U n texte que je ne vous ai pas fait (mais dommage)
« Avant qu’Albertine m’eût obéi et m’eût laissé enlever ses souliers, j’entr’ouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient si ronds qu’ils avaient moins l’air de faire partie intégrante de son corps que d’y avoir mûri comme deux fruits ; et son ventre (dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses souliers, se couchait près de moi.
Ô grandes attitudes de l’Homme et de la Femme où cherchent à se joindre, dans l’innocence des premiers jours et avec l’humilité de l’argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée et soumise devant l’Homme au côté de qui elle s’éveille, comme lui-même, encore seul, devant Dieu qui l’a formé. Albertine nouait ses bras derrière ses cheveux noirs, la hanche renflée, la jambe tombante en une inflexion de col de cygne qui s’allonge et se recourbe pour revenir sur lui-même. Il n’y avait que quand elle était tout à fait sur le côté qu’on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l’âpreté au gain, la fourberie d’une espionne, dont la présence chez moi m’eût fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt je prenais la figure d’Albertine dans mes mains et je la replaçais de face.
« Soyez gentil, promettez-moi que, si vous ne venez pas demain, vous travaillerez », disait mon amie en remettant sa chemise. « Oui, mais ne mettez pas encore votre peignoir. » Quelquefois je finissais par m’endormir à côté d’elle. La chambre s’était refroidie, il fallait du bois. J’essayais de trouver la sonnette dans mon dos, je n’y arrivais pas, tâtant tous les barreaux de cuivre qui n’étaient pas ceux entre lesquels elle pendait et, à Albertine qui avait sauté du lit pour que Françoise ne nous vît pas l’un à côté de l’autre, je disais : « Non remontez une seconde, je ne peux pas trouver la sonnette. »
Instants doux, gais, innocents en apparence et où s’accumule pourtant la possibilité, en nous insoupçonnée, du désastre, ce qui fait de la vie amoureuse la plus contrastée de toutes, celle où la pluie imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments les plus riants et où ensuite, sans avoir le courage de tirer la leçon du malheur, nous rebâtissons immédiatement sur les flancs du cratère d’où ne pourra sortir que la catastrophe. J’avais l’insouciance de ceux qui croient leur bonheur durable. »
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