Tuesday, May 25, 2021

L e Christ mort


Tu as dit tout à l’heure que, dans les textes russes, on partait du spirituel que c’était une donnée de base, que, Tchekhov, ce sont des comédies qui partent du spirituel : rire-aux-larmes pas joué, passage du paradis à l’enfer — pas de purgatoire — en une seconde, et que, chez moi, cette dimension serait déjà là. Quel rapport fais-tu entre le spirituel et le paradis/enfer sans purgatoire ? Voulais-tu parler d’irrationnel ? ou bien...

Yvno




On en dit des choses…

Il faudrait un essai un peu sérieux pour développer un peu cela et que cela ne paraisse pas de l'esbroufe! Je n’ai pas beaucoup de temps, voici quelques idées désorganisées...

Peut-être aussi que c’est moi qui projète sur les Russes certaines de mes intuitions, diras-tu…

Mais si j’essaie de formuler cela, je dirais que les Russes ont une conscience accrue de la présence du spirituel dans le réel, dans la vie ordinaire. Il me semble qu’une bonne partie de la littérature russe est fascinée par la co-existence du divin et du grotesque de la vie matérielle.

Exemple canonique, le cadavre du Starets Zosime qui était un sain et qui commence à sentir dans les frères Karamazov.

Dostoyevski était d’ailleurs fasciné par le tableau de Holbein, Le Christ mort (il y fait référence dans L’Idiot). Il disait qu’on pouvait perdre la foi en voyant ce tableau. Pour ma part, j’ai l'impression contraire, c’est merveilleux comme le peintre a réussi à montrer l’instant de la résurrection (dans la main du Christ), l’instant avant qu’il reprenne son souffle. C’est comme ça que je le vois...

Le début de Moscou-sur-Vodka (titre de traduction un peu racoleur, le titre littéral est « Moscou-Pétouchki ») de Venedikt Erofeev, je te l’ai déjà conseillé, lis-le absolument. D’ailleurs ça pourrait être un texte génial à mettre en scène, je te verrais bien le jouer. Eh bien, dans la première page de ce roman qui nous plonge dans la journée tragi-comique d’un alcoolique moscovite, il est tout de suite question de l’âme, et on verra petit à petit que c’est le véritable sujet du roman.

Comme Heidegger analyse le poème d’Hölderlin : la plus grande menace pour l’homme n’est pas l’absence du divin (qui par son manque rend possible la recherche du divin, l’aspiration à la transcendance), mais de ne plus remarquer l’absence du divin.

C’est d’ailleurs étonnamment proche du Soutra du Lotus (Chapitre 16): « Si, plongés dans un océan de souffrance, des êtres ignorent ma présence immuable et pense que je suis éteint, je ne me manifeste pas afin d’éveiller en eux la soif de ma présence. Quand leur aspiration est sincère, j’apparais grâce à mes pouvoirs transcendants et leur expose le Dharma. »

Il me semble que Tchekhov ne parle que de ça. Il y a toujours « double comédie ». C’est-à-dire qu’il y a critique morale, dans La Cerisaie, par exemple, de l’avidité des commerçants qui veulent s’approprier la cerisaie. Mais les « héros » eux-mêmes, chez qui l’ont sent une aspiration spirituelle, échouent car ils sont eux-mêmes en train d’oublier le chemin du spirituel, parce qu’ils sont plongés, comme les élites « culturelles » de l’époque, dans l’apathie, l’inconscience, l’absence d’aspirations. Ce sont les bobos de l’époque. Les trois sœurs sont magnifiquement ridicules lorsqu’elles concluent : « A Moscou! A Moscou! A Moscou! » A la fois on est touchés parce que cela trahit l’aspiration à une autre vie, à autre chose que ce que la vie a à leur proposer en province, on pressent l’aspiration à la noblesse (d’esprit). Et en même temps, Tchekhov nous fait bien comprendre que ce n’est pas en déménageant qu’on règle ses problème, qu’elles se trompent de « projet ». Ridicule des aspirations humaines bâties sur des conceptions limitées, qui se heurtent à la mécanique plus vaste de l’univers. As-tu vu cette splendide mise en scène ?  

Passage du rire aux larmes: il n’y a pas de demi-mesure. Idéalisation des extrêmes: être un saint ou un diable. Confiance en même temps dans le rédemption possible à chaque instant. Un comportement russe typique: voir le très beau film Kukushka (Le coucou) : Un soldat russe descend un soldat finlandais parce qu’il le prend (par pure bêtise) pour un nazi. Puis se rendant compte de son erreur, il le porte sur son dos pendant 20km pour aller le faire soigner. Mon logeur en Russie était en même temps très serviable, sympathique, drôle et aidant, il a essayé de me refiler sa magnifique fille en mariage, et en même temps il a essayé de m’arnaquer de de me voler. Passage du rire aux larmes : acceptation plus grande des émotions, et aussi conscience peut-être plus grande du fait qu’elles ne sont pas si importantes que ça, qu’elles sont transitoires, et qu’à l’aune de la dimension spirituelle elles ne sont qu’un jeu. Intensité de l’instant présent aussi, absence de mémoire (vodka), indulgence...

Voilà, des réflexions qui auraient pu être écrites sous vodka, mais ce n’est que le manque de sommeil et de café qui les inspirent, on en reparlera j’espère.

Amitié,

y

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