Je me réveille, j’ai la fin d’un texte que je croyais avoir écrit. Le temps d'aller pisser, de boire un peu, de passer une chemise et une veste (et des manchons pour les poignets), d’allumer l'ordi avec ce fichu mot de passe, je l’ai bien sûr oublié, le texte, car il n’existe pas, il a disparu, il me reste la toute fin mais reliée à rien : « mais elle en remplace une autre qui en remplace une autre » (de cela seul je suis sûr, le reste, les circonstances, se perd…)
RV est en dépression depuis 30 ans. Je demande à l’une de ses sœurs ce qu’il a. « Il n’a rien, en fait. Emmanuelle (le médecin de la famille) lui a fait tous les examens, elle ne lui a rien trouvé. Il est resté longtemps à l’hôpital, 2 mois au moins ». L’année dernière, il s’est fait attaquer par des « loubards », il a été « laissé pour mort » devant chez lui. Aucun mobile, rien n’a été volé. « La violence pure. » C’est à la suite de ça qu’Emmanuelle l’a fait hospitalisé à Brest, dans son service. Il voulait mourir, il se laissait mourir, il disait : « Je suis prêt ». Il ne mangeait plus. Il tombait, il ne se relevait plus. Quand je vais lui rendre visite, la journée est splendide, c’est peu de le dire. Il ne paraît pas surpris (mais j’apprends un peu plus tard qu’Elysabeth l’a prévenu). Il parle avec quelqu’un. C’est l’un de ses voisins qui lui a taillé la haie et qui lui propose d’aller prendre un café. Mais j’ai la priorité. Il ne me fait pas entrer, mais passe un assez long moment devant moi à enfiler ses sandales en plastique, comme le temps de mettre les choses en ordre, et puis, toujours sans trop de mots, il m’entraîne quelque part. On passe dans des sentiers parmi des maisons parfois neuves, on passe devant un cimetière. On arrive au port. Je propose alors qu’on prenne un verre à une terrasse, mais ce n’est pas le moment, il m’entraîne plus loin, il veut me montrer la splendeur de la baie. On passe devant la coopérative maritime, l’immense crêperie jaune moutarde qui « n’ouvre qu’un mois dans l’année », s’amuse-t-il. Il a commencé à parler, beaucoup, agréablement. On arrive devant l’immense ancre exposée de l’Amoco Cadiz devant laquelle les gens se photographient. C’est là qu’a eu lieu la marée noire la plus épouvantable du siècle, en 1978, je lui rappelle la blague de Coluche qui jouait le ministre du tourisme : « J’affirme que les plages bretonnes seront entièrement nettoyées pour l’été. D’ailleurs, j’irai moi-même passer mes vacances à Ploumazout et Trégasoil ». On rit de nouveau. C’est curieux comme une blague peut traverser les décennies. Au retour, on s’arrête à une terrasse et on sirote un Orangina pour moi et, pour lui, une Plancoët pétillante avec une rondelle de citron. Je suis pressée de rentrer. Je voudrais encore, dans cette journée, en avoir une autre, plusieurs autres. Il voudrait me retenir. Il est content, amusé de ma visite parce que, dit-il, « personne ne vient jamais me voir ». Il n’a plus de voiture. Je lui demande comment il fait pour les courses. Il me répond qu’une voisine l’emmène une fois par semaine au supermarché. Il vit dans une petite maison (mais une maison !) HLM, un logement social. C’est pour ça qu’il se retrouve à Portsall, il a été placé là parce qu’il y avait de la place. Sa famille a essayé de le rapprocher, mais sans résultat car il n’est pas prioritaire puisque il a déjà un endroit. L’endroit qu’il me montre est le plus beau du monde, les îles, les îlots, la transparence, les algues magnifiques qui se déploient comme des chevelures, les sables très blancs, le bleu, les oiseaux… Mais il m’assure que l’hiver, c’est autre chose, il n’y a personne. L’hiver, il veut mourir. L’hiver toute la Bretagne veut mourir. Ce n’est pas qu’il fasse froid, c’est qu’il ne fait « rien ». Le paradis est effacé. Un poème d’Emily Dickinson pourrait seul rendre l’horreur de ses « winter afternoons » ; j'en ai toujours avec moi
C’est toujours caricatural, ce qu’on écrit sur les autres ou sur soi-même. La réalité est toujours plus douce qu’on ne le raconte. C’est pour ça que ce n’est pas extraordinaire d’écrire. C’est-à-dire, ce qu’il serait seul possible, c’est la poésie. Mais c’est rare, la poésie. Si j’en crois France Culture qui me parvient parfois dans la voiture, la poésie n’est pas au rendez-vous de ce qui se publie à la rentrée.
Sentir comme Peter Handke, se sentir en train de sentir le monde, le vrai monde, pas celui des parlottes France Culture, non, le monde tellurique et végétal et animal, celui qui vit en même temps que soi. Et les passés, les strates, en même temps que le présent et l'éventuel futur. C’est cela, peut-être, écrire. Tout le reste… « Tout est vrai dans mon roman ! » Tu parles. Pauvre type. J’écoute ces émissions de France Cul et je me dis : ces hommes ont tellement tellement besoin d’être reconnus socialement, tout est sur du vide, désespérés, en fait. La conversation avec RV aussi est sur du vide, désespérée, mais, comme je disais, la réalité est toujours meilleure que ce qu’on en raconte.
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