Thursday, June 14, 2007

Critique de Florent Delval

Yves-Noël Genod
Le Dispariteur



Il serait intéressant d'analyser avec le recul le recours à l'obscurité et à la pénombre dans la danse ces dernières années. Nombreux sont les chorégraphes qui se sont ingéniés par là à troubler la perception du spectateur : Meg Stuart, William Forsythe, Christian Rizzo, Gilles Jobin... Presque un lieu commun. La raison économique est évidente ; les budgets restreints de la création contemporaine favorisent l'utilisation de ce subterfuge.
En outre, cela instaure un rapport ambigu au spectaculaire lui-même. Un moyen rudimentaire qui évite tout déballage, mais qui aiguise les sens du spectateur, actualisant sa présence. Le public n'est plus le lieu de la réception de signes émis mais celui où s'élabore la perception, qui s'érige à partir de ce qu'on fait mine de lui cacher. Paradoxalement, ce processus d'étrangéification, où le public s'investit, n'est pas celle de la didactique brechtienne, mais plutôt celle de l'hypnose car le moindre frémissement dans sa rareté provoque l'émerveillement. Le noir est par ailleurs le terreau de base du spectacle (vivant ou cinématographique) : quand le noir se laisse voir, le spectacle commence.
Yves-Noël Genod est peut-être celui qui incarne le mieux ces paradoxes, du spectaculaire et de l'argent, lui dont les spectacles vite torchés, fauchés, incarnent les fantasmes à moitié assumés de show-business, de télé, de variétés, de comédies musicales. Yves-Noël, qui aime numéroter ses spectacles (le dixième en deux ans et demi) fait partie de ces artistes qui n'ont que la quantité pour survivre... On ne saurait dire encore s'il a la trempe d'un Fassbinder ou d'un Mocky... mais c'est une oeuvre qui se construit sur l'accumulation, scories et moments de grâces enchevêtrés. Chaque spectacle porte en lui les traces de sa naissance contrariée.
Le spectacle commence, la lumière s'éteint. Non pas seulement côté public, mais dans toute la salle, créant un espace homogène. Attention, c'est le grand frisson de la fête foraine... Un noir d'encre, sans lumière verte de sortie comme balise. Un geste anodin (un deux trois j'appuie sur l'interrupteur), mais pas si innocent. On songe aux quelques instants de noir de No Paraderan de Berrettini et au scandale provoqué.
La majeure partie du Dispariteur se déroule donc dans le noir absolu. Un montage de musiques populaires, un sketch un peu faisandé, des fracas hérissants comme autant de bruitages de dramatique radio ou de train fantôme. L'effet est toutefois démultiplié par le vide abyssal auquel on ne s'accommode que peu à peu : l'absence de repères visuels démultiplie le poids des silences ; le chant a capella de Jonathan Capdevielle désosse une à une les chansons de Polnareff, Berger, Jackson, leur conférant une présence fantomatique... mais surtout cela ne serait rien sans la présence des perfomers qui est perceptible même dans le silence, au travers de leur déplacement furtif. Un écho inversé de la pièce de Claudia Triozzi, Opera's Shadows créé plus ou moins en même temps : preuve qu'il y a quelque chose d'important à questionner par là.
Puis la lumière s'allume, et laisse place à un étrange ballet d'errances qui n'est pas sans rappeler la manière dont certains films de Garrel s'autodétruisent en bout de course… Le petit chevalier (tiré de La cicatrice intérieure) d'ailleurs repris dans le grand mix de la première partie. Nicolas Moulin disserte sur les chiens, comme dans un roman d'anticipation seventies. On assiste en somnambule aux trajectoires de cette troupe de revenants, aux corps hétéroclites (notamment un enfant).
De par leurs hésitations, leur désir impossible de faire spectacle, comme de par leur quelques moments de fulgurances les spectacles d'Yves-Noël sont sûrement l'un des exemples les plus réussis d'interactions entre des corps construits, autrement dit des corps de performers, et des corps ordinaires. Cette dichotomie, cette binarité, Yves-Noël les a déjà dépassées depuis longtemps en collaborant avec les plus improbables olibrius, étoiles de demain ou musiciens du métro. Plutôt que de poser la question comme beaucoup le font avant de s'y casser les dents, Yves-Noël passe outre la rendant absolument caduque et arrive à trouver la pertinence dans des problématiques et des figures peu évidentes.



Florent Delval (critique parue sur le site de "Mouvement").

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