B allroom
Yves-Noël Genod
Parmi tous les
rêveurs
Mon ami Aurélien
Richard me demande un texte pour « Ballroom ». Très flatté !
Mais, comme je ne sais pas écrire, je vais parler par citations, comme je fais
souvent avec les interprètes — sauf avec les interprètes de danse, je n’ai pas
besoin de leur parler, je prends les meilleurs : Ana Pi, Wagner Schwartz,
Lorenzo de Angelis, Adrien Dantou, Eric Martin, Julien Gallée-Ferré. Les interprètes de théâtre non
plus, quand ils sont bons, je n’ai pas besoin de leur parler. Je propose un
théâtre où il n’y a pas de sens, il n’y a que la liberté d’exister, un espace
commun où chacun existe, c’est-à-dire une utopie, une harmonie, un paradis
perdu et à venir (le temps retrouvé
de Marcel Proust).
Première
citation :
« On raconte
comment, un jour, les esprits des ténèbres voulurent donner l'assaut au royaume
de la lumière. Ils parvinrent en effet jusqu'à la frontière de ce royaume
nitescent et voulurent en faire la conquête. Mais ils ne pouvaient rien contre
le royaume de la lumière étant donné sa suprasensibilité. Les esprits du
royaume de la lumière prirent alors une partie de leur propre royaume et la
mêlèrent au royaume matériel des ténèbres. Grâce à ce mélange d'une partie du
royaume de la lumière avec le royaume des ténèbres, il y eut, dit-on, en
quelque sorte, dans le royaume des ténèbres, comme un levain, une sorte de
substance provoquant la fermentation qui plongea le royaume des ténèbres dans
une danse tourbillonnante chaotique par quoi il reçut un nouvel élément, à
savoir la mort — relevant pour l'homme d'une sorte de transsubstantiation. Cela
a lieu tant et si bien que le royaume des ténèbres se consume constamment
lui-même et porte ainsi en lui le germe de son propre anéantissement — ou pour
l'homme, d'une transmutation en lumières passant par la formidable coruscation
de la mort. La pensée profonde qui réside dans ce récit est que le royaume des
ténèbres doit être surmonté par le royaume de la lumière, non par le châtiment,
mais par la douceur, l'amour ; non pas en s'opposant au Mal ou en le
combattant, mais en se mêlant à lui ; afin de rédimer le Mal en tant que
tel. » (Wikipédia, Manichéisme (religion).)
Deuxième
citation :
« L’immaturité n’est
pas toujours innée ou imposée par les autres. Il existe aussi une immaturité
vers laquelle nous fait basculer la culture lorsqu’elle nous submerge, lorsque
nous ne réussissons pas à nous hisser à sa hauteur. Nous sommes infantilisés
par toute forme supérieure. L’homme, tourmenté par son masque, se fabriquera à
son propre usage et en cachette une forme de sous-culture : un monde construit
avec les déchets du monde supérieur de la culture, domaine de la camelote, des
mythes impubères, des passions inavouées… domaine secondaire, de compensation.
C’est là que naît une certaine poésie honteuse, une certaine beauté
compromettante… / Ne sommes-nous pas tout proches de La pornographie ?» (Witold Gombrowicz, La Pornographie.)
Troisème
citation :
« « Lire ce qui
n’a jamais été écrit » : l’imagination est d’abord — anthropologiquement —
ce qui nous rend capable de jeter un pont entre les ordres de réalité les plus
éloignés, les plus hétérogènes. Monstra, astra : choses
viscérales et choses sidérales réunies sur la même table ou la même
planche. […] Walter Benjamin ignorait sans doute les montages de Warburg
dans Mnémosyne, mais il en décrit
exactement les ressorts fondamentaux lorsque, dans son essai sur « Le
pouvoir d’imitation », il évoque cette « lecture d’avant tout
langage » (das Lesen vor aller Sprache…) en précisant où elle a lieu : « dans les
entrailles, dans les étoiles ou dans les danses » (… aus den Eingeweiden,
den Sternen oder Tänzen) ».
(Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet.)
Aujourd’hui, je suis
au Mexique (grâce à une bourse de l’Institut Français). Il y a quelque chose
qui s’appelle « désordre », qui s’appelle « chaos », qui
s’appelle « orage », qui s’appelle « été », qui s’appelle
« harmonie », qui s’appelle « vie et mort », qui s’appelle
« lecture et ordonnancement de la matière », qui s’appelle
« danse ». Daniel Larrieu m’avait dit, une fois : « La
danse, c’est l’épaisseur du silence » ; ce n’est pas faux. L’opacité,
la neutralité. J’avais travaillé, dans mon enfance, avec des metteurs en scène
pour qui le théâtre était aussi « l’épaisseur du silence », François
Tanguy, Claude Régy. (Comme par hasard, deux metteurs en scène aimés des
chorégraphes.) Mais pas seulement. La danse, c’est la grossière expérience de
vivre. Dionysiaque. N’en parlons pas ! Oui, sans doute, la danse nous met
en relation avec l’immaturité secrète de l’humanité que décrit Gombrowicz, là
où il n’y a pas de formes, de façons d’être, pas de masques. Pas de
définitions. Oui, un « lieu où la folie est possible » (Leslie
Kaplan). Lieu d’étoiles et d’entrailles. La danse, c’est ce qui n’est jamais créé
de l’extérieur ou alors par réaction à un monde déjà fait, déjà lourd, déjà
sinistre de tant d’erreurs accumulées, le recours comme un cri à la
« vraie » réalité, pas à celle de l’illusion, pas à celle de The Matrix,
de la māyā, réalité insaisissable
comme le sable qui s’écoule, comme le fleuve dans lequel vous et moi ne nous
baignerons jamais deux fois, réalité qui n’est donc pas vérité, pas réalité
fondamentale, mais possibilité
comme le seraient tant d’autres et sans cesse mouvante comme le voile
iridescent de la beauté. Les formes peuvent disparaître, c’est ce à quoi je me dévoue.
Yves-Noël
Genod ne se présente lui-même que comme un « distributeur
» de poésie et de lumière ; il n’invente aucun
spectacle qui n’existe déjà. Il fait passer le furet « passé
par ici, il repassera par là », comme dit la chanson. Il révèle. En
effet, pense-t-il, la révolution, c’est la redistribution des
richesses accaparées. Son art a été qualifié de « théâtre
chorégraphié ». Ce comédien prétend s’effacer derrière son œuvre
qu’il désirerait n’être que trace dérisoire, infime, inutile, mais dans
l’optique pascalienne qui dit que : « Nul ne meurt si pauvre
qu’il ne laisse quelque chose ». Son dernier spectacle est un duo
intitulé Massacre du printemps,
créé le 26 avril dernier à la Raffinerie, à Bruxelles, au festival Danseur.
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