Saturday, April 11, 2020

R éunion des scènes infinie



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C adeaux de Pâques


https://vimeo.com/405859177

Pour Pâques, je voulais vous faire trois cadeaux. Le premier est un nouveau clip offert par Jocelyn qui m’a émerveillé comme un souvenir. Le son n’est pas « bon » (il aurait fallu sans doute repiquer un enregistrement de la table), mais je trouve que ce son « creux » produit une beauté déchirante qui convient à ce que fait Raphaëlle et peut-être à ce qu'ensemble nous avons tous fait (probablement, probablement) — comme si ça venait d’une grotte ou d’un trou. Un trou de néant, dirait Yannick Haenel dans sa chronique de «  Charlie Hebdo » de cette semaine. Je cite de mémoire, mais je vous le recopierai demain. Non, finalement, je vous le recopie ce soir, c’est le deuxième cadeau. Un texte très juste — en tout cas qui dit assez exactement la joie de mon expérience certes délaissée du théâtre (sauf dans les rêves où mes mises en scène sont fantastiques), mais pas de la poésie — oh, que non ! Et la poésie, qu’est-ce sinon la vie ? Je pourrais tout vous dire, mais, finalement, ce n’est pas la peine. Quelques photos, quelques poèmes prennent déjà trop de temps à rédiger (temps pris sur ce printemps qui va « si vite » parce que sans doute on lui laisse la place). Parfois je suis émerveillé. Hier, j’ai vu des grenouilles copuler dans un marais magique encore ouvert car au bord, délaissé, in the outskirts of the town, dans le soleil doré, ça, j’avais jamais vu. Il y a aussi que, vous pouvez l’imaginer, vivre avec la coiffeuse représente un plein-temps. Depuis trois jours, nous avons monté la tente dans le jardinet dérisoire, et, là, elle dort et elle m’attend. Mais, ce soir, j’ai dit non ! j’ai gueulé (du ton le plus autoritaire que j’ai pu prendre). J’ai dit : « Ce soir, j’écris aux gosses ! » 

Donc voici ce texte de Yannick Haenel : 

« EXPERIENCE DES SOMBRES BORDS

Depuis que nous sommes à l'arrêt, le monde le plus ancien remonte. La nuit, le jour, entre la cuisine et l'accompagnement scolaire de ma fille, entre les promenades jusqu'à l'épicerie du coin et la lecture intense, je suis requis par les sombres bords.
Rien de désespéré là-dedans : juste l'appel d'une part incommunicable. Une porte s'ouvre dans l'ombre, elle est là tout le temps, mais depuis que le trafic humain s'est calmé, on l'aperçoit plus clairement. Quelque chose s'est dégagé métaphysiquement depuis cette suspension des actes et du mouvement de chacun. On dirait que le voile qui enveloppait les rues, les immeubles et les voitures s'est rompu, et que les trouées, les brèches, les intervalles de lumière, tout ce qu'on ne faisait qu'apercevoir très furtivement, se manifeste désormais en toute liberté.
Une sorte de shabbat ontologique nous ouvre des portes nouvelles : l'être se déclôt.
Les sombres bords viennent dans les rêves, mais aussi dans les jardins, comme les corneilles, qui, depuis quelques semaines, n'hésitent plus à parcourir mon jardin.
Ces extases qui s'ouvrent depuis le réel sont comme le trou de grottes qui se déploierait à l'air libre. D'ailleurs, n'y a-t-il pas que des trous autour de nous ? Le monde n'est-il pas un trou retourné sur lui-même ? C'est ce que je découvre depuis quelques jours à travers le poudroiement confiné du mois d'avril ; et c'est ce que j'appelle les sombres bords, dont l'existence se révèle lorsqu'on atteint sa solitude.
Je parlais de « néant » dans ma chronique de la semaine précédente, et l'on m'en a fait reproche, comme si j'énonçais un jugement sur les « journaux de confinement » : je parlais avant tout de ma recherche, qui implique un laisser-être que notre contexte sanitaire encourage, et une rencontre nécessaire avec le néant. Je n'aurais sans doute pas été accueilli aussi précisément par ses visions si le temps et l'espace, intoxiqués d'habitude par les décisions humaines, ne s'étaient soudain libérés. Le néant est un accès à l'être.
Ces révélations peuplent la littérature, qui est fondée sur une appréciation invisible du monde ; j'ai écrit un livre sur le Caravage parce qu'on discerne cela dans le noir de ses tableaux.
Mais ici, l'abîme nous regarde. Il est terrible, mais pas effrayant : il ressemble à un feu calme qui jouerait derrière les apparences. La vérité d’un flamboiement transperce nos emplois du temps, nos aménagements familiaux, nos abris politiques. Ce flamboiement exige de nous que nous ouvrions les yeux plus grands, et que nous élargissions notre pensée.
J'avance dans mon jardin vers la corneille. Les animaux paisibles s'approchent de moi pour que je dise leur nom. C'est une phrase de Borges, dans un poème intitulé La Chance. Voilà : les sombres bords, c'est la chance. »

Le troisième cadeau que je voulais vous faire (trois est un chiffre suffisant) est un poème de Rimbaud, l’un des plus beaux, très difficile si on veut le « comprendre ». J’ai lu à un moment de ma vie tout un livre (de Marcelin Pleynet, croyais-je, mais je ne retrouve pas son titre) sur ce poème uniquement. Je vous le donne parce que, franchement, c’est le temps des poètes. Et que je suis allé dans le centre de Nantes tout à l’heure (pour chercher chez le meilleur chocolatier de la ville des œufs à cacher demain dans le jardin, mais peu importe) qui a été, ce centre de Nantes où je ne vais jamais, tout à l’heure, un désert magnifique, inoubliable. Vous savez, cette ville qui longe la Loire. Nantes. J’en ai fait l’expérience : la netteté de la ville, une netteté de 15 août, on la « voit » comme la pierre, sans arrière-pensées, sans la « vie ». La mort étendue comme un sourire, un soulagement. Les Allemands sont partis, les chantiers arrêtés, les bananiers sur les rond-points. Les enseignes fermées comme depuis toujours. Les arbres massifs comme des immeubles pris dans la pierre du soleil, vivant — d’une vie heureuse. Surtout l’absence de peur, pas un regard.

« BRUXELLES

Juillet. Boulevart du Régent 

Plates-bandes d’amarantes jusqu’à
L’agréable palais de Jupiter.
– Je sais que c’est Toi qui, dans ces lieux,
Mêles ton bleu presque de Sahara !

Puis, comme rose et sapin du soleil
Et liane ont ici leurs jeux enclos,
Cage de la petite veuve !…
Quelles
Troupes d’oiseaux, ô ia io, ia io !…

– Calmes maisons, anciennes passions !
Kiosque de la Folle par affection.
Après les fesses des rosiers, balcon
Ombreux et très bas de la Juliette.

– La Juliette, ça rappelle l’Henriette,
Charmante station du chemin de fer,
Au cœur d’un mont, comme au fond d’un verger
Où mille diables bleus dansent dans l’air !

Banc vert où chante au paradis d’orage,
Sur la guitare, la blanche Irlandaise.
Puis, de la salle à manger guyanaise,
Bavardage des enfants et des cages.

Fenêtre du duc qui fais que je pense
Au poison des escargots et du buis
Qui dort ici-bas au soleil.
Et puis
C’est trop beau ! trop ! Gardons notre silence.

– Boulevard sans mouvement ni commerce,
Muet, tout drame et toute comédie,
Réunion des scènes infinie
Je te connais et t’admire en silence. »

J’avais intitulé un spectacle (représenté à l’île de La Réunion) : Réunion des scènes infinie. Je vous souhaite cette union (de scènes à l'infini), cette brèche de lumière, ces illuminations soudainement libérées. Libres. Vous aviez votre jeunesse, vous libériez le monde de votre jeunesse ; maintenant tout le monde est jeune, tout le monde est mort — et je prie aussi pour vous (pour vous plus que pour moi) pour que le théâtre revienne un soir, un beau soir comme il était parti.

Passez tous, très chers amis, de bonnes fêtes de Pâques, 

Yves-Noël 



Puisque j’y suis, je recopie le poème de Borges auquel Yannick Hanel fait allusion (je le découvre presque avec vous, il est sublime) : 

« LA CHANCE

Celui qui embrasse une femme est Adam. La femme est Ève.
Tout se passe pour la première fois.
J’ai vu une chose blanche dans le ciel. On me dit que c’est la lune, mais
que puis-je faire avec un mot et une mythologie ?
Les arbres me font peur. Ils sont si beaux.
Les animaux tranquilles s’approchent pour que je dise leur nom.
Les livres de la bibliothèque n’ont pas de lettres. Quand je les ouvre, elles surgissent.
Parcourant l’atlas je projette la forme de Sumatra.
Celui qui brûle une allumette dans le noir est en train d’inventer le feu.
Dans le miroir, il y a un autre qui guette.
Celui qui regarde la mer voit l’Angleterre.
Celui qui profère un vers de Liliencron est entré dans la bataille.
J’ai rêvé Carthage et les légions qui désolèrent Carthage.
J’ai rêvé l’épée et la balance.
Loué soit l’amour où il n’y a ni possesseur ni possédé mais où tous deux se donnent.
Loué soit le cauchemar, qui nous dévoile que nous pouvons créer l’enfer.
Celui qui descend un fleuve descend le Gange.
Celui qui regarde une horloge de sable voit la dissolution d’un empire.
Celui qui joue avec un couteau présage la mort de César.
Celui qui dort est tous les hommes.
Dans le désert, je vis le jeune Sphinx qu’on vient de façonner.
Rien n’est ancien sous le soleil.
Tout se passe pour la première fois, mais éternellement.
Celui qui lit mes mots est en train de les inventer.

(Texte traduit aussi par : LE BONHEUR) »

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