L a Soupe du chien
Ah oui, c’est bien ! J’aurai peut-être même des remarques… (si je continue de jouer au prof). Je n’avais écouté que la tienne, très bien (sur la fille assise à la rambarde) et je viens d’écouter celle de Louis (sur la cathédrale en ruine), très bien, franchement, mais avec néanmoins quelques défauts de pathos (à mon goût que vous connaissez). (Ah, cette froideur-à-l’extérieur, comme elle est nécessaire ! Le monde est, ni horrible ni magnifique, mais est (et n’est pas, peut-on rajouter poétiquement). Il n’a pas de but, c’est ça qu’il faut supporter, pas de sens — relire Voltaire, Candide, ou Kleist, Le tremblement de terre du Chili.) Alors, moi, je suis à Nantes (banlieue ouest) assez démoli par la situation, je dois dire, et surtout par l’approfondissement de la situation qui ne fait et ne va faire que se durcir de jour en jour — aujourd’hui mieux que demain — et qui va durer probablement mois, années voire dizaines d’années, il n’est pas sûr qu’on s’en sorte — on ne sait rien faire, l’être humain ne sait rien faire et il faut déjà dégager le terrain... Nous étions imparfaits, certes… Mais, enfin, bon, je ne vais pas me plaindre — n’est-ce pas l’occasion, une occasion unique de VIVRE tel que je le préconise dans le travail ? (Je m’encourage moi-même !) Mon Dieu, oui ! mais comme tout est lent, engoncé. Je sors, j’ai peur de la police. J’en suis là ! J’en suis là ! Un exemple de lenteur, c’est que j’ai rêvé de toi il y a deux jours, je crois (c’est-à-dire deux siècles ?), que j’ai transcrit ce rêve au réveil et que je ne te l’envoie que maintenant. Où es-tu confinée, toi ? Où sont les autres ?
Le rêve :
J’ai rêvé que tu réussissais une partie très difficile — qui n’existe pas dans le texte. Bon, c’était après avoir beaucoup insisté et même gueulé. Ce que je ne fais pas dans la vie du travail réel, n’est-ce pas ? mais, dans les rêves, on se « lâche »… Bref, un tyran. J’insistais, je gueulais à l’ancienne, mais, ensuite, tu as réussi une chose vraiment inouïe, un « lâcher-prise » comme « revenu de tout », extrêmement libéré, anonyme et, oui, c’est l’expression, « revenu de tout », bref, inoubliable (même à travers l'écran du rêve). Parlant de « tout » — et — d’une manière neuve, c’est-à-dire avec la voix, les yeux, la présence vivante, comme retournée comme un gant, etc., bien avant les mots.
Tu réussissais à saisir toute l’énergie papillonnante du groupe (un peu comme un permanent pépiement, remuement d’oiseaux ou de bêtes domestiquées) et sans perdre cette même fréquence — de jeter ce morceau de texte, passage difficile parce que puissant en tant que révélateur (c’est ce que j’ai écrit quand j’ai transcris ce rêve au réveil, je ne sais pas trop ce que ça veut dire). Il fallait que l’inconscient de l’actrice, ton inconscient soit d’accord pour s’ouvrir dans une ouverture similaire à l’ouverture, qu’on percevait dans ce passage, de l’inconscient de l’auteur qui, lui, l'avait accepté et avait réussi à mettre à jour, à laisser parler. Donc il fallait dépasser une première résistance, celle de ne pas vouloir montrer cet état des choses, son inconscient — ce qui n’est pas l’inconscient du personnage souvent montré dans des films trop légers, trop joués, trop franchouillards, comme celui que j’avais regardé avant de m’endormir sur Arte (Vénus beauté, décevant, j’ai trouvé, mais, finalement, travaillé par le rêve, il m’en ait resté quelque chose). Le passage difficile que tu faisais ressemblait sans doute plus à un Dostoïevski imaginaire (puisque je l’ai peu lu) qu’à un Tchekhov (à cause du « psychologique ») et tu réussissais, dans la bonne version finale, celle juste avant que je me réveille et juste avant que Salomé et un acteur noir inconnu ne te coupent malencontreusement pour prendre le relai, mais trop tôt, comme c’est souvent arrivé, tu réussissais même à mettre le mot « César » à la place d’un autre mot, « récompense » ou je ne sais quoi, sans changer le sens, donc tu vois, ça brassait quand même assez large ! J’avais passé deux bonnes heures avec toi, la matinée — je pensais que j’allais le faire travailler, ce passage, aussi à Salomé, qu’on allait prendre la journée pour ça, c’était important, mais quand même pas avec l’acteur noir puisqu’il « ne faisait pas partie du groupe » (c’était seulement un de vos copains passé mettre son grain de sel). Je me suis réveillé pour t’écrire ça et la coiffeuse réveillée depuis perpète, elle, à qui je dis habituellement, faussement étonné : « Tu es déjà réveillée ? » (ça la fait rire), mais, là, à qui j’avais dit : « Ne me parle pas, il faut que j’écrive quelque chose », tout d’un coup, déjà trop long pour elle : « Eh ben, dis donc, tu écris un roman ! » (qui, elle, ne rêve jamais) (et dort rarement, la pauvre, tandis que moi, à ses côtés, je dors en rêvant bien souvent, donc d’un sommeil léger — et heureux.)
Oh, by the way, je ne résiste pas à te donner un truc sur lequel je suis tombé, une impro virtuose de notre amie Barbara, la chanteuse-sourire, la chanteuse juive. Elle était capable de choses comme ça dans ses concerts, de tout d’un coup partir dans des choses d’un humour invraisemblable, surtout par rapport à ses chansons. J’ai appris aussi dans un petit reportage sur lequel je suis tombé, d’une châtelaine d'un château dans lequel elle avait vécu toute jeune avec un premier amant et un piano sur lequel elle s’entraînait sans cesse, qu’elle était toujours très drôle et qu’elle faisait « beaucoup de bêtises ». On demande à la vieille châtelaine de donner un exemple et elle dit que Barbara arrivait parfois en disant : « J’ai faim, j’ai faim ! » et qu’elle se jetait sur la soupe du chien dont elle lapait quelques gorgées. J’adore ça. Les génies sont capables de tout. Soyons capables de tout !
Je t’embrasse ainsi que tout le monde (tu peux transmettre ce mot à tous),
Yves-Noël
Labels: correspondance rennes
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