Saturday, July 13, 2019

N ote d'intention


Chère Pauline, chère Sandrine, chère Clémence et chère Fabienne que je mets aussi en copie (une amie qui réfléchit avec moi), 

« On reconnaît à ceci celui qui a des dispositions pour la quête intérieure : il mettra au-dessus de n’importe quelle réussite l’échec, il le cherchera même, inconsciemment s’entend. C’est que l’échec, toujours essentiel, nous dévoile à nous-mêmes, il nous permet de nous voir comme Dieu nous voit, alors que le succès nous éloigne de ce qu’il y a de plus intime en nous et en tout. » (Cioran)
Depuis quelque temps, je cherche dans quel sens travailler avec Ubisoft (que je connais très peu encore). Avec l’entreprise. Evidemment, quand un artiste se met dans un projet avec une entreprise, il cherche l’opposition : que peut-il amener que l’entreprise n’a pas. Hors l’entreprise a tout. Elle est le monde dans lequel nous vivons. Il n’y en a pas d’autre. Le néo-libéralisme, qu’est-ce qui n’y appartient pas ? Certainement pas le théâtre. Toute entreprise est dirigée vers le succès, par définition, et si nous parlions de l’échec ? Voilà une notion, l’échec, qui n’appartient pas au monde de l’entreprise sauf pour la fuir. Pour en avoir peur. Qui n’appartient pas du tout au monde dans lequel nous vivons. Et si nous mettions en miroir l’échec et le succès ? C’est peut-être ce que je pourrais apporter. 
Je ne fabrique mes spectacles — poétiquement — que dans cette notion d’inversion, d’échec, de perte, de disparition, de néant. « Rater mieux », dit Beckett. Je réussis mes spectacles comme cela. Prendre le contre-pied du néo-libéralisme, montrer l’envers du décor, montrer la non productivité (parfois, souvent même, avec des artistes très performants qui vivent alors des vacances, en travaillant avec moi), faire théâtre de rien. Teatro povero. « Le rien, mais avec splendeur », fut longtemps ma devise. « Il n’y a pas de spectacle » est une phrase souvent entendue dans mes spectacles. Montrer qu’on sait, qu’on peut faire des spectacles (c’est très facile), mais les défaire. « Dieu merci, notre art ne dure pas », dit Peter Brook. Les spectacles que je donne tentent d'être détaché du sens, surtout de ce sens « politique » que l’on entend partout maintenant. L’air du temps. (« Mais, comme le dit l’essayiste Olivier Neveux, c’est peut-être ça qui va redevenir politique. »)
Bien sûr, toute mon énergie va à la fabrication de spectacles. Ma petite entreprise. Ce projet devrait, pour bénéficier de cette énergie maximale, avoir aussi ce but. Non pas que les interventions « décalées » sur les réseaux sociaux ne soient pas une très bonne idée, c’est quelque chose que je pourrais faire, surtout par le biais des citations, mais, à vrai dire, je hais les réseaux sociaux. Cela n’a pas toujours été le cas, mais, en ce moment, je les hais et l’idée d’y participer me semblerait exiger de moi une abnégation que je n’ai pas. Mais faire des spectacles est un rêve constant, un rêve de toutes mes nuits. Et un rêve quand j’en réalise un : je vois devant moi le spectacle dont je rêve. Je voudrais que ce spectacle final qui naîtrait d’une somme d’expériences dans l’entreprise ait lieu dans la grande halle du Carreau du Temple que j’ai pratiquée récemment pour deux ou trois répétitions avant de partir au Brésil. Ça a été une évidence : s’il y a spectacle, c’est dans ces 18 000 m2 en lumière du jour que j’aimerais le réaliser. J’ai travaillé avec un danseur, Baptiste Ménard, capable de danser dans cet espace tout en entier. Il faudrait beaucoup de danseurs avec cette capacité. Cette virtuosité que je recherche toujours chez les interprètes, c’est pour la défaire de son orgueil, pour la mettre au niveau de la virtuosité de l’amateur, de celui qui n’a jamais rien fait. Il y a une très belle phrase de la chanteuse Barbara. Dans une interview, on lui parle de son talent et elle s’exclame : « Mais qu’est-ce que c’est que le talent ? Est-ce que ce n’est pas entrer en scène et sourire ? » Voilà, en fin de compte, il n’y a pas de spectacle, il n’y a que la vérité, que l’émotion, que le sourire — et alors le succès et l’échec deviennent des notions toutes relatives. Vous connaissez la blague juive : « Les cinq plus grands génies de l’humanité sont juifs. Moïse a dit : Tout est Loi. Jésus a dit : Tout est Amour. Marx a dit : Tout est Argent. Freud a dit : Tout est Sexe. Et Einstein a dit : Tout est relatif. »
C’est une aventure qu’il faut imaginer. Je ne maîtriserai pas ce qu’il va se passer. Non maîtrise de ce qu’il va se passer. C’est tout ce que l’on souhaite réellement, profondément, dans la vie : vivre une expérience plutôt qu’une manipulation. 
En écrivant ces lignes qui valent peut-être comme note d’intention, je m’aperçois bien que nous sommes très loin encore des modalités concrètes de réalisation. Il y a tout à inventer, tout à étudier, tout à se perdre, tout à oublier et tout à redécouvrir
J’ai commencé par une citation de Cioran, en voici une de Pasolini (tirée de Théorème qui repasse en ce moment sur Arte) qui donne lui aussi, une définition de l’artiste (la même, d’ailleurs) : « Nul ne doit se douter qu’un signe est réussi « par hasard ». « Par hasard », c’est horrible. Lorsqu’un signe est réussi, par miracle, il faut immédiatement le garder, le conserver. Personne ne doit s’en apercevoir. L’auteur est un idiot frissonnant, aussi mesquin que médiocre. Il vit dans le hasard et dans le risque, déshonoré comme un enfant. Sa vie se réduit à la mélancolie et au ridicule d’un être qui survit dans l’impression d’avoir perdu quelque chose pour toujours. »
Je vous citerais bien aussi tout le Rester vivant de Houellebecq que je viens de donner au Brésil et à Paris, mais c’est un peu plus long. (Sur demande, je l’envoie.)

Bien à vous, passez un bel été !

Yves-Noël Genod, le 12 juillet 2019

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