Friday, July 12, 2019

M erce émoi



Voici une première version. Mais on fera mieux. Je pars sur les routes et je ne connais plus personne pendant dix-quinze jours. Alors voici déjà… D’ailleurs c’est un peu trop long, je crois, 3 561 caractères avec espace et 2 922 sans espace, non ? 
A bientôt, chère Fabienne, 
Yves-Noël 

Merce émoi

Je ne vais pas dire quoi que ce soit d’intéressant sur Merce Cunningham. Ça va pas ? Tout le monde a dit et va dire des choses intéressantes. Mais, moi, mon métier, mon orgueil, c’est de dire des choses inintéressantes. Des choses qui n’ont pas de sens. Alors, comment voulez-vous ? Je sais — mais je ne prétends pas — que ça peut être intelligent de dire des choses inintéressantes. Par exemple, quand c’est Tchekhov qui dit que — eh bien, que la vie n’a pas de sens. Il le dit dans cette pièce de théâtre qui n’est que musique, que neige qui s’appelle Les trois sœurs. Alors, oui, il y a « Merce Cunningham » dans le titre de mon nouveau spectacle. C’est affreux de le remarquer, mais que voulez-vous que je vous dise ? Denise Luccioni — qui me sert de garde-fou, me rattrape — m’assure que « beaucoup de conneries ont été dites sur Merce ». Moi, je trouve que les conneries font partie du corpus. Elle me dit d’ailleurs qu’elle a horreur du mot « spécialiste » — notez que je ne l’ai pas employé à son égard — et qu’elle-même dit des choses un jour, pour se rendre compte ensuite qu’elle aurait pu dire exactement le contraire. Par exemple, moi, j’aime la jeunesse de Merce. Pourquoi pas ? Alors, elle me dit qu’il n’a jamais été jeune, qu’il a toujours été hors d’âge, même jeune, qu’il n’a jamais été « le jeune homme ». Les figures d’étoiles contiennent tout. Si je faisais un spectacle sur Marilyn Monroe, je pourrais tout dire. On a dit que Marilyn prenait sept bains par jour. On a dit qu’elle ne se lavait jamais. Tout peut se soutenir. Les idoles nous sont aussi mystérieuses que cette part de nous-même qui nous pousse à écrire, jouer, danser ou à nous laisser dériver. Au fond, nous ne savons rien de ce qui nous arrime. Nous ne pouvons nous connaître que sous des formes approchées et contradictoires. La seule posture juste concernant Merce serait peut-être de regarder les oiseaux en pensant à lui. Notez que je ne parle de Tchekhov que parce que je viens de finir un spectacle sur Les trois sœurs et que ça ne me gêne pas d’en parler, contrairement au spectacle sur Merce dont je ne ne veux rien savoir ici — et donc, je disais, Tchekhov dit dans une lettre : « il serait temps que les gens qui écrivent, en particulier les artistes, reconnaissent qu'en ce monde on n'y entend goutte ». En particulier les artistes, je souligne. Il écrit ça vers 1900 mais on n’a pas progressé. Rien du tout. Que dalle. Plus tu progresses, moins tu comprends. C’est les astrophysiciens qui le disent. Le cerveau résiste à la compréhension. Paraît. On espère maintenant dans les robots. Il me semble que Merce Cunningham a senti ça, su ça et qu’il l’a dit. Sa danse ludique et métaphysique est sans bruit, sans parole, mécanique. Tchekhov (dans Les trois sœurs) : « Les oiseaux migrateurs, les grues, par exemple, ils volent, ils volent, et quelles que soient les pensées, nobles ou pas, qui leur passent par la tête, ils continueront de voler, sans savoir ni pourquoi ni vers quoi. » Merce dit de la danse qu’elle est « aussi juste et impermanente que la respiration ». Il dit peut-être cela sous l’influence de Duchamp qui, un moment, avait soi-disant renoncer à l’art pour devenir un « respirateur ». Trouver un langage pour la vie, c’est toujours l’idée. Alors je regarde le beau portrait photographique que le festival Echelle Humaine a mis sur son site et je rêve. Rencontrerai-je en rêve Merce ? Ce serait un amour de vacances et nous nous retrouverions en septembre pour un mariage public...

Yves-Noël Genod, le 9 juillet 2019

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