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Wednesday, February 28, 2024

L 'Etranger


Ma mère est morte dans l’après-midi du 21 février. Elle avait fait un malaise après le déjeuner, on l’a envoyé aux urgences, on a appelé mon frère qui m’a appelé. Je me suis inquiétée de l’attente aux urgences, qu’elle ne vive pas ce que le père de Philippe Duke a subi et qu’il a bien décrit sur IG (72h dans un couloir des urgences sans qu’on puisse ni le sortir de là ni être avec lui). Un peu plus tard, le médecin a appelé (mon frère qui m’a appelé) pour dire que c’était la fin, pour demander s’il fallait la mettre sous machine pour la maintenir en vie ou simplement l’accompagner à mourir par un soin de confort. Et pour nous aider à faire ce choix, le médecin a dit : « Pour ma propre mère, je ne le ferais pas » (de la maintenir sous machine) « Pas dans son état » (Alzheimer). On a essayé, mon frère et moi, calmement de faire le tour de la question, de peser le pour et le contre, de « réaliser » ; dans mon cas, c’était un peu plus difficile que pour mon frère (je le sentais) car je n’avais pas eu le médecin au tél. Mon frère m’a rappelé que, pour mon père, on avait eu peur de l’« acharnement thérapeutique ». C’est vrai. L’argument a fait mouche. Je craignais, je crains (comme Marcel Proust) l’acharnement thérapeutique, même si, de la mort officielle, sont ressortis plusieurs exemples, le père de Philippe Duke récemment, Marguerite Duras... J’ai donc été obligée de dire que j’étais d’accord pour ne pas la mettre sous machine. Mon frère avait souhaité venir la voir avant sa mort, le médecin avait dit : « Vous n’arriverez pas à temps ». Quelques dizaines de secondes plus tard, mon frère m’a rappelé pour me dire que, la question ne se posait plus, notre mère était morte. Le dilemme. La réflexion même rapide. Notre mère était morte. D’autres questions, d’autres réflexions rapides allaient s’enchaîner, crémation (mon frère est pour) ou enterrement (je suis pour), etc. Ce n’était pas la peine de se dépêcher pour venir le jour-même a dit le médecin, le lendemain suffisait, il n'allait plus rien se passer aujourd’hui. J’ai pensé assez immédiatement à la phrase d'Albert Camus : « Aujourd’hui maman est morte », j’ai aussi pensé — en tout cas, maintenant j’y pense — à plein de choses confuses de mon enfance, des images échevelées de bord de lac, de décalage, une tante, un lieu où j’aimais bien allé, où j’étais plus conscient, plus éloigné du malheur de la cellule familiale. Ce lac aussi qu’il fallait longtemps longer en voiture sur une route étroite et sinueuse, prise dans la falaise où j’avais senti ma grand-mère collée à moi psalmodier en presque silence et où j’avais pensé, j’étais jeune encore, qu’il faudrait l’enregistrer, l’interviewer et l’enregistrer avant qu’elle meurt parce qu’avec elle tout un monde ou même des mondes au pluriel disparaîtraient, c’était une chose, un bon projet de ma vie, une chose « bien », mais je ne l’avais pas fait (et d’ailleurs peut-être que j’en avais déjà conscience en y pensant), je n’avais pas enregistrer ma grand-mère avant qu’elle meurt, ma grand-mère à qui je ne parlais pas… « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Le 21 février, à 15h15, nous a-t-on dit à l’hôpital, c’est la première chose que j’ai notée, l’horaire. Puis j’ai noté l’énumération de ses noms, Jeanne Marguerite Moalic. Je ne savais pas pour « Marguerite ». Et puis c’était écrit sur un panonceau posé sur le bureau : « VOUS ETES ACCUEILLI PAR FABRICE GREMY AGENT AMPHITHEATRE ». Et puis donc Fabrice Gremy — qui avait une tête à se promener dans le marais à des horaires très tardifs — nous a demandé si on voulait la voir ou si on ne voulait pas plutôt « attendre qu’elle soit plus jolie, qu’elle soit habillée, tout ça… » Je lui ai demandé ce que voulait dire « agent amphithéâtre » et Fabrice Gremy m’a répondu et, ça aussi, je l’ai noté : « A une époque les cours sur la mort se faisait dans las amphithéâtre et la personne qui amenait les corps dans l’amphithéâtre s’appelait « l’agent amphithéâtre » Un temps et comme c’était tout, j’ai dit : « — Et c’est resté ? — Et c’est resté ». Nous étions au « service mortuaire ». J’ai relu (je les relis maintenant) les premières pages de L’ETRANGER que j’ai trouvées sur le Net. C’est la même histoire, rien à redire. La phrase : « On n’a qu’une mère » a été prononcée plus d’une fois. On s’est dépêché avec mon frère de tout faire, on pensait qu’on avait beaucoup de choses à faire, trouver des pompes-funèbres, organiser les funérailles, déménager la chambre de la maison de retraite, la banque, etc., mais à la fin, on était bien en avance, on n’avait plus rien à faire, ça nous a étonné, alors ça a été comme le médecin l’avait dit la veille : « Il ne se passera rien de plus ». A la maison de retraite, Denise que, dans la précipitation, j’ai quand même saluée a réussi presque à me faire rire en me disant que sa mère à elle non plus n'allait pas bien, que le médecin lui avait fait comprendre que  « c’était  la fin ». « On n’a qu’une mère », etc. J’ai dit à mon frère quand tout fut fini (la journée) qu’il faudrait que je revienne à la maison de retraite pour remercier tout le monde de l’attention donnée à ma mère pendant ces 2 années merveilleuses, en fait, oui : ces 2 années merveilleuses, j’aurais voulu revenir, j’aurais voulu rester comme je le voulais souvent lors de mes visites : moi aussi y être, être là. Le mot « condoléances » prononcé quand je passe même par la femme jusque-là méchante...




Ma mère a vécu toute une vie, une vie entière dont nous avons un peu l’idée, le développement dans la tête, mon frère et moi ; en tout cas, par fragments. Les périodes, les évènements marquants, ce qui a été raconté, parfois mille fois, par elle-même, notre mère, son enfance, la famille, la guerre, l'après-guerre, sa jeunesse — ou, par les photos, nos enfances petites — et la vie amoureuse avec notre père que nous imaginions, que nous connaissons. Et puis ce mélange de leur pauvre vie à eux avec nos pauvres vies à nous — et puis des choses que nous ignorions, leur vie au-dehors, la vie professionnelle, amicale, la vie autre, métaphysique… Et ce que nous savons aussi, la honte de la mort de notre sœur, par exemple. Etc. 


Mais je dois dire que, dans mon cas, la vie de cette femme Jeannette Genod s’est relativisée et épanouie pendant les deux années qu’elle a vécu à la maison de retraite Le Bon Repos, de plus en plus atteinte par la maladie d’Alzheimer. Ou bien est-ce ma vie avec elle qui s’est, grâce à cette maladie, relativisée et épanouie. Je l’ai rencontrée à ce moment-là, dans ce monument d’oubli qui se construisait. J’ai beaucoup, beaucoup, beaucoup aimé venir au Bon Repos une semaine par mois, le souvenir et les textes que j'en ai écrit en témoignent. J’ai rencontré ma mère dans une profonde gentillesse, démunie bien sûr, disponible à l’être, simplement vivante, vivante et s’approchant de la mort. La mort surgit au coin de la rue, mais tant qu’elle n’a pas surgi, c’est le jardin du Temps, c’est ensemble. Ce jardin, pour nous, c’était le square Simone Veil, anciennement des Quinconces, c’est là que nous étions parfois complètement seuls, complètements libres, émerveillés, à regarder la vie en face, la vie dans le temps. Je crois que ma mère expérimentait une profonde dépossession d’elle-même. Cette dépossession si désirable. Se quitter soi-même. En devenant « dernière », elle devenait « première » — comme il est dit, n'est-ce pas, dans l'Evangile. Il y a une chose qui l'amusait, par exemple, c'est quand elle me demandait : « Pourrais-tu me donner des nouvelles de ta maman ? Tu as bien une maman ? » — et que je surjouais l'air ébahi pour lui répondre




Et, ma mère, quand elle me dit : « Je t’aime beaucoup », pourquoi ne pas la croire ? 

Je caressais un livre sans couverture — c’était du Ronsard — en écoutant Lana Del Rey, BORN TO DIE

« We were born to die »

Tout est dit absolument 


« Redonne la clarté

A mes tenebres,

Remets en liberté

Mes jours funebres.


Amour sois le support

De ma pensée,

Et guide à meilleur port

Ma nef cassée. »

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