Thursday, October 08, 2015

Alain Klingler
Cher Yvno,
encore bravo pour hier soir, c’était encore une fois, très beau.
J’ai pensé comme j’ai pu te le dire, devant Antoine Roux-Briffaud, le corps recouvert de poudre noire, fantôme dansant,  à Tropical Malady d'Apichatpong Weerasethakul
Va savoir pourquoi… mais finalement, je tombe sur cette critique du film (« Télérama ») qui me parle d’un des mondes possibles de ces Entreprises tremblées.
Non ?
Je t’embrasse
A.

« Un soldat et un paysan s'aimaient d'amour tendre. Entre eux, tout n'était que billets doux, caresses candides et sourires jusqu'aux oreilles. Jusqu'au jour où l'un deux disparut sans préavis... Depuis son éclosion à Cannes en 2002 avec Blissfully Yours, Apichatpong Weerasethakul, 34 ans, est devenu la coqueluche d'une poignée de cinéphiles, au point de revenir cette année sur la Croisette en compétition officielle et de recevoir le Prix du jury pour Tropical Malady. Le voici intronisé comme LE cinéaste thaï, label à haute plus-value exotique. Mais s'il vit en Thaïlande — son film en témoigne intensément — Apichatpong Weerasethakul habite surtout le pays du cinéma. Ce nouveau film confirme qu'il est moins occupé à refléter une réalité locale qu'à nous tendre une sorte de miroir magique. Un miroir à deux faces, en l'occurrence. Car le flirt de la première moitié de Tropical Malady a quelque chose de mystérieux à force de limpidité. Le cinéaste a pris soin d'inscrire les vies de Keng et Tong dans un cadre réaliste : on voit leurs familles, leur travail, on les suit au cinéma, au karaoké, en promenade, en ville, aux bois. Tout est normal, transparent, beaucoup trop - d'autant qu'une liaison homosexuelle au grand jour est inenvisageable à Bangkok, selon l'auteur même. Que cache tant d'évidence, de douceur ? Quel est ce vert paradis où les après-midi s'écoulent la tête de l'un sur les genoux de l'autre ? Et comment articuler ce tableau idyllique avec les premiers mots de la citation placée en exergue du film : « Nous sommes tous des bêtes sauvages » ? Arrive cette belle séquence nocturne où les garçons se disent au revoir, à demain : deux tourtereaux qui ne parviennent plus à se quitter dans la chaleur de la campagne, l'été. Finalement, Keng regarde s'éloigner Tong sur son vélo, et la silhouette de ce dernier s'évanouit, entièrement engloutie par l'obscurité. Fin du premier acte. Fini de rêver ? La seconde partie se chauffe d'un tout autre bois. D'abord, via un petit film dans le film, on se laisse initier à une vieille légende évoquant la transmutation d'un humain chaman en tigre. Ensuite, on retrouve Keng le soldat s'enfonçant dans la jungle suffocante, à la poursuite du prédateur qui, dit-on, égorge les vaches de la région. Cette virée solitaire tient tout à la fois de la quête chevaleresque (à l'assaut du dragon) et d'une régression à l'état animal. Harcelé par les sangsues, indifférent aux sons métalliques lointains émis par son talkie-walkie, liquéfié, gluant de sueur, de crasse, Keng en vient à s'enduire de vase, à se laisser guider par des singes qui, tout naturellement, lui parlent dans leur langue (heureusement sous-titrée). Il se retrouve alors nez à nez avec ce qui ressemble à son cher Tong évaporé. Mais dans quel état, lui aussi ! La sauvagerie en personne. De ces deux volets d'un même diptyque, fascinant de bout en bout, lequel est vécu par les protagonistes, lequel est délire ? Le premier est vraisemblable, mais avec la suavité d'un songe fleur bleue. Le second intègre des éléments fantastiques, voire horrifiques, mais avec une précision sensorielle confondante — bruits, lumières, matières. D'un côté la surface lisse, apollinienne des illusions, de l'autre les tréfonds dionysiaques de la vie, la nuit noire des pulsions et des instincts débondés, le temps des métamorphoses, de l'effroyable vérité ? On pense au Mulholland Drive de Lynch, autre film dévoilant l'envers atroce d'une histoire trop belle, et lui aussi déchiré en son centre par une faille insondable, un trou noir — à Cannes, les spectateurs de Tropical Malady crurent à une défaillance technique. Mais, au final, Apichatpong Weerasethakul est plus proche du mysticisme de Jacques Tourneur, laissant le dernier mot aux forces obscures de sa jungle vaudou, sans renier aucunement sa sentimentalité : jusqu'au sang, la maladie tropicale reste maladie d’amour. »

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