L e Courage
« Dans son Traité des Vertus, il occupe une place à part comme s’il était la valeur pivot de l’engagement. Ce « il », c’est le courage. Jankélévitch en a fait la vertu cardinale par excellence, autrement dit celle qui rend possible les autres vertus. Vous voulez être juste ? Il faudra être courageux. Vous voulez aimer ? Il faudra aussi être courageux. Si le courage est si déterminant chez le philosophe, c’est parce qu’il détient la clé du sujet. Sans lui, il n'y a pas de sujet, il n’y a qu’un « on », qu’une modalité anonyme de soi-même : le on qui n’est personne, qui n’assume rien, qui ne prend pas ses responsabilités, le on de la lâcheté, de l’indifférence, du « à quoi bon ? » Pour qu’il y ait un je, il faut le courage. Cela donne, en langage jankélévitchien, le « cogito du courage » qui est la vérité du « cogito moral ». Pour que le sujet advienne, qu’il ne soit pas l’enveloppe superficielle d’un corps, il faut en passer par l’acte, le fait d’agir séance tenante et, dès lors, oui, l’on verra un petit bout de son sujet surgir. C’est parce que je suis courageux, parce que je fais preuve de courage, alors même que j’ai peur, alors même que je puis être découragé, c’est ainsi et seulement ainsi que j'adviens en tant que sujet. Dans la vie de tous les jours et notamment dans la vie bureaucratique, celle qui ne se soucie guère de l’irremplaçabilité des individus, peu importe que ce soit Pierre, Paul ou Jacques qui fasse ce qui doit être fait, l’essentiel est que la chose soit faite. Mais dans la morale de Jankélévitch, rien de tel. L’essentiel est que cette chose qu’il faut faire, ce soit moi qui la fasse. Nous ne sommes pas interchangeables. Si nous l’étions, nous passerions à côté même de l’idée de morale et de responsabilité — et de l’idée même de subjectivité.
« Peu importe que la chose soit faite, si c’est par un autre ; peu importe que la mission soit remplie si j’ai manqué à mon devoir, si ce n’est pas moi qui ai accompli cette tâche. »
Cette chose qu’il faut faire, c’est moi qui doit la faire. Et Jankélévitch rajoute l’une des vérités les plus déconcertantes liée au courage, à savoir : ce qui est fait, reste à faire. Autrement dit : il n’y a pas de capitalisation possible pour le courage. Il n’y a pas un moment où le sujet puisse se reposer et se contenter de ce qu’il a fait. On ne conjugue pas le courage au passé, c’est toujours au présent. On ne peut donc se définir comme courageux. On ne peut que l’être, à l’instant t, séance tenante, et ensuite retourner à sa modestie et à sa vigilance. Ce qui est fait reste à faire. Et voilà pourquoi sans doute le courage manque de séduction pour la modernité qui aime tant la rentabilité, le retour sur investissement, la rente. Là, il n’y a aucun profit, le courage ne donne droit à rien — ou plutôt à ce presque-rien qui est le sujet et qui sans le courage disparaît inéluctablement. Ce presque-rien du sujet si intangible et si précieux parce qu’il sauve l’âme de chacun d’entre nous lorsqu’il a lieu, parce qu’il sauve ce que les Grecs appelaient la « cité ». C’est parce que les individus assument leur caractère irremplaçable qu’ils édifient cette cité où la fuite de la morale s’arrête enfin. »
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