E ncore du papier
Mes chers amis, comment se fait-il que je ne sois pas complètement à vous écrire, à vous encourager comme je l’ai fait jusqu’à maintenant ? — puisque ça me passionne ! — de vous parler ! Dites-moi pourquoi je suis si distrait par ce que d’autres ont nommé les « passions tristes » de ce que j’imagine l’« époque » — mais qui n’est qu’une vue de l’esprit, on lui donne tant, à l’époque ! C’est un problème de cerveau et de santé physique, de vieillerie que vous n’avez pas. Je suis d’une autre époque, mais je suis très content que nous soyons encore programmés à jouer cette pièce que nous avons inventée à partir de la nouvelle de Tchekhov… Alors, que vous dire aujourd’hui pour demain ? Toutes les citations que je recopie de mes lectures ou de la radio sont pour vous, toujours, mais il y en a tant, en-veux-tu-en-voilà (comme disait Duras de la salade : « de la salade en-veux-tu-en-voilà » ) et je ne veux pas vous assommer. (Restez vivants !)
Pensez bien à la partie où Lyssévitch, l’avocat, dit qu’il voudrait une littérature qui enseigne à s’échapper de la prison. Vous êtes jeunes et Valentin, d’ailleurs, me rappelle ces belles phrases d’un auteur que je ne lis pas trop, Rilke : « Vous êtes si jeune, en quelque sorte avant tout début, et je voudrais, aussi bien que je le puis, vous prier, Monsieur, d’être patient à l’égard de tout ce qui dans votre cœur est encore irrésolu, et de tenter d’aimer les questions elles-mêmes comme des pièces closes et comme des livres écrits dans une langue fort étrangère. Ne cherchez pas pour l’instant des réponses, qui ne sauraient vous être données car vous ne seriez pas en mesure de les vivre. Or il s’agit précisément de tout vivre. Vivez maintenant les questions », c’est très beau, « tout vivre. Vivez maintenant les questions » —, mais, je peux vous dire, du haut de l’escabeau de mes quelques réponses que c’est très profond, ce qui est abordé là, en douce, par Tchekhov, à travers Lyssévitch. (J’y ai repensé en lisant la nouvelle pièce de Peter Handke, Les innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale (quel titre ! Il n'y a que lui pour oser).) Il faut qu’on l’entende au présent — d’ailleurs, vous savez (je sais que je me répète) que tout ce que vous pouvez faire entendre au présent — et peut-être même tout —, signera l’intelligence de ce spectacle. Ce qui doit faire se demander au spectateur (lui aussi au présent) (comme Dominique Issermann me l’avait demandé après avoir vu la pièce) si nous n'avons pas mélangé du texte moderne à celui de Tchekhov. N’est-ce pas ? pas en surface, pas en blagues, mais — on peut se le permette avec Tchekhov parce que, lui, il est réellement là, vivant dans son écriture — mais, vous, en vivant vraiment sur le plateau. Vous savez. Bien entendu une tendance massive de l’« art », sans doute le plus mauvais, on dira, certes, mais le plus envahissant, celui qui ne quitte pas le domaine de l’« opinion », celui qui occupe le terrain parce qu'il gueule (visiblement aussi à la fin du XIXème siècle donc, ce qui rassure !) (mais, évidemment, c’est à toutes les époques) est de caricaturer le monde comme un cauchemar, aux inégalités insupportables, aux catastrophes annoncées, l’envahissements de la peur, les victimes larmoyantes, aigries, violentes — hors, comme dit Lyssévitch : « je préférerais un art qui enseignerait à s’évader de la prison ». C’est ce que tente, à contre-courant (même s’il a reçu le Nobel), Peter Handke pour qui les livres doivent être des « champs de paix », non pas des « champs de bataille » — ou Nabokov l’immense, autre genre, pour qui les livres sont des enchantements, des espaces de contes de fées. Mais je me répète toujours. Je suis condamné maintenant à répéter des notes que je vous ai déjà faites. C’est pour qu’il y ait contact encore — puisque je ne suis pas capable (comme Peter Handke) du salut seul, il faut qu’il y ait le salut suivi d’un message. Hors le message est le salut, de même que le talent est le sourire (le si difficile sourire, parfois). Tout cela, vous le savez, n’est donc qu’un prétexte pour vous encourager, très maladroitement, à ne pas vous entraver par le jeu des questions et des réponses, le jeu très localisé de l’opinion. Comme disait mon prof de danse classique l'autre jour (cette fois, je le recopie du bon carnet) : « Si vous êtes intelligents, vous avez forcément des incertitudes — et on ne veut pas les montrer ! » Vous aussi, acceptez le jeu de votre intelligence, ne pas savoir (et ne pas le montrer).
Sur l’imaginaire, Peter Handke dit : « Tout est illusion, mais, les illusions, heureusement, ça existe, c’est matériel aussi. Peut-être le matériel le plus vaste, c’est l’illusion. C’est pas rien, c’est une autre instance. C’est une troisième personne ». (Il y a je et tu, et puis il y a l’imaginaire qui est comme une troisième personne dans ce dialogue, c'est ce que je comprends.)
Je recopie aussi pour vous quelque chose (toujours de ces quelques entretiens à la radio de Peter Handke à l’occasion des représentations de sa pièce) qui confirme encore (si besoin était) la « dissociation » que je vous ai proposée tout au long de notre travail : « mais j’ai commencé seulement à écrire quand j’ai laissé tombé tout l’expressionnisme, quand l’écriture est devenue absolument calme mais en même temps tremblante, mais, ça, c’était un peu plus tard, j’avais quand même vingt-deux ans, où j’ai réalisé qu’il faut pas l’expressionnisme ; il faut que je reste calme et ça tremble en même temps, l’écriture, que je tremble — où l’écriture, où celui qui lit ressent quand même un tremblement calme. — C’est quoi un tremblement calme ? un ébranlement ?— Je sais pas, c’est un oxymore. — un ébranlement ? — C’est un oxymore, comme on dit, non ? Oui, pour écrire d’une manière calme il faut être bouleversé. Ou, en même temps, même, parfois, ça accompagne l’écriture, le mouvement de l’écriture calme est accompagné par un mouvement inouï parfois, mais il faut pas trop laisser sentir. Là, je suis vraiment les traces de Gustave Flaubert. Il faut rythmer d’une manière froide, parce que, si on tremble, on a la chance de retrouver le calme : le calme qui est là tout de suite si vous vous mettez à la table. Le calme qui n’est pas inébranlable, c’est pas un vrai calme. Le calme de l’écriture, c’est un calme universel qui a traversé vraiment pas mal de mouvements — comme la musique, je crois. » Handke dit un peu plus loin : « Il y a quelques moments où on peut se laisser aller, aussi, il y a des phrases complètement, comment dire, anodines ; parfois c’est le plus grand bonheur si on arrive à un moment où on peut écrire dix phrases qui signifient rien du tout, il y a que le temps qui passe, il pleut, il y a un papier qui bouge avec le vent dans la rue pendant la nuit et, ça, c’est magnifique, mais on ne peut pas faire sans arrêt comme ça. […] Maintenant si ça arrive, c’est comme une grâce, quelques phrases où il se passe absolument rien du tout, il y a des lacets qui s’ouvrent en marchant, et on s’appuie vers les lacets et on les refait, et tout à coup il commence à neiger, je sais pas, il y a le bruit d’un vélo, etc. » Vous voyez où je voulais en venir (« il commence à neiger »). Oh, il dit aussi — mais ça n’a pas de fin, notre conversation — : « Ah, il faut faire semblant, oui ; c’est déjà héroïque, de faire semblant (parfois). »
« Pourquoi est-elle morale, l’écriture de Handke selon vous, Georges-Arthur Goldschmidt ?
— Parce qu’elle rend au lecteur son enthousiasme de la perception. Le monde est beau, aussi paradoxal et invraisemblable que ça paraisse. Le monde qu’il décrit est à la fois terrifiant et magnifique. Je crois que c’est ça. ». Ceci s’applique exactement aussi à Tchekhov. vous le reconnaissez. Tout est révision. Nous avons fini le programme de l’année et, maintenant, révision.
Après avoir (dans cet entretien radiophonique) parler un peu de Tolstoï, Dostoïevski et de Tchekhov, Peter Handke dit : « Mais c’était la grande époque de la littérature épique, c’était vraiment le XIXème siècle en Russie »
Et voici un très beau poème de Tomas Tranströmer aussi cité dans une émission (lui aussi, prix Nobel, je vous en ai sûrement un peu parlé) qui ne devrait pas ne pas vous aider :
« Au milieu de l’immense église romane,
les touristes se pressaient dans la pénombre.
Une voûte s’ouvrait sur une voûte, et aucune vue d’ensemble.
La flamme de quelques cierges tremblotait ça et là.
Un ange sans visage m’enlaça
et me murmura par tout le corps :
« N’aie pas honte d’être homme, sois-en fier !
Car en toi, une voûte s’ouvre sur une voûte, jusqu’à l’infini.
Jamais tu ne seras parfait, et c’est très bien ainsi. »
Aveuglé par mes larmes,
je fus poussé sur la piazza qui bouillait de lumière
en même temps que Mr et Mrs Jones, Monsieur Tanaka et la Signora Sabatini
et en eux, une voûte s’ouvrait sur une voûte, jusqu’à l’infini. »
Voici comme Vladimir Nabokov parlait à sa femme (dans une lettre) : « Tu es entrée dans ma vie, non comme on rend une visite, mais comme on arrive dans un royaume où toutes les rivières attendaient ton reflet et toutes les routes, tes pas. » C’est comme ça, c’est ce qu’il faut dire, c’est comme ça qu’il faut parler, exactement, et même et surtout sans les mots, pas seulement à son amour, mais à chaque personne du public. « Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous », disait la chanteuse-sourire…
Que la paix soit avec vous !
Yves-Noël
Labels: correspondance rennes
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