Tuesday, May 25, 2021

L ettre à Lucas


Je ne sais quoi te conseiller de lire, puisque tu me le redemandes, parce que, lire, c’est lié à un rapport de nécessité et de passion. C’est comme si lire ne rajoutait pas à la culture, mais creusait en toi un nouveau vide, un espace intérieur, plus de place, mais cet espace est si personnel et si inconnu (cette aventure) qu’on ne peut presque pas en parler à d’autres. Lire pour « connaître », ce n’est pas vraiment important (et c’est pourquoi je te conseille de le faire en bibliothèque), mais lire comme si on écrivait le livre, voilà ce qui compte. D’ailleurs, je me demande si Hannah Arendt ne parle pas un peu de ça dans La Crise de la culture (moi qui n’y connais rien, je m’aperçois parfois et souvent par hasard comme ici que la philo parle de tout et donc en particulier des questions que je me pose). Elle propose, si je comprends bien, de ne pas s’intéresser à l’art ni comme à un objet de consommation (ou de divertissement) ni comme à une monnaie (pour obtenir une position sociale) ni même comme à un objet de savoir, mais, « politiquement », dit-elle, comme « quelqu'un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé ». Il faut lire très fort, c’est ce que je pense. Mais, lire très fort, c’est une correspondance magique entre lire et vivre, comment dire ? C’est un rapport à l’absolu qui est à la fois à la mort et à la vie (sa recomposition). J’ajoute que j’aimerais beaucoup que tu lises pour moi. Ta jeunesse à toi, j’aimerais qu’elle lise les livres que je voudrais lire encore dans cet état qui passe si vite et merveilleux d’ailleurs parce qu’il passe si vite — comme le fait la vie. Evidement je me projette. Je voudrais être encore à lire les livres que j’ai découverts jeune. Heureusement (et sans doute parce que j’ai si peu lu), je suis toujours à découvrir les livres de ma jeunesse. J’ai lu très récemment Madame Bovary, par exemple, ou Les Confessions, je n’ai pas encore lu La Princesse de Clève. Les classiques, dont tout le monde dit qu’ils sont sublimes, il faut les lire parce que c’est vrai. Mais, là encore, est-ce le moment ? Est-ce le moment de Shakespeare ou de Tchekhov ? d’Homère ou de Borges ? de Dante ou de Pessoa ? de Dostoïevski ou de Joyce ? (Etc.) Je tombe sur une citation de Cesare Pavese (dont je n’ai rien lu, mais dont je sais qu’il s’est suicidé et que son journal posthume s’appelle Le Métier de vivre). Je te la donne, mais — Dieu soit loué ! — je ne suis pas encore dans ce cas : « Parmi les signes qui m'avertissent que ma jeunesse est finie, le principal, c'est de m'apercevoir que la littérature ne m'intéresse plus vraiment. Je veux dire que je n'ouvre plus les livres avec cette vive et anxieuse espérance de choses spirituelles que, malgré tout, je ressentais jadis. Je lis et je voudrais lire toujours davantage, mais je n'accueille plus maintenant comme jadis mes diverses expériences avec enthousiasme, je ne les fonds plus en un serein tumulte pré-poétique. » Profite de ta jeunesse éternelle, mon cher ami, et fais confiance à ton instinct. Proust insiste beaucoup sur ce mot que j'ai plaisir, moi aussi, à te répéter.

Et puis il y a tout un tas de gens qui ne lisent pas du tout et qui en vivent très bien — mais, ça, c’est un autre sujet…

YN 

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