E videmment les appartements spacieux de Berlin
Ce qu’il y avait, c’est que Legrand était toujours là. Toujours là pour moi. Je lui envoyais : « Vers 4h, je suis chez Perrotin (rue de Turenne), une belle expo de peinture » et il me répondait : « Ah ben, très bien ». Vexée, j’envoyais : « Non, mais je ne te dis pas ça pour te raconter ma vie » et je fermais mon téléphone d’un coup sec (c’est une image). J’avais mal compris puisque je recevais (plus tard donc) : « Non, mais je t’y retrouve avec mon ami Emmanuel ». Tout d’un coup le soleil. Et j’arrivais même en retard, du coup (comme une princesse).
Emmanuel est un ami intime de Legrand dont il m'a beaucoup parlé. C’est exactement — m'ayant jaugée le premier (le plus rapidement) avec ses grands yeux — ce qu’il me dit immédiatement : nous avions beaucoup entendu parler l’un de l’autre ; Legrand avait projeté souvent de nous faire nous rencontrer, mais ça ne s’était jamais fait. Emmanuel peignait et habitait Berlin qu'il cherchait à quitter. La ville n’était plus « arm, aber sexy », ça faisait un moment que c’était fini (ma jeunesse). L’expo de Jean-Philippe Delhomme était très belle, mais le peintre et le philosophe avait déjà eu le temps de s’en faire une idée. Emmanuel trouvait les portraits trop inexpressifs. « C’est voulu, affirmait-il, il y a toujours un léger strabisme qui fait que la jeune modèle ne nous regarde pas ; ils sont moins expressifs que le citron ! — Ou que la vieille dame... — Mais oui, le portrait de la vieille dame est le seul qui soit expressif... » La vieille dame, c’était Michèle Bernstein, la « femme de Guy Debord ». Elle avait écrit un livre réédité par Allia qui était un pastiche d’un roman de Françoise Sagan, je l’avais à la main, je venais de l’acheter. Emmanuel était très fin, des cils de poupée, une expressivité naïve, j’en tombais immédiatement amoureuse (à ce moment, Legrand n’était presque plus rien, disons : un vieil ami de la famille). Le soir du vernissage, la vieille dame (92 ans) était restée devant son portrait pendant plus d'une heure, sur une chaise qu'on lui avait apportée. Natacha m’avait invitée à l’Olympia pour le concert de Zao de Sagazan. A la fin du spectacle incroyablement maîtrisé, quand tout le monde avait pensé que c’était fini-fini, la chanteuse avait fait entrer Brigitte Fontaine qu'elle avait lentement installée sur un trône doré et elles avaient chanté ensemble « Ah que la vie est belle ». 60 ans séparaient et rassemblaient ces deux femmes ; c’était très beau.
Mais ce dont je voulais parler ici, ce n’est pas de ça. Je ne sais pas si j’ai encore la place. Il y avait un très joli petit tableau de Jean-Philippe Delhomme qui présentait un livre ouvert sur des reproductions d’œuvres de Frank Auerbach, probablement la référence principale du personnage du peintre dans la dernière partie des Emigrants (de W. G. Sebald) (me rappela Legrand). Enfin, bon, Emmanuel sortit de son téléphone une photo d’un des tableaux de ce peintre puisque je ne le connaissais pas et c’est là que j’eus ce coup de foudre. Quelques minutes plus tard, je lui demandais en tremblant s’il pouvait me donner la photo qu'il m'avait montrée. A ma grande surprise, gentil, il accepta immédiatement...