R êver l’opéra
« comme si la voix reprenait ses droits » (Romain Louveau)
Certes toute représentation est spectrale, mais certains artistes le soulignent, je fais partie de ceux-là. Si je me laisse faire. Qui plus est, si je travaille avec l’éclairagiste Philippe Gladieux : nous effaçons et recréons le cosmos. Mes modèles sont des modèles d’adolescence : Klaus Michael Grüber et, plus ancien encore, Bruno Boëglin. J’ai vu, très jeune, à Lyon, une ou deux mises-en-scène fantômes dans une ancien théâtre sublime et décrépit, le théâtre de l’Eldorado. Toujours des spectacles au bord de disparaître, toujours comme des adieux. C’est ce que sont mes spectacles : le dernier. Ou, pour reprendre un titre de Beckett : Pour finir encore. Toujours aussi (pour continuer avec Beckett), ils ont la couleur du ratage, du défait, car, l’essentiel, ce n’est pas le spectacle, l’essentiel. Le tombé de l’illusion, le ciel de l'essentiel apparaît mieux si le spectacle est décomposé, raté ou si le théâtre tout entier — qui est, en fait, le seul spectacle — est troué, prend l’eau, laisse voir la voûte étoilée. Nous avions rajouté, aux ruines des Bouffes du Nord, pour 1er Avril, de fausses fuites d’eau, des goutte-à-goutte, et ceci vient, je crois, de ces spectacles de Bruno Boëglin ou de Klaus Michael Grüber que j’ai vus dans mon extrême jeunesse et que je n’oublie pas. J’ai travaillé à deux reprises avec des chanteurs lyriques, pour le 1er Avril déjà cité, l’un de mes plus beaux spectacles, qui a donné lieu à un livre d’or très fourni, et, à Lyon, au théâtre du Point du jour, dans la série (proposée à Gwenaël Morin) de sept spectacles intitulée Leçon de théâtre et de ténèbre, celui nommé Les Entreprises tremblées qui était, en fait, une Traviata. Il y a eu aussi, dans cet ensemble lyonnais, une tentative à partir de Carmen (qui s’est appelée Or), mais qui m'a déçu : j’avais justement voulu sortir du fantomal pour attirer plus de public. J’ai réussi du côté du public, on a doublé la jauge pour ce spectacle, mais j’ai sacrifié aux quelques exigences auxquelles je ne sacrifie jamais : ne faire que ce qui me plaît, intuitivement, ne fabriquer que le spectacle que j’aime, celui proche de mes rêves. C’est la seule manière de toucher, je crois, profondément un public et pas quantitativement. Pour La Traviata (Les Entreprises tremblée), d’abord il n’y avait pas que La Traviata, il y avait deux contrastes à La Traviata, une actrice et un danseur avec des partitions d’une autre sorte de folie et sauvagerie et, quand se déployait, pure, La Traviata, il y avait — souvent — la Callas qui rechantait — comme dans L’Invention de Morel — et la chanteuse plus vivante (Odile Heimburger) chantait par-dessus, elle jouait en fait la Callas. J'ai trouvé ça tellement beau cette réapparition que je me suis demandé (je me souviens en avoir fait la remarque à Olivier Mantéi) pourquoi on n’utilisait pas plus les procédés des enregistrements. Pina Bausch l’a fait avec son fabuleux Barbe-Bleue. Bien sûr, la robe y était pour beaucoup, une robe en soie ancienne, presque brûlée, qu’avait accepté de nous prêter, exceptionnellement, le TNP. Les murs désolés du théâtre, le plancher vermoulu et l’espace troué par la voix qui refuse ses règles, comme dit Romain Louveau, cette cantatrice absente de tout bouquet, déchirée, presque inhumaine de transparence. Dans 1er Avril, la première partie du spectacle qui était l’amour d’une fille sublime et pure (Jeanne Monteilhet) avec un Adam clochard (Bertrand Dazin) avait été créée de la même façon immédiate, en un jour, le premier jour, et ces cinquante premières minutes de ce spectacle inoubliable n’ont, par la suite, jamais été retouchées : tout avait été là tout de suite, déployé presque en temps réel. La voilà, ma méthode : faire en sorte que les choses n’arrivent que par hasard, par magie, pas par calcul car les choses, les évènements sont, en fait, déjà présents dans l’espace avant de les vivre ou de les « faire ». Si je cite mes influences dans le domaine spectral — ou quantique, aussi bien, la nuée des probabilités —, il faut bien que je cite le Théâtre du Radeau et François Tanguy qui m’a, par exemple, fait connaître, de Péguy, ce texte que je disais dans Bataille du Tagliamento contre le travail du fer et pour celui du marbre où la forme existe déjà dans le morceau que le sculpteur (Michel-Ange) va choisir à Carrare (le sculpteur n’a ensuite qu’à enlever de la matière et non pas à la produire). Et, bien sûr, François Tanguy m’a fait connaître Kafka : « Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile ni malveillante, ni sourde ; qu'on l’invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient. C’est là l’essence de la magie, qui ne crée pas, mais invoque ». C'est parce que le spectral dans l’opéra est massif que l’opéra m’intéresse, à cause de ce côté ready made que je recherche toujours : ne rien faire, juste invoquer ce qui est déjà là, disponible, réel. Les théâtres, les fantômes, les superstitions, les perditions. Nous sommes au fond d’une caverne, tous, attachés à la chaîne de notre ignorance et nos faibles sens ne nous montrent que des ombres. Dans 1er Avril, l’un des plus beaux moments à mes yeux était lorsque nous passions un morceau d’opéra trouvé sur YouTube, je ne me souviens plus duquel, une voix de femme, un théâtre sublime, une lumière rouge et la silhouette d’une actrice en robe longue, c’était pour moi, là aussi, l’absolu de l’opéra. Là encore je me suis demandé pourquoi ça ne se s’utilisait pas, je trouvais qu’il n’y avait rien de plus déchirant. Même pas un playback, même pas bouger les lèvres, comme dans India Song, de Marguerite Duras, où les acteurs entendent leur propre enregistrement. Dans un cabaret auquel j'ai participé, en septembre dernier, à l’Opéra-Comique, deux morceaux de la tétralogie chantés en version française par Philippe Estèphe puis par Lionel Peintre (accompagnés au piano par Martin Surot) m’ont fait rêver d’un Wagner tout entier dégagé de son académisme pour n'en garder que la rêverie désuète, le poème, l'essence, l'état de l'apparition. Je fais confiance à Romain Louveau et à Miroirs Etendus pour me proposer tout autre voyage dramaturgique dans les forêts et les clairières des œuvres que je ne connais pas ou si peu. Œuvres que nous ne considèrerons non pas comme des proses efficaces, traitant d’un thème ou d’un sujet, mais comme des rêveries de la totalité, wagnérienne justement, c’est-à-dire que nous ne proposerons que de sursouligner le poème — le poème comme parole jamais entendue —, s'il est vrai, comme dit Hölderlin, que : « Plein de mérites, mais en poète, / L’homme habite sur cette terre ».
Labels: rouen opéra
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