il m’a parlé exactement dans les mêmes termes : « Je ne vous le conseille pas parce qu'il est vraiment écrit avec le coude... » Mais il leur explique les Gazolines : « Elles étaient anti-tout ». Mais celle qui se lève, ancienne lesbienne donc, pour rejoindre un garçon (un « rencard » qu'elle a) dit qu’elle viserait plutôt, elle, à être « tout-tout ». Christophe dit, d'une génération infinie : « Si vous pouvez être tout-tout, c’est que d’autres ont fait le boulot avant vous ! ». A un autre moment, quand je lui parle de mes déboires de vêtements (de cette maladie éternelle, elle aussi, cette pulsion dont je peux pas me défaire et qui me fait comprendre les pédophiles), il me cite son ami Olivier Saillard — que j'ai croisé moi-aussi et qu’il ne critique pas, d’ailleurs : « Oh, une petite erreur de solde de presse… ». Il s'extasie d'Emmanuel Eggermont dans Le Sacre du printemps par Raymond Hoghe qui vient de mourir (sublimissime mais seulement dans cette pièce, « pas du tout dans ces propres trucs, ce qu’il fait maintenant... » — là, il fait la grimace...). Quand Fare m’appelle, je le lui dis : « C’est ma belle-fille ! ». Puis, comme il est déjà sept heures : « Il faut que je rejoigne, eh bien, la mère de ma belle-fille qui est à Paris en ce moment… » Il a une expression vague et ennuyée, comme de se souvenir d’un souvenir pénible : « C’est vrai que tu as eu une phase femme… » Mais nous n'étions déjà plus là, nous nous étions envolés

 

En attendant, Lucas boude. Il ne me répond plus. Hier, je lui envoie un mot : « C’est une belle journée pour le Bois. Je dis ça, je dis rien… », pas de réponse : le froid glacial. Mais peut-être y était-il seul, sans moi, pendant que je me promenais sur les îles de la Seine, d’abord avec Bobo puis la coiffeuse nous rejoignant puis la bijoutière qu’il nous présente et encore seulement avec la coiffeuse


Si j’avais voulu être méchant avec lui (mais comment rivaliser ? je n’avais jamais essayé), je lui aurais dit (je n’y ai pensé qu’après) qu’il ne changeait pas. Sans doute m'avait-il toujours semblé vieux. Ceci dû sans doute à sa calvitie (une tête à la Michel Foucault) et, bien sûr, à sa culture en boutonnière, son pédantisme si sympathique...

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Très cher,

Ton texte est très beau, très vivant ! J'adore « mon épuisante présence d'observateur mielleux » !

Tes « frais réels » m'ont bien amusé... souvenirs!

Mes cheveux étaient trop longs, j'ai profité d'un « webinaire » de l'éducation nationale, cet après-midi, pour en couper quelques centimètres (on nous avait demandé de couper les caméras). Je suivais le « contenu pédagogique » tout en donnant des coups de ciseaux dans les mèches, en m'aidant d'une fiole de E-liquide pour marquer la longueur des cheveux (je dirais 13 cm à vue d'oeil). Je garde de la longueur quand même. Plus envie des cheveux ras ! Quant à la couleur, je m'applique une préparation de henné châtain depuis un an, et, ma foi, ça passe beaucoup mieux (l'effet est plus naturel) que les couleurs industrielles pour dames (que tu détestais !). 

A propos de la photogénie, et du fait de « se donner », je t'envoie des visages que j'ai photographiés ce week-end dans une joyeuse manif LGBT en pleine campagne ! Ce sont deux filles qui faisaient des percussions bien énergiques.

J'enseigne le théâtre en lycée cette année, ce qui n'a pas été satisfaisant avec le masque que les élèves devaient porter au plateau. On a vu un affreux spectacle au lycée ce matin (on peut accueillir des compagnies, à défaut de pouvoir aller dans les théâtres). C'était plus ou moins une lecture des discours de Veil en 75 et de Badinter en 81 sur l'IVG et la peine de mort. Mais c'était tout sauf du théâtre. Pas de magie, trop de parole, et un metteur en scène qui a fait un « bord de scène » docte et moralisateur (sur l'engagement politique). Le théâtre a manqué de disparitions cette année ;-)

Bisous,

Pierre

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« Hélèna, tu serais blond platine, tu ferais un mètre cinquante-huit. Tu chausserais du trente-sept et demi. Tu porterais une robe et un collier, le lacet de ta chaussure droite serait défait. » 

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« It is not shown on any map

True places never are. »

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U ne combinaison


« On sait de moins en moins ce qu'est un humain. On est parti sur des définitions qui étaient rassurantes : le volume endocrinien, la capacité langage articulé, l'expression artistique, tout un tas de caractéristiques qu'on suivait bien au cours de l'évolution. En faisant de plus en plus de découvertes, on se dit que finalement, ce qui caractérise l'homme, c'est une série de compétences, d'aptitudes, une combinaison bien particulière mais aucune de ces aptitudes en soi n'est exclusive de l’Homme. » 

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