S ouvenir d'une espèce de vitre
« Le souvenir de notre rencontre me renvoie à un autre temps. C’est précisément durant ces semaines-là que mon texte a quitté son état gazeux pour devenir tangible. Il y a d’abord eu cette lecture à Montévidéo, pour Actoral. J’avais rencontré Yves-Noël quelques mois plus tôt à l’atelier des écritures contemporaines de la Cambre, à Bruxelles, il m’avait entendu lire quelques pages de ce manuscrit encore en cours d’écriture et avait proposé à Hubert Colas d’imaginer quelque chose partant de là.
La recherche qui m’a mené jusqu’à Rétine avait déjà donné lieu à diverses tentatives au-delà des bornes du livre en gestation, en faisant déborder ma pratique vers un régime artistique plus étendu, mais l’expérience proposée par Yves-Noël reste fondatrice non seulement car il était parvenu à donner une présence particulière à mes mots, à les baigner de cette sorte de grâce qui le suit dès qu’il est en scène, mais aussi parce que c’était la première fois que le roman était mis en œuvre. Je me souviens de ces après-midi passés à écouter Yves-Noël en train de chasser, dans mes phrases comme dans l’espace, tout ce qui pourrait lui servir de combustible quand il n’y aurait plus que son corps sur une chaise, son visage coloré par un iPad, un halo de lumière venu de l’extérieur, quelques bruits diffus, et puis mon texte. Il faisait très chaud, c’est vrai, la salle tout juste rénovée sentait encore la peinture, l’acoustique semblait étrange, et en parlant d’un entretien de Paul Virilio, décédé quelques jours plus tôt, nous avions senti que nous étions pris au piège d’une espèce de vitre, entre le public et l’écriture, les gradins et Yves-Noël, et que c’était justement là que pouvait émerger un des aspects les plus importants de mon texte, face aux images, aux illusions ou à la distance, d’où le titre retenu pour ces deux soirs de représentation, L’écrit contre l’écran. Bien sûr, entendre le texte dans ces conditions me mettait dans une posture inédite et vertigineuse, je percevais distinctement les longueurs, les raccourcis, les erreurs ou les trouvailles, j’avais tantôt la sensation que des phrases écrites, raturées puis rapiécées se matérialisaient enfin sous mes yeux, tantôt la sensation que tout l’élan venait buter sur une expression malvenue ou un effet trop démonstratif. Je lâchais prise, je voyais tout, je prenais du recul avec ce que cela implique de doutes et d’insatisfactions, mais d’un soir à l’autre et au sein de la centaine de personnes présentes, je discernais des réactions très hétérogènes face aux mêmes situations. Des gens fermaient les yeux, d’autres s’accrochaient très directement aux paragraphes, ou certains riaient parfois, comme toi si mes souvenirs sont bons. Tout ça me plaisait beaucoup, j’aimais ces attitudes dans leurs différences et les espaces d’interprétation qu’ouvrait le texte. Quelque chose était là. »
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