Monday, May 31, 2021

E n terrasse (2)


J’ai rencontré Christophe Wavelet. Je ne l’avais pas vu depuis des lustres, on s’est croisé à la librairie « Compagnie » (rue des Ecoles) et il m’a proposé d’aller boire un verre. Bien sûr, il a été méchant, mais seulement à la fin de notre rendez-vous, au bout de près de deux heures, et seulement alors que j’allais partir, le planter là. Il m’a dit qu’il m’avait observé avant que je m’aperçoive de sa présence (masquée) dans la librairie, qu'il fallait que je change de look et que j’étais « la version serpillère d’Iggy Pop ». J’ai été très étonné qu’il ait su jusque là être si gentil (il l’était) ; j’ai même pensé qu’il n’était peut-être plus que la version édulcorée de lui-même, un succédané, un ersatz de lui-même, un « fac-similé affaibli » pour reprendre une expression de Proust (d’ailleurs peut-être l’est-il, le doute subsiste). Il s'est quand même essayé à être méchant à propos de beaucoup d'autres comme à la grande époque (l’éternelle toujours grande époque des folles) — peut-être pour voir dans mon œil la jubilation de l’imbécile — et, bien sûr — tant qu’à faire —, envers ses plus proches amis — ou, en tout cas, parmi ses proches amis, ceux que nous avions en commun. Il a été très méchant avec Jérôme Bel, par exemple. Ahah ! Mais en me demandant en continuant dans la phrase sans changer de ton de ne pas répéter sur mon blog ce qu'il venait de dire — la première saillie, un « ami à moi m’a dit que », et la deuxième de son fait (celle qu’il m’a demandé de ne surtout pas répéter). Eh bien... figurez-vous que je ne le ferai pas ! Vous n’aurez rien, ni l'une ni l'autre. Pas... ça ! (Geste avec l'ongle et la dent.) Je suis une tombe. My leaps are sealed. Not in my name. D’ailleurs, il n’a pas dit du mal que de Jérôme Bel (et peut-être même que je l’invente), mais Jérôme Bel est un punching-ball, son nom sonne, il s’expose, sympathique d’ailleurs, une marque (on peut y aller). Il est entré dans le jeu de la célébrité et pour l’en faire ressortir, ce sera dur. Disons qu'il a le goût de la première ligne, il prend pour les autres. C’est triste, mais, que voulez-vous, la guerre… Donc Christophe Wavelet est devenu (presque) gentil. Il m’a parlé d’Hélène Azera (dont j’écoute les cinq émissions d’adieu à France Culture — « A voix nue » — très touchantes). Il avait avec lui un livre ou le début d’un livre à propos des Gazolines, ce mouvement de folles du début des années soixante-dix qui dépassait sur leur gauche le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) et dont le slogan était : « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! ». Il a essayé (sans succès) de retrouver une saillie d’Hélène Azera (transexuelle) qui l’avait beaucoup amusé dans l’émission — en l’écoutant, je retrouve la phrase exacte : « La transition, c’était pas une transition d’hommes à femmes, c’était de folles à femmes ». Il a d’ailleurs le mot « folle(s) » constamment à la bouche. C’est son « mot gourmand ». Je le lui fais remarquer : il le dit si souvent qu’il pourrait en être blasé, mais, non, pas du tout, à chaque prononciation, il le redécouvre. Mot magique. Il est, lui qui le prononce, de nouveau à l’état sauvage, à l'état natif, comme peut-être le Manhattan des Indiens d’avant la colonisation, je ne sais pas pourquoi je dis ça... En tout cas, ce mot semble pour lui représenter la pureté : folle(s). « Encore une folle », « C’était une folle », « Il y avait des folles », « Une folle perdue »… Il me parle aussi de Janet Baker (j'évoquais le Britten de Jeanne Candel), effaré que je ne la connaisse pas (les grands yeux alors comme si se communiquait à son cerveau — et puis au mien — l’idée qu’il était en train de se compromettre lui-même au plus haut point, assis avec moi dangereux apache sur cette terrasse de l’Odéon), mais je défends un peu plus tard le film de Yolande Zauberman, M, dont il n’a jamais entendu parlé (l’un des plus beaux films de tous les temps — qui a reçu le césar du court-métrage l’année où Adèle Haenel a tiré la couverture). Il note l'information lui aussi dans son carnet, « Echange de bons procédés » dit-il. Il discute avec nos voisines de plexiglas (comme si on se voyait mieux, d’ailleurs, ces plexiglas) que je prenais pour des lesbiennes parce qu’elles se caressaient quand nous nous sommes installés, mais qui sont en fait des sœurs. Elles sont toutes les deux très jolies, mais je ne vois pas leur ressemblance. Au moment où l’une des deux se met à maquiller l’autre parce qu'elle lui trouve petite mine (je la trouve, moi, resplendissante), Christophe intervient. Sa grande culture du maquillage. Il leur parle ensuite de ce même livre de François Jonquet (Jenny Bel’Air, une créature) dont il m’a parlé exactement dans les mêmes termes : « Je ne vous le conseille pas parce qu'il est vraiment écrit avec le coude... » Mais il leur explique les Gazolines : « Elles étaient anti-tout ». Mais celle qui se lève, ancienne lesbienne donc, pour rejoindre un garçon (un « rencard » qu'elle a) dit qu’elle viserait plutôt, elle, à être « tout-tout ». Christophe dit, d'une génération infinie : « Si vous pouvez être tout-tout, c’est que d’autres ont fait le boulot avant vous ! ». A un autre moment, quand je lui parle de mes déboires de vêtements (de cette maladie éternelle, elle aussi, cette pulsion dont je peux pas me défaire et qui me fait comprendre les pédophiles), il me cite son ami Olivier Saillard — que j'ai croisé moi-aussi et qu’il ne critique pas, d’ailleurs : « Oh, une petite erreur de solde de presse… ». Il s'extasie d'Emmanuel Eggermont dans Le Sacre du printemps par Raymond Hoghe qui vient de mourir (sublimissime mais seulement dans cette pièce, « pas du tout dans ces propres trucs, ce qu’il fait maintenant... » — là, il fait la grimace...). Quand Fare m’appelle, je le lui dis : « C’est ma belle-fille ! ». Puis, comme il est déjà sept heures : « Il faut que je rejoigne, eh bien, la mère de ma belle-fille qui est à Paris en ce moment… » Il a une expression vague et ennuyée, comme de se souvenir d’un souvenir pénible : « C’est vrai que tu as eu une phase femme… » Mais nous n'étions déjà plus là, nous nous étions envolés

 

En attendant, Lucas boude. Il ne me répond plus. Hier, je lui envoie un mot : « C’est une belle journée pour le Bois. Je dis ça, je dis rien… », pas de réponse : le froid glacial. Mais peut-être y était-il seul, sans moi, pendant que je me promenais sur les îles de la Seine, d’abord avec Bobo puis la coiffeuse nous rejoignant puis la bijoutière qu’il nous présente et encore seulement avec la coiffeuse


Si j’avais voulu être méchant avec lui (mais comment rivaliser ? je n’avais jamais essayé), je lui aurais dit (je n’y ai pensé qu’après) qu’il ne changeait pas. Sans doute m'avait-il toujours semblé vieux. Ceci dû sans doute à sa calvitie (une tête à la Michel Foucault) et, bien sûr, à sa culture en boutonnière, son pédantisme si sympathique...

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