« Il existe une école
philosophique indoue qui prétend que nous ne sommes pas les acteurs de notre
vie, mais ses spectateurs, et qui évoque, pour l’illustrer, la métaphore du
danseur. Aujourd’hui, il vaudrait peut-être mieux se référer à un acteur. Un
spectateur voit un acteur ou un danseur, ou, si vous préférez, il lit un roman
et il finit par s’identifier au personnage qu’il a toujours sous les yeux. Eh
bien, ces penseurs hindous qui vécurent avant le cinquième siècle de notre ère
ont dit exactement la même chose. Et c’est ce qui nous arrive à nous aussi.
Moi, par exemple, je suis né le même jour que Jorge Luis Borges, exactement le
même jour. Je l’ai vu dans des situations parfois ridicules, parfois
pathétiques. Et comme je l’ai toujours eu sous les yeux, je me suis identifié à
lui. Cela signifie, selon cette théorie, que le moi serait double : il y a
un moi profond, qui s’identifie à l’autre, tout en restant séparé. Je ne sais
quelle expérience vous en avez, mais en ce qui me concerne ça m’est arrivé de
temps à autre, surtout dans deux types de circonstances opposées : quand
il m’est arrivé qqch de particulièrement heureux et, surtout, quand il m’est arrivé
qqch de particulièrement malheureux. L’espace d’un instant, j’ai pensé :
« Que m’importe, après tout ? C’est comme si tout ça arrivait à un
autre. » Bref, j’ai senti qu’il y avait qqch au fond de moi qui restait
extérieur à tous ces accidents. Et Shakespeare a dû le ressentir lui aussi, car
dans une de ses comédies il y a un soldat, un soldat couard, le miles
gloriosus de la comédie latine. Cet
homme est un fanfaron, il fait croire aux autres qu’il s’est comporté avec
vaillance, on le promeut, on le nomme capitaine. Finalement, sa tricherie est
dévoilée et, devant toute la troupe, on lui arrache ses insignes, on le
dégrade. Alors, il se retrouve seul et dit : « Je ne serai pas
capitaine, mais cesserai-je pour autant de manger, de boire et de dormir comme
avant ? » « Je ne serai pas capitaine », mais simplement
« the thing I am shall make me live », « la chose que je suis me
fera vivre ». Autrement dit, il comprend qu’au-delà des circonstances,
au-delà de sa lâcheté et des humiliations, il est autre chose, il est cette
espèce de force qui est en nous et que Spinoza appellerait « Dieu »,
Schopenhauer « la volonté », Bernard Shaw « la force
vitale » et Bergson « l’élan vital ». »
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